Chapitre 3 : Boozefighters

La camionnette noire fonçait à toute allure sur la route, bondissant presque sur les buttes, penchant dans les virages, faisant remuer sa cargaison qui tintait et cliquetait comme une batterie de cuisine. Les bouleaux et les noisetiers sur les côtés défilaient de plus en plus vite. Le conducteur, un jeune homme d'une vingtaine d'années, mâchonnait son petit cigare avec de plus en plus d'entrain. Il renfonça le chapeau de feutre beige sur son front sans cesser de lancer des regards dans le rétroviseur.

—On approche du poste, ils sont toujours pas là Henry, qu'est-ce qu'on fait ?

Le passager à ses côtés semblait plus âgé, ses traits étaient déjà plus marqués et sa barbe de trois jours lui donnait un air plus mûr. D'un geste nonchalant, il retira son chapeau et passa une main épaisse sur le sommet de son crâne.

Il avait une cicatrice dans la partie rasée au-dessus de son oreille droite où ses cheveux bruns ne poussaient plus. Il fixa son petit frère d'un regard sombre et sans ouvrir la bouche, laissa sortir un « hum », une syllabe qui pouvait avoir beaucoup de sens chez lui. Dans le cas présent, il n'avait pas fini de mettre au point leur issue de secours, et avait besoin de plus de temps pour réfléchir.

—Qu'est-ce qu'on fait ? Ils ont sûrement mis un barrage au pont, continua le conducteur de plus en plus anxieux.

— On va passer dans la ville au lieu de l'éviter. Prends la prochaine à gauche, répondit finalement Henry d'une voix grave.

Le plus jeune s'exécuta et ils rejoignirent une route plus large. Ils ne tardèrent pas à voir l'océan de forêt plate disparaître pour laisser place à des pâturages et des champs de pommes de terre. La lumière de la fin d'après-midi était chaude et les gens sortaient sur le pas de leur porte pour savourer les derniers rayons de soleil du mois de Mai. 

Certains saluèrent avec de grands sourires les deux frères en les voyant passer à toute vitesse en face de leurs allées, d'autres leur lancèrent des regards noirs. Quelque chose attira le regard d'Henry alors qu'ils passaient devant une vieille ferme en bois gris.

— Les Beaufort n'ont toujours pas retapé le toit de la grange, Danny. Tu iras les aider demain.

— Quoi ? Mais pourquoi moi ? J'ai une famille maintenant moi, je dois m'occuper de Charles, il est encore malade.

—Tu as Martha pour faire ces choses-là. Toi tu fais partie du business familial Danny, et c'est moi qui donne les ordres. Et puis t'as le médecin de la ville pour beau-père, alors ne me sors plus des excuses pareilles.

Danny se renfrogna. Il lâcha un juron et fit un écart pour éviter un gosse qui jouait sur le bord de la route.

— Bah justement, on n'a pas mieux à faire que réparer le toit des autres ? On est des Richter, on ne fait pas dans la charité.

— Les Beaufort sont des clients de longue date, si on n'entretient pas de bonnes relations avec eux, on n'aura plus beaucoup d'amis en ville...

Son frère resta silencieux un moment, ralentissant peu à peu pour se préparer à entrer dans Richmond. Les fermes avaient fait place à des bâtiments de bois et de briques rouges, alignés le long de la grande allée centrale. La circulation se faisait plus intense. Charrettes tractées par des mules ou des chevaux, petites autos et piétons partageaient la route.

On les vit passer, un vieillard à la barbe longue arrêta sa brouette pour les saluer et Henry lui répondit d'un sourire obligé. Heureusement leur cargaison était cachée d'une bâche. 

Elle appartenait à ce type de cargaison lugubre dont le nom bruissait au bord de toutes les lèvres, comme les mites qui cherchaient à s'échapper des armoires, qui par son simple passage jetait des ombres sur toute la route, soulevant dans son sillage la poussière et le désir. 

Tout le monde savait ce qu'ils transportaient, tout le monde en achetait et personne ne devait en parler. C'était ainsi depuis les temps immémoriaux de la Prohibition dans le Maine.

Une fois l'artère principale dépassée, ils reprirent une route plus petite à travers les fermes. Danny se détendit et une idée traversa son esprit. Il reprit en souriant :

— Si c'est une question de relations, t'as qu'à te marier avec la fille du procureur du comté, là t'es sûr qu'on aura plus de soucis à se faire avec les forces de l'ordre.

— Hum...

La camionnette se remit à accélérer en atteignant les premiers taillis de jeunes bouleaux et d'épicéas. Les lumières du ciel déclinaient à vue d'œil. La route continua sur quelques miles dans la forêt, avant qu'ils atteignent un terrain privé, fermé d'une barrière de bois qu'Henry referma sur leur passage.

Le chemin de terre devint boueux et escarpé à peine quelques mètres après l'entrée et ils roulèrent au pas pendant près de vingt minutes en empruntant des sentiers si vierges de tous passages qu'ils durent plusieurs fois traverser des cours d'eau à gué. Lorsqu'ils approchèrent enfin de leur destination, ils roulaient dans la nuit totale. Un peu plus loin on voyait déjà les reflets de la lune dans l'eau du lac. 

Ils firent quelques centaines de mètres en longeant l'eau aux seules lumières des phares et virèrent à gauche vers la forêt plus profonde, là où on ne verrait pas les feux depuis la rive. Au moment où ils allaient déboucher sur la clairière où était installée leur cabanon, un orignal traversa le chemin et s'immobilisa juste devant les phares de l'auto. L'animal était immense. Son large nez tombant se soulevait alors qu'il humait l'air. 

Il planta ses sabots dans la terre, prêt à charger. C'était un grand mâle aux bois énormes, qui devait faire dans les quatre cent kilos. Une charge de cette bête réduirait en miettes le moteur de la vieille camionnette. Les deux frères restèrent silencieux, attendant la réaction de l'animal. La bête dont les yeux renvoyaient les éclats étranges dans la lumière nocturne resta parfaitement immobile, fixant le monstre d'acier grognant qui se trouvait devant lui.

— Merde Henry, s'il charge...

—La ferme Danny.

Klaxonner ou tirer ne le feraient pas forcément reculer, et cela alerterait tout le voisinage de leur position. Henry prépara son revolver, au cas où, et donna une tape à l'épaule de son frère.

—Vas-y doucement.

Le plus jeune fit ronronner le moteur et commença à avancer. L'orignal resta sans bouger trois secondes, puis pris d'un sursaut étrange, il reprit son chemin dans les bois. Danny poussa un soupir.

—Au moins ça veut dire qu'il n'y a pas d'ours dans le coin, se rassura t'il.

—Aller, on a perdu assez de temps, faut qu'on se dépêche de décharger, le sermonna Henry.

Ils descendirent et l'ainé entra dans la cabane pour allumer deux lampes à l'huile. Tout dans cette vieille bicoque de forêt grinçait. 

Chaque planche, chaque clou se lamentait comme s'il allait vivre son dernier hiver. Approchant une lampe de la camionnette, Danny retira la bâche et contempla leur cargaison. Dans des cagettes de bois étaient répartis des centaines de pots de verre, contenant un liquide translucide. Ils étaient tous étiquetés « eau de source de montagne » en français. 

Le jeune homme en saisit un et l'examina avec le peu de lumière qu'il avait. Rien n'avait été endommagé. Il sourit et ôta son chapeau pour caresser ses cheveux noirs peignés en arrière. Il ouvrit le pot et aspira une gorgée de son liquide. Sentant l'eau lui brûler la gorge, il plissa les yeux et siffla en inspirant pour que la morsure de l'alcool soit encore plus fraîche dans son palais.

— Ces Canadiens, ils ne rigolent pas avec leur « gros gin ».

—Arrête de boire en travaillant, Danny. C'est pas comme ça que tu deviendras chef d'équipe.

Henry saisit trois cagettes qu'il empila et les amena dans la cabane. Son frère posa son pot de côté et s'empressa de l'imiter. Ils déchargèrent leur marchandise à la seule lumière de la lune et des deux petites lampes à l'huile qui furent vite tapissées de moustiques, achevant leur sombre besogne dans le foisonnement de vie nocturne des forêts du Maine.


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