Chapitre 8 : Welcome to Pinewood

Le maire fit monter Arlette avec lui tandis que Louis et son agent leur ouvraient la voie dans l'autre voiture. Ils traversèrent un océan de forêt. Un instant, alors qu'ils longeaient un cours d'eau, elle crut voir un ours en contre-bas. Peut-être n'était-ce qu'une souche renversée, mais cette ombre éveilla sa curiosité.

-Est-ce que les ours sont fréquents dans cette région ? demanda-t-elle, réalisant soudainement qu'ils serraient, en plus de la jeune Betty, ses voisins les plus proches.

Sa mauvaise prononciation du mot « ours » la força à répéter deux fois la question. Le maire tendit l'oreille en grimaçant avant de comprendre.

—Ah, des ours ! Plutôt oui, surtout dans votre coin, vu que la forêt n'est pas ouverte à l'exploitation, les bûcherons ne les ont pas encore fait fuir.

—« Pas encore » ?

—Eh bien maintenant que vous êtes là... Vous pouvez ouvrir une scierie, embaucher des ouvriers... Vous êtes devenue la plus grande propriétaire du coin en l'espace d'une journée, vous pouvez faire fructifier votre bien.

Elle ne répondit pas immédiatement. « Une grande propriétaire terrienne ». Comme cette idée semblait étrange dans son esprit de fille de paysans vosgiens...

Non. C'était tentant, mais elle ne pouvait se résoudre à lancer une exploitation et ignorer les recommandations de son oncle. Et puis elle allait toucher une importante somme d'argent de l'héritage de son oncle. Est-ce qu'elle aurait vraiment besoin de gagner de l'argent ?

— J'embaucherai quelques personnes pour repérer les souches qui risque de créer des incendies, couper les arbres qui risquent de tomber et j'autoriserai peut-être la chasse de temps en temps... Après tout c'est un terrain immense, je ne peux pas m'en occuper toute seule, répondit-elle d'un air jovial.

Le maire ne répondit pas. Il n'avait pas tout compris. Et il aurait probablement aimé entendre certains mots, même avec un accent à couper au couteau. Il aurait aimé qu'on lui parle d'une grande scierie, d'embauche, d'investissements, de projets de plus grande envergure.

Aigri, il garda les mains sur le volant et lui désigna une ligne entre les arbres au loin, sans même faire l'effort de parler. Puis son doigt glissa juste devant eux où se trouvait un grand pré dissimulé derrière la colline. 

Entre la route et le pré apparut une grande maison sur deux étages, couverte de bardeaux de bois gris, avec un large perron couvert et surélevé qui occupait toute la façade sud de la maison. Cela n'avait rien à voir avec les maisons de brique géorgiennes qu'Arlette avait vu à Boston, mais elle se différenciait encore des fermes de style Cape Cod du sud du Maine par son air plus rustre et solide, couverte de ses écailles de bois et non constitué de planches blanchies. 

C'était une de ces maisons de style colonial de la Nouvelle Angleterre. Au-dessus de la porte et des fenêtres subsistaient des carreaux de verre colorés coupés en forme de damiers. Les vitraux précieux avaient étrangement résisté à l'assaut du temps et des vandales.

Arlette regarda le pré qui encerclait la maison et la forêt tout autour. Elle était dense et hétérogène. Depuis la route elle pouvait voir des feuillus mêlés aux sapins ou aux grands thuyas. Plus loin au nord, derrière le toit défraîchis de la demeure, elle apercevait des chaînes de montagnes.

—La frontière canadienne est à un kilomètre à l'Est. Et voilà votre nouvelle demeure, Pinewood, expliqua le maire.

La première voiture s'arrêta. Elliot se gara à côté et ils sortirent. Arlette fut d'abord choquée par l'aspect vétuste du lieu. Les vitres du rez-de-chaussée étaient toutes cassées. Elle s'attendait à ce que le bois cède lorsqu'elle monta sur le perron, mais le plancher tenait bon. Gerald Elliot la rejoignit et lui tendit cérémonieusement le trousseau de clef, avant de redescendre pour parler avec Louis.

Arlette qui sentit son souffle se couper en tenant la clef de l'entrée entre ses doigts. Elle n'en revenait pas. Elle n'avait plus du tout envie de repartir, de prendre une maison ailleurs et de laisser celle-là inhabitée. Elle n'était plus une locataire, sans cesse changeant de chambre ou d'hôtel au gré du vent, alors que le dernier endroit où elle avait été « chez elle » faisait aujourd'hui parti des ruines de la guerre, jonché de pièges, de mines, d'obus, criblé de balles. 

Elle serra ses doigts sur la clef jusqu'à ce que le fer devienne brûlant. Cette sombre demeure, c'était chez elle, sa maison. Elle n'avait plus de famille avec qui y vivre, mais elle avait enfin retrouvé un foyer.

Elle ouvrit la porte lentement et fit un pas dans la pièce principale et retint son souffle. Les murs étaient couverts par des planches de bois sombres clouées horizontalement comme dans un chalet. La jeune femme se tenait à présent dans la grande salle où trônait une table poussiéreuse. Trois chaises et demie se trouvaient entassées dessus puisque la quatrième avait un pied en moins. C'était à la fois l'entrée, le salon et la salle à manger.

Contre l'escalier du fond se trouvait une vieille horloge à pendule. Elle fonctionnait encore, mais n'avait pas été remontée depuis des mois. Toutes les fenêtres du côté Sud donnaient sur cette pièce qui faisait la largeur de la maison et pouvait recevoir une trentaine de personnes. A gauche lorsqu'on entrait, se trouvait un comptoir et une vieille étagère. L'endroit avait dû servir de magasin général pour les loggers, les bûcherons de la région.

Le parquet grinça sous les pieds d'Arlette. Les premiers mots de bienvenue de la maison, se dit-elle. De vieux escaliers qu'on voyait depuis l'entrée montaient au premier étage. Elle décida de les emprunter en premier pour s'assurer de l'état de la toiture. A la mine détachée du maire, elle se doutait qu'elle n'aurait personne à qui se plaindre du mauvais entretien, mais elle devait évaluer les travaux nécessaires. En montagne, la toiture était la partie de la maison qu'il fallait réparer le plus souvent, se souvint-elle.

En montant les escaliers, elle vit une lampe qui pendait au mur. Au moins il y avait l'électricité, se dit-elle. Le premier étage était constitué de quatre chambres et d'une bibliothèque. Une maison de vacances de riches, un comptoir de trappeurs, qu'avait encore été cet endroit ? Le toit avait visiblement été renforcé de planches de pin qui n'avaient que quelques années. 

Cela devait dater de la période à laquelle Armand avait acquis la maison. Peut-être avait-il désiré y passer du temps. A aucun endroit dans sa lettre, il ne parlait de la maison en elle-même. Il n'y avait probablement jamais dormi mais l'avait préservée pour en faire quelque chose. Peut-être avait-il rêvé de trouver quelqu'un avec qui y vivre ?

Elle se sentit soudainement immensément seule. Il y a quelques mois elle travaillait encore comme bonne pour une photographe fortunée, et voilà qu'elle se retrouvait dans une villa au milieu de la forêt, à l'autre bout du monde. Y aurait-il une vie ici ? Un quotidien, une routine, des habitudes, des choses qu'elle ferait toute sa vie entre ces murs ? Est-ce qu'elle s'adapterait à ce monde étrange ?

Elle redescendit et explora le reste du rez-de-chaussée. La cuisine, directement reliée au cellier qui avait été creusé à un mètre sous terre, était une grande pièce dont les fenêtres donnaient directement sur un petit jardin en friche, le pré côté nord. Il n'y avait là plus rien permettant de cuisiner, que les ombres sur les planches aux endroits où s'étaient tenues des armoires, une cuisinière et une table. 

A côté de la cuisine se trouvaient deux pièces vides dont une contenait un lavabo et une baignoire en céramique. Les pillards ne leur avaient pas trouvé d'utilité. Elle fut surprise de voir que dans chaque pièce se trouvait des tuyaux de fonte, tous reliés au poêle à bois dans la pièce principale, derrière le comptoir, qui possédait aussi une cheminée, dans le côté salle à manger. Au moins elle n'aurait pas froid en hiver. Encore fallait-il qu'elle commence à couper son propre bois.

Elle caressa la patine poussiéreuse du comptoir. C'était une maison au confort qu'elle n'avait jamais eu à la campagne. Elle se souvenait que petite, elle se lavait dans une bassine à la cuisine, et ne s'était pas attendu à quelque chose de plus luxueux en arrivant dans ces terres isolées.

Elle regarda rapidement par la fenêtre. Le maire et son adjoint attendaient toujours, Louis s'était éloigné pour regarder la grange. Peut-être espéraient-ils qu'elle s'enfuirait en courant après avoir vu l'état de la maison. Elle inspira profondément pour tenter de garder le sourire et contrôler sa nervosité. Tout cela était à elle, et elle allait vivre ici, seule...

Elle sortit et jeta un coup d'œil à la grange à côté de la maison. Elle devait pouvoir contenir plusieurs machines. Le maire la suivit, visiblement impatient, et lui désigna le salon.

—Vous avez vu l'horloge ? Elle faisait partie du testament de votre oncle, il tenait à ce que vous l'ayez.

—Il y a l'électricité ? demanda-t-elle sans vraiment écouter.

Elliot parut surpris. Peut-être ne réalisait-il pas encore qu'elle avait l'intention d'emménager à cet endroit.

—Oui, mais ça peut couper en hiver avec la neige qui abime les lignes, lui répondit Louis en s'approchant.

—Tant qu'il y aura du feu dans l'âtre, répondit Arlette distraitement.

Il semblait lui aussi intrigué par la réaction de la jeune femme. Est-ce qu'il s'était attendu à ce qu'elle tombe en larmes ? A ce qu'elle demande à qu'on la raccompagne à Bangor immédiatement pour qu'elle prenne le premier train partant pour Boston ?

Le seul qui ne semblait pas perturbé par ses intentions était l'adjoint Dumont.

—Bah, vos canalisations sont reliées à un puit, si vous avez l'électricité, vous avez l'eau courante, ajouta le Franco-américain avec son air dédaigneux. Mais laissez-moi vous dire, vous ne tiendrez pas longtemps...

Arlette fini par se demander s'il ne s'agissait pas seulement d'une particularité de son visage qui lui donnait cet air étrange. Il était indéniablement d'origine française, que ce soit par le Québec ou l'Acadie, et cependant il se refusait étrangement à prononcer un seul mot dans sa langue. 

Son anglais n'était pas parfait et la jeune femme trouvait étrange qu'il préférât s'adresser à elle dans cette langue. Le maire était de la région, lui-même aurait certainement compris quelques bribes de leur langue, pensa-t-elle. Elle devait se résigner à ne pas faire cet homme un camarade francophone.

—Et la route ? Jusqu'où mène-t-elle ? dit-elle en désignant le chemin qui continuait vers l'est.

—Directement à la frontière canadienne, à la rivière, fit Louis en désignant le chemin de terre.

Le maire jeta le cigare qu'il avait fini jusqu'à n'en laisser qu'un ridicule morceau de la taille d'un sucre.

—Si tout est en ordre, nous allons vous laisser vous installer, déclara-t-il avec une amertume non dissimulée.

Il avait visiblement atteint les limites de sa patience. Voyant le regard en coin de son adjoint, il s'empressa d'ajouter :

« Si vous avez besoin de recruter pour commencer à construire ou exploiter, venez nous voir. De toute façon, nous nous verrons certainement à l'église dimanche. »

Arlette leur serra la main en souriant du mieux qu'elle put. Elle n'avait plus envie de continuer la conversation de toute façon. Elle percevait tout le travail qu'elle allait devoir accomplir, toutes les difficultés qu'elle allait devoir affronter, et elle n'avait plus de temps à perdre en mondanités.

—Très bien, je vous remercie messieurs, je vais commencer à m'installer.

Elliot commença à s'éloigner vers sa voiture et son adjoint à l'air taciturne attendit quelques instants que celui-ci soit assez loin pour ne plus les entendre. Il lorgna rapidement Louis du regard et dût penser que cet Américain ne connaissait pas un mot de sa langue maternelle car il s'approcha d'Arlette pour lui dire à voix basse dans un français aux accents étranges :

— Prenez garde, Mademoiselle. Vous n'êtes pas comme plus haut dans l'pays, dans les terrains privés de l'Allagash ou sur la rivière St John. Vous ne trouverez pas d'autres Français pour vous soutenir ici. Vous feriez mieux de rejoindre la côte, près de la Baie.

Après avoir prononcé ces mots, il s'écarta et repartit à la voiture sans plus se retourner. La Française le regarda monter en voiture sans arriver à se remettre de sa surprise. Le dédain de l'adjoint Dumont cachait donc de la peur ?

Louis passa une main dans ses cheveux et se retourna vers la maison pour regarder les vitres cassées. Le jeune homme semblait amusé par la décision de la propriétaire. Peut-être pensait-il qu'elle n'y arriverait pas, qu'elle ne serait pas faite pour cette vie. Le sourire moqueur sur ses lèvres fit rapidement oublier Dumont à Arlette.

Il entra dans la maison et regarda rapidement au rez-de-chaussée. Elle s'attendait à ce qu'il fasse une remarque sarcastique à tout moment.

—Il n'y a vraiment plus aucun meuble... souffla-t-il. Je sais où on peut retrouver ceux qui ont appartenu à votre oncle. Les gens du coin ne volent pas, ils devaient penser que la maison serait détruite et ont préféré prendre ce qui pouvait être conservé.

Etonnée, Arlette s'en voulut de l'avoir cru malintentionné. Peut-être était-il simplement impressionné de sa décision.

—C'est vrai ? Vous êtes venu quand elle appartenait encore à mon oncle ?

—Quand les gens ont pris les meubles justement, répondit Louis. Avant cela, personne n'y allait, c'était juste une propriété privée au milieu de nulle part... En attendant vous ne pouvez pas dormir ici cette nuit, vous n'avez même pas un lit et ils n'ont pas encore rétabli le courant. Vous pouvez dormir chez moi si vous voulez. Ce n'est pas très luxueux mais je vous laisserai la chambre pour dormir sur le fauteuil. Et puis il n'y a pas d'hôtel à Richmond, ça limite vos choix.

Arlette le jaugea un instant. Était-il digne de confiance ? Elle se raccrocha à l'idée qu'il avait été probablement payé pour s'occuper d'elle. Restait à voir s'il était professionnel. De toute manière, elle n'avait pas d'autres choix. Elle ne connaissait que lui à Richmond. Lui et cette jeune fille qu'elle avait croisée. Elle y repensa soudainement et son visage lui revint à l'esprit.

— Merci, j'apprécie sincèrement... La fille avec qui j'ai discuté tout à l'heure, Betty Richter, elle a dit qu'elle n'habitait pas très loin, il y a une autre ferme dans les environs, c'est ça ?

— Oh, les Richter ? demanda le garagiste avec surprise. Je ne vous conseille pas de les approcher. Ce ne sont pas des gens recommandables. La gamine est gentille mais c'est la seule. Il se dit des histoires étranges sur les autres membres de sa famille.

— Les racontars de village, ce n'est pas ce qui m'intéresse. Mais nous verrons cela plus tard, renchérit-elle en se tournant à nouveau vers la maison. Il faudra aussi que je refasse les vitres...

Elle soupira. Refaire les vitres, nettoyer l'intérieur, trouver un poêle pour remettre le chauffage en marche, vérifier les canalisations et le puits, trouver des meubles et les transporter, remettre en état le potager, commencer à explorer les limites de ses terres pour voir ce qu'elle pourrait en faire. Une partie d'elle avait envie de pleurer, de s'asseoir à même le sol avant de chanceler. Tout cela était vertigineux... 

Mais l'autre part de son esprit, plus profondément enfouie, criait de bonheur. Oui, elle allait être seule, elle allait être maîtresse de sa destinée. Tout ce qui lui arriverait à présent, elle ne le devrait qu'à ses choix et au travail qu'elle fournirait. Elle en avait rêvé à travers tant de livres et de récits. Elle allait construire le monde dans lequel elle vivrait.

En voyant le comptoir et la grande salle, elle avait commencé à avoir l'ébauche d'une idée de l'activité qu'elle pourrait mener dans ce coin perdu. Mais cela allait prendre du temps, et il faudrait qu'elle ait encore affaire avec ce maire. Elle se rendit alors compte de toute l'aide que lui avait fourni Louis. Elle aurait voulu le remercier, mais se rappelant qu'elle allait encore devoir passer une nuit chez lui, elle se ravisa, pour éviter de lui laisser imaginer certaines choses.

Décidant de profiter de son premier après-midi à Pinewood avant d'aller chercher des meubles et commencer les travaux, elle se tourna vers la forêt.

—Il y a plusieurs étangs sur la propriété, c'est ça ?

—Vous en avez un à trois cent mètres de ce côté, en partant de la forêt, répondit rapidement Louis, comme s'il savait ce qu'elle avait l'intention de faire.

—Est ce que ce serait possible de rester trente minutes de plus avant de partir ? J'aimerais juste voir un peu le terrain.

—C'est chez vous. Faites attention aux ronces tout de même.

Elle ne saisit pas le sens du mot « ronces » en anglais et se contenta de hocher la tête. Elle s'éloigna dans le pré aux herbes hautes, s'approchant peu à peu de la forêt. Ses bottines de ville ne convenaient pas à ce genre d'exercice, mais elle avait besoin de voir, de sentir ce monde végétal à présent tout proche. Autour d'elle, les herbes bruissaient sous le vent et se courbaient, révélant des teintes différentes de vert et de jaune.

Elle franchit l'orée des bois et avança sur un minuscule sentier visiblement tracé par le passage de chevreuils, plein d'empreintes de gibier, jonché de fougères et de mousse. C'est à ce moment qu'elle assimila le mot « ronce » avec « faites attention à ». Elle s'égratigna la main en essayant de détacher son pied d'une des lianes hirsutes.

Ce n'était pas une de ces forêts entretenues comme celles de son enfance. Celle-ci était vierge, dense, primaire. On y progressait difficilement. Les sapins et les épicéas étaient très peu espacés entre eux et les branches mortes humides rendaient la marche périlleuse. Elle faillit glisser sur une plaque de mousse collée à une pierre et se rattrapa contre un tronc.

Elle remarqua alors qu'un peu plus loin se trouvait un semblant de chemin, une sorte de passage, plus large que celui laissé par les chevreuils. Elle s'y aventura et fut surprise de trouver dans la boue la trace d'une chaussure. Les empreintes allaient dans les deux sens. Il y en avait aussi de plus vieilles, à des endroits où la terre était plus sèche. Cela ne pouvait être celles de son oncle. Des gens venaient donc à Pinewood.

Elle fut soudainement paralysée par une idée angoissante. Peut-être y avait-il encore quelqu'un au bout de ce chemin. Quelqu'un ou quelque chose. Elle n'avait pas considéré un seul instant la menace des ours. 

Elle pensa à faire demi-tour, mais la simple idée d'hésiter à avancer « chez elle », lui redonna du courage. Elle était sur son territoire à présent. Elle n'avait pas à fuir. D'un pas plus déterminé, elle suivit le chemin jusqu'à ce que le ciel apparaisse entre la cime des arbres et que la dense forêt fasse peu à peu place à la lumière.

Elle vit enfin les reflets dorés de l'eau. Les berges de l'étang étaient devenues impraticables à cause des branchages qui s'y étaient amassés. Le cresson d'eau y poussait en épais tapis qui troublaient le regard et laissaient penser que la terre continuait plus loin. 

Elle voulut s'en approcher mais le chemin virait net vers l'est à cet endroit et elle arrivait à peine à distinguer si elle marchait toujours sur la terre ou sur des tas de branches pourries entassées sur la berge. La mousse recouvrait tout, comme un manteau instable et trompeur, elle tapissait le sol comme les troncs d'arbres. Par prudence, Arlette décida de continuer sur le chemin déjà tracé, pistant les empreintes de chaussures.

Elle continua sur quelques mètres avant de voir une grande ombre en face d'elle. Elle fut saisie par la peur, croyant un moment qu'il s'agissait d'un ours. Puis elle étudia un peu mieux la forme et se rendit compte qu'il s'agissait en réalité d'un grand objet métallique couvert intentionnellement de végétation. 

Elle s'approcha et resta muette d'effroi. C'était un alambic. A en juger par l'état de la cuve et l'odeur forte de moût, il était encore utilisé très souvent, et quelqu'un avait même laissé une écharpe à carreaux sur une souche à côté. 

Elle aurait dû s'en douter. L'Etat faisait la chasse à l'alcool et les gens du coin avaient à proximité une forêt entière interdite à l'exploitation, non fréquentée, en bordure de frontière. L'endroit parfait.

Un dilemme commença à germer dans son esprit. Devait-elle le signaler immédiatement, ou tenter de trouver un compromis avec les contrebandiers, les bootleggers comme on les appelait ici. Rien qu'en pensant à ce nom, elle s'imagina des tueurs sans vergogne. De ce qu'elle en avait entendu, la distillation illégale était plutôt pratiquée par les vieux fermiers et ceux qui pouvaient fournir la matière première sans avoir l'air de l'acheter uniquement pour le distiller. 

Il s'agissait surement de simples gens de la région qui essayaient de survivre, tenta-elle de se convaincre. L'idée de froisser les personnes qu'elle verrait tous les jours à Richmond ne lui plut guère, peut-être plus que celle de ne pas signaler immédiatement une affaire illégale sur sa propriété. Elle pourrait toujours prétexter qu'elle n'était qu'une Française qui ne connaissait pas encore très bien la loi américaine...

Alors qu'elle réfléchissait, la lumière filtrée entre les arbres changea. La brume arriva sur l'étang. Une brume presque spectrale, qui se propageait sur l'eau comme si des esprits allaient en sortir. Arlette sentit un vent froid souffler dans son dos et abrégea ses réflexions. Quelque chose d'étrange venait d'entrer dans la forêt. 

Elle rentra presque en courant, empruntant le sentier des contrebandiers dans le sens inverse. Elle laissa la noirceur des bois disparaître derrière elle sans oser se retourner, comme si elle se sentait poursuivie. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top