Chapitre 9 : Broken Face, Broken Dreams
Devin était un homme tranquille. Tout du moins, il s'était assagi avec l'âge. Il avait fait partie des Gardes Nationaux qui avaient gardé les frontières au Mexique en 1916 et étaient partis en France pour participer à la guerre contre Guillaume II.
Il approchait de ses trente-cinq ans mais son visage n'était plus marqué par les années. Le matin il se levait, se lavait méticuleusement la face avec une petite éponge, avalait un café avec du whisky et allait directement traire les vaches et vérifier si le poulailler avait tenu une nuit de plus sans attaque de renard ou de pékan.
Puis il rentrait prendre le petit déjeuner avant de retourner à la ferme, s'occuper des vaches, mettre le lait dans les pots, récupérer les œufs, nourrir tous les animaux, puis il partait pour les champs de pommes de terre.
Comme la ferme était grande, il avait embauché un ancien ami, Samuel, qui avait été jeté dehors par son propriétaire dans l'Arkansas, comme beaucoup de travailleurs depuis le début de la Crise. Devin devait tout le temps le surveiller. Il n'était pas au fait de la manière de gérer une ferme, n'ayant jamais eu que l'abattage des cochons comme gagne-pain.
Il marchait gauchement, à cause d'une ancienne blessure au genou, et avait du mal à traire les vaches avec ses mains qui tremblaient constamment.
Les deux amis pouvaient passer des journées entières sans dire un mot. Ils étaient tous les deux immenses et larges d'épaules. A part l'entretien de la ferme, les animaux et les champs, ils ne se souciaient de rien. Devin avait encore deux frères et une sœur pour s'occuper du reste.
Lui et Samuel ne passaient pour ainsi dire jamais en ville. Ils apparaissaient rapidement pour les enterrements, seuls événements où leur présence funeste était tolérée. On ne voulait pas les avoir dans l'assemblée aux mariages et aux baptêmes. Tels deux corbeaux au fond des champs, ils restaient à distance et ne s'approchaient de la civilisation que lorsque personne n'était là pour les voir, comme si leur vie n'était elle-même qu'un larcin.
En réalité, si on ne voulait pas les fréquenter trop souvent, s'ils ne trouvaient pas de femmes, et s'ils ne pouvaient s'occuper d'autre chose que de la ferme, c'était pour une raison très simple. Les deux compagnons s'étaient connus sur un bateau partant en direction de la France, douze ans auparavant. Ils avaient fait partie de la même division.
Ils avaient tous les deux participé à la Grande Guerre. Et ils avaient tous les deux reçu assez d'éclats d'obus au le visage pour se rendre méconnaissables aux yeux de leurs propres parents. Ils avaient survécu et avaient été ramenés au pays. Devin y avait perdu un œil et une partie de sa joue gauche. Sur son crâne brûlé ne poussait plus de cheveux, tandis que Samuel possédait encore ses deux yeux et toute sa calvitie. Il avait le nez coupé de moitié, la bouche déformée, remontant vers l'oreille droite, manquante.
S'ils ne fréquentaient plus le reste de la population ce n'était pas tant par peur qu'on les rejette que parce qu'ils ne voulaient plus qu'on leur demande de raconter leurs exploits, comment ils avaient obtenu ces marques. Ils avaient tous les deux en horreur ce patriotisme enfantin d'Après-Guerre. On voulait les entendre parler d'actes héroïques, de victoires, et ils n'avaient que des morts à nommer, Leurs souvenirs étaient fragmentés comme des éclats de shrapnel.
Des années auparavant, peu après son retour de l'hôpital, Devin avait essayé de s'intégrer. Il avait accepté qu'on lui fasse une de ces prothèses faciales sur-mesure, fabriquée par une artiste américaine, une certaine Ladd, qui lui avait dessiné un œil et des sourcils assez crédibles. Un morceau de visage éternellement jeune, qui ne se ride pas mais qui jaunit, se rouille et s'effrite.
C'est dans cette période de liberté finalement retrouvée qu'il avait était incriminé pour les crimes de son frère. Trois années de prison. Son seul crime avait été d'être le frère mutilé d'un gangster, son frère aîné. Il avait endossé la peau du coupable et avait payé de trois longues années de son existence pour les méfaits de Walter, qui venait juste de mourir alors qu'on tentait de le rattraper dans les montagnes, écrasé par une avalanche.
Devin avait payé pour que le reste de sa famille n'ait pas à subir ce qu'il vivait depuis des années, la souffrance et l'enfermement. Quelle était la nature des crimes qu'on lui avait reprochés ? En vérité peu de gens se posaient la question.
Pour le commun des mortels, il semblait évident qu'une gueule cassée ait sa place en prison, avec les autres épouvantails qu'on ne voulait pas voir au grand jour. Après ses trois années d'emprisonnement, il avait perdu à jamais le droit de retourner servir son pays en tant que garde-chasse. C'est ainsi qu'il s'était concentré sur les travaux de ferme.
Il était en train de charger du foin sur la vieille automobile pour l'amener dans le pâturage des vaches lorsqu'il vit ses frères revenir de leur expédition. Son visage se tordit. Il eut envie de leur dire qu'il était heureux de les voir enfin revenir.
Chaque fois, il craignait que l'un ou l'autre ne rentre pas. La guerre et la prison l'avaient rendu plus proche de sa famille qu'il ne l'avait jamais été du temps où ils avaient encore père et mère. Mais il ne pouvait parler sans que sa voix sonne ridiculement tressautant et rauque, ce qui le couvrait de honte dès qu'il prenait la parole. Et s'il avait parlé, son premier frère cadet l'aurait regardé avec froideur, envoyant dans l'abîme tout l'amour qu'il éprouvait pour les siens.
Il les regarda donc arrêter leur camionnette et les salua en gardant contenance, alors qu'ils s'approchaient. Le plus jeune, passant une main dans ses cheveux gominés, s'approcha en criant :
— Les Douarnet se sont fait descendre !
Il fallait crier avec Devin. Les bombes avaient abîmé ses tympans, l'âge avait fait le reste. Les chiens de la ferme se ruèrent gaiement sur les arrivants en aboyant, couvrant l'explication de Danny de leurs hurlements. Mais Devin avait bien entendu la première phrase.
— Quoi ? Qu'est-ce qui s'est passé ? grogna-t-il.
— On ne sait pas, on venait de récupérer notre part, ça s'est passé hier soir, continua Danny maintenant habitué à la voix instable de son frère.
Devin fit tomber sa fourche. Il sentit son cœur qui s'emballait et ses oreilles qui rougissaient. Il saisit Danny par le col de ses grandes mains, qui auraient très bien pu lui écraser la nuque sans forcer.
— Je vous avais dit que c'était dangereux, que vous alliez vous faire tuer ! après les Douarnet, c'est nous qu'ils vont trouver, ils vont trouver l'alcool, ils vont trouver les alambics, et on sera tous des complices, on ira tous en prison ou on sera tous tués. Ils vont venir à la ferme, je vous avais dit d'arrêter, que vous-
— Ca suffit Devin. Tu perds ton souffle, lui lança Henry en passant devant eux pour rentrer.
Effectivement, le géant respirait bruyamment, il avait parlé d'une voix de plus en plus saccadée, la gorge de plus en plus sèche et serrée. Cela lui arrivait souvent lorsqu'il parlait trop vite. Samuel s'était approché en entendant les trois frères. Il s'écarta en baissant la tête lorsque Henry passa devant lui.
— Lâche-moi Dev', fit Danny en essayant d'essuyer sa veste, faut pas te mettre dans ces états, on va gérer ça.
Danny aimait donner l'impression qu'il maîtrisait la situation. Il lançait un regard à ses ainés, pour voir s'il subsistait un doute, une ombre, une perle de sueur sur leurs fronts, une larme au creux de leurs yeux secs, puis rassuré, il se levait fièrement pour dire qu'il allait prendre soin des choses. Il aimait se dire qu'il avait des enfants et qu'il savait se comporter en père. Cela lui procurait presque autant de satisfaction que de se dire qu'il était un hors-la-loi.
Devin lâcha son col et son frère redescendit de vingt centimètres.
— Je veux pas que ces types débarquent ici, souffla-t-il avant de chasser les chiens pour retourner à son foin.
Lorsque Danny passa dans la cuisine, Henry était au téléphone avec Mr Lloyd. Une épaule collée contre le mur, il leva les yeux lorsque son frère entra puis se retourna vers la fenêtre en tenant le combiné. Il se contentait de fournir des « hum » d'approbation en guise de conversation.
Il n'y avait rien à discuter ou contester lorsque Mr Lloyd parlait. Et Henry n'était pas du genre à demander des précisions. Il savait ou il déduisait. Au bout de presque vingt minutes, il finit par conclure : « Très bien. Oui Mr Lloyd. Au revoir. » Et raccrocha. Son frère s'était assis à table et avait ouvert une conserve de bœuf en gelée.
— Qu'est-ce qu'il a dit ?
— C'était pas leurs gars qui ont fait ça. Il y a un autre gang qui s'est installé sur Portland, des gars qui font passer la marchandise par bateau. Paraît qu'ils ont trouvé un nouveau jeu plus confortable que de se battre dans les rues : ils tapent directement sur les fournisseurs pour mettre les autres à sec.
— Putain, t'avais raison, c'était pas les Fédéraux...
— Ouais. Eh bien maintenant on est sûrs qu'ils vont rappliquer dans le coin...
— Qu'est-ce qu'on doit faire alors ?
— Lloyd a dit qu'on devait se débrouiller seuls pour l'instant, le réseau est gelé. Les gangsters ont aussi eu les Canadiens au sud. Maintenant que les fournisseurs sont hors-service, si les fédéraux tombent sur nous, ils remonteront facilement le fil dans un sens comme dans l'autre. Il veut qu'on fasse nos affaires sans sortir du comté, le temps que les choses se calment. Moins grosses quantités, moins de passages de la frontière.
Henry ne s'inquiétait pas tant pour sa production que pour la nature de ses relations avec Lloyd. Cette affaire avec les Douarnet avait des arrière-goûts de Massacre de la Saint Valentin, l'événement qui avait fait la une des journaux un an auparavant à Chicago. Une exécution entre gangs rivaux pendant laquelle des fédéraux avaient fait feu sur l'ordre d'Al Capone.
L'histoire était connue, peut-être avait-elle inspiré certains, mais la seule personne qu'il connaissait et qui aurait assez de relations pour jouer le rôle du baron de Chicago ici dans le Maine, c'était Lloyd lui-même.
Henry cracha dans le pot à l'entrée et passa sa main dans ses cheveux. Cette putain de prohibition générale pourrissait son business. Cela faisait des générations que la famille était dans la contrebande et la distillation, et jamais ils n'avaient eu à faire face à des manigances pareilles. Depuis le Volstead Act de 1920, tout le monde, même les femmes, s'était mis à boire. Et il fallait bien alimenter toutes ces gorges assoiffées...
Tous les voyous s'étaient organisés pour participer à la contrebande, imposant leurs méthodes de mafieux à la production déjà plus que centenaire des véritables bootleggers. Dans les villes, pour un dollar, on pouvait s'offrir une pleine rasade de poison distillé à partir de bois, du tord-boyau qui faisait de beaux cadavres dans les rivières. On faisait importer du gin, du whisky et du cognac d'Europe pour ceux qui étaient prêts à mettre le prix.
Si la vente d'alcool de qualité et le code d'honneur entre bootleggers subsistait dans les campagnes, c'était parce que tout le monde se connaissait trop bien pour s'empoisonner. Mais tôt ou tard, les petits producteurs étaient contraints de s'aligner sur les règles des villes, de sortir armés, de vendre à des gangs et de choisir leur camp.
Et le Maine était trop proche de la frontière et de la plaque tournante française de Saint Pierre et Miquelon, il était impossible pour les producteurs de cet Etat de s'en sortir seuls. Lloyd n'avait jamais été un choix, il avait été une obligation pour Henry et ses frères, comme pour la plupart des producteurs de la région.
Ils n'avaient pas eu le choix, au nord de Portland, il n'y avait pas de Luciano, d'O'Donnell, d'O'Banion, de Torrio ou d'Al Capone pour leur offrir une alternative. Si Lloyd décidait de se débarrasser d'eux, ou si un autre gang prenait sa place, ils seraient à peu près sûrs d'être l'une des premières familles de la région à subir un « nettoyage ». On les retrouverait avec des balles entre les yeux dans un speakeasy de Bangor, comme les Irlandais du clan Moran à Chicago.
Henry regarda son frère qui marchait de long en large dans la pièce. Ne fais pas semblant de réfléchir Danny, ça ne te vas pas, se dit-il. Son frère n'avait aucune idée de ce qui était réellement en train de se passer. Et pour l'instant, mieux valait que lui aussi feigne l'ignorance.
— Merde, mais comment on va tenir sans la passe à la frontière?
—Tu mettras du sirop à la place de la gomme dans tes cheveux et tout ira bien, Danny.
Il faillit sourire à l'humour pince-sans-rire de son frère lorsqu'il vit une jeune fille qui courait en direction de la ferme, portant à bout de bras un grand sachet en papier. Son visage était déformé par une sorte d'anxiété qui alerta les deux frères. Encore des mauvaises nouvelles.
— La nouvelle propriétaire de Pinewood est arrivée, cria-t-elle à bout de souffle, à quelques mètres à peine du perron.
Henry sortit rapidement, suivit de Danny qui la délesta de son sachet.
— Tu l'as vu ?
— Oui, quand je suis sortie de l'épicerie, haleta Betty. C'est la nièce de l'ancien propriétaire. Elle est partie avec le maire pour voir la maison, en début d'après-midi. Ça s'est bien passé cette nuit ?
— Oui mais c'était la dernière comme ça, répondit Henry sur un ton cassant. Cette journée va de mal en pis...
Sans dire un mot de plus, il retourna à l'intérieur, prit son chapeau, un fusil, et monta dans la camionnette. Le soleil déclinait à l'horizon.
— Où est-ce que tu vas, Henry ? cria Betty impuissante.
Danny la saisit par le bras, lui signifiant d'un regard qu'il n'y avait plus rien à faire. Leur frère allait rendre une visite de courtoisie à la nièce du Français. Il ne restait plus qu'à espérer qu'elle ait déjà quitté le comté, repartant vers des affaires de propriétaire dans une contrée plus civilisée.
Il arriva devant l'immense maison à présent couverte des ombres des sapins. Il n'y avait aucune voiture autour. Peut-être la nouvelle propriétaire avait-elle abandonné l'idée de vivre ici, comme le précédent habitant. Tout ce qu'il espérait, c'était qu'il ne se retrouve pas avec un personnage aussi étrange que l'ancien maître des lieux...
Il sortit de la voiture, prit une lampe électrique et arma son fusil pour s'approcher des fenêtres. On pouvait voir à l'intérieur les traces de pas dans la poussière. C'était donc vrai, quelqu'un était venu visiter la maison. Il regarda un instant l'horloge dans le fond du salon, sentant une sorte d'angoisse monter en lui, puis se tourna vers le pré.
Il marcha d'un pas assuré vers les bois et se mit à suivre la piste qu'il avait l'habitude d'emprunter, gardant la main sur son fusil, observant toute ombre mouvante autour de lui. Il préférait s'aventurer en forêt en pleine nuit plutôt qu'au crépuscule. Les ombres étaient encore trop trompeuses et l'activité animale trop bruyante pour qu'il puisse se fier aux ténèbres et à ses sens. Sur les derniers mètres, il dût allumer sa lampe torche.
Il longea l'étang et arriva à hauteur de son alambic. L'odeur de fermentation assaillit ses narines. Son sang ne fit qu'un tour. Les branchages avaient été déplacés. Il remarqua alors une feuille de papier blanc accrochée sur le tronc le plus proche au moyen d'un clou. Approchant avec prudence, il dirigea le faisceau de la lampe sur le tronc et lu :
« La propriété est à présent sous occupation, vous avez trois jours pour vider l'endroit, ainsi que toutes les machines comme ça sur le terrain, sinon je vais signaler les autorités.».
Les fautes d'orthographe et de grammaire ne firent pas rire le contrebandier. Henry ôta son chapeau et s'assit un instant contre l'alambic. Il alluma une cigarette et commença à frotter sa barbe de sa main.Il avait l'impression que les ennuis allaient tomber comme la grêle. D'abord un par un, puis se déversant tous en même temps sans interruption et gâtant tous les fruits du verger.
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