Chapitre 18 : Envoyons d'l'avant Nos Gens


Jim avait perdu des couleurs. Chaque fois qu'Henry passait le voir, il titubait jusqu'à la porte pour lui ouvrir puis s'asseyait dans son fauteuil pour l'écouter, faisant bonne figure. Mais ses yeux fatigués et les spasmes qui secouaient son dos ne trompaient pas le contrebandier. Son pied fantôme le faisait souffrir comme s'il était encore bien accroché au reste de sa jambe.

Il commençait lentement à se faire à l'idée qu'il ne marcherait plus jamais comme avant. Cette idée avait eu du mal à se frayer un chemin dans son esprit. Il n'arrivait pas à y croire. Il lui manquait une jambe. Cette pensée le laissait léthargique toute la journée, bien plus que la douleur de son moignon. 

Au moins il ne vivait plus seul, reclus avec ses chiens dans les bois. Beaucoup de ses amis et de curieux étaient venus lui rendre visite depuis son retour. On voulait voir l'homme qui avait survécu à une meute de molosses. Lorsque Henry passait le voir, il lui apportait une bouteille de whisky et des paquets de cigarettes pour qu'il passe le temps.

Jim avait toujours été un ami de son père. Ensemble ils avaient contrôlé tout le trafic de la vallée pendant des années. Jim nourrissait toujours une loyauté infaillible pour les Richter, malgré l'accident des chiens.

En vérité, il saisissait aussi bien qu'Henry l'enjeu de Pinewood. Il se sentait même plus personnellement touché depuis qu'il était à nouveau habité, car la plus grosse partie des alambics qui étaient autour des étangs étaient les siens. Le domaine autour de Pinewood comprenait les coins de forêt les plus densément boisés, plusieurs anciennes grottes, quelques marais et des rivières d'eau pure qui garantissaient un alcool de qualité et facilitaient le transport de marchandises.

C'était le repère parfait qui avait aidé à faire des Richter les plus grands trafiquants du comté durant des années. Mais une jambe en moins et les souvenirs de quelques gueules de chiens-loups passant trop près de son visage avaient changé son opinion. Il était à présent redevable à la nouvelle propriétaire, et ses idées pour récupérer le terrain se tarissaient.

La Française lui avait laissé l'impression d'une amazone invincible, il ne la voyait plus comme une étrangère ou une femme, mais comme une madone sauvage. Tout comme Devin et Samuel. Jim ne parlait plus d'elle qu'en disant « la dame de Pinewood », d'un ton dramatique qui ne faisait qu'agacer le contrebandier. Il avait raconté au moins une dizaine de fois comment il s'était fait recoudre avec un hameçon, et comment elle avait frappé un « loup » avec une perche enflammée, ajoutant encore plus à la légende naissante de la Dame.

La seule idée qui était venue à l'esprit de ce vieux gâteux pour récupérer le terrain avait été d'en demander une partie directement à la propriétaire et de l'acheter à son prix. Jim s'était définitivement fait apprivoisé par cette étrangère. Ils n'avaient même pas assez pour rembourser les banques, comment pourraient-ils acheter un terrain ? C'était aussi impensable et stupide qu'aurait dû l'être l'idée des chiens, pensait Henry avec regret.

Il n'arrivait pas à retracer le cheminement des évènements qui l'avaient amené à ramener la Française chez elle. Il n'aurait pas dû laisser sa sœur se lier d'amitié avec elle. Il avait l'impression persistante de s'être fait ridiculisé publiquement avec cette histoire de chiens dont il avait essuyé les retours de flammes.

Ils auraient mieux fait de brûler la maison directement, avait proposé Gary. Gary était un autre collègue bootlegger, qui distillait depuis qu'il savait allumer un feu. Il avait le meilleur alcool de pommes de la région, et il n'achetait que le whisky canadien le plus fin. 

Il entrait dans toutes les soirées mondaines de la région par la porte de derrière, fricotant avec toute l'aristocratie de possesseurs terriens pour leur vendre sa liqueur de perdition. Mais ses années à goûter la première distillation de whisky à quatre-vingt degrés ne l'avaient pas rendu particulièrement fin stratège. 

Il était comme un chien fou qu'on n'arrivait pas à faire taire. Pressé par la faim, acculé au fond du terrier comme une bête traquée, la réaction la plus violente était la seule envisageable selon lui.

Contrairement à Gary, Henry refusait de se lancer dans une attaque désespérée. Pinewood avait l'appui d'un sénateur, et tout le monde l'avait appris en ville. Gary avait peut-être des relations et des amis qu'il retrouvait pour des veillées aux flambeaux, mais son réseau de contacts n'atteignait même pas Portland. Il aimait seulement exciter les autres et les entraîner à agir, prendre les armes, lyncher quelques Noirs ou Catholiques comme les membres du Ku Klux Klan savaient si bien le faire dans la région. 

Mais il fallait bien l'avouer, les gens du nord du Maine étaient trop proches des Français-Canadiens pour s'en prendre à eux. Et il y avait trop peu de Noirs et de Juifs au nord de Bangor. De plus, ce n'était plus le Klan du Grand Sorcier Evans de 1922, qui marquait des révérends au fer rouge. 

Plus aucun partisan des classes supérieurs n'osait se revendiquer comme appartenant ou ayant appartenu au Klan. Ses membres n'étaient plus qu'une bande de péquenauds et d'ouvriers qui se fichaient de la réputation que ce groupe pouvait leur donner. Et parmi eux, Gary était le roi des imbéciles. 

Henry se demandait souvent comment il arrivait à concilier son métier de contrebandier avec le prohibitionnisme de ses amis les fanatiques.

Le chef du clan des Richter n'aimait pas la tournure que prenait cette guerre avec Pinewood. Il avait l'impression qu'elle lui filait peu à peu entre les doigts, qu'il ne pouvait pas y avoir d'affrontement direct et définitif tant que son ennemi ne riposterait pas. Après avoir longuement réfléchi avec ses frères de la conduite à suivre, il décida d'abandonner pour quelque temps ses revendications. Il avait d'autres problèmes plus graves sur les épaules pour l'instant.

L'arrêt de leurs contacts avec la frontière avait affecté tous les producteurs et trafiquants de la région. La marchandise passait au compte-goutte, amenée par des Canadiens-Français qui gonflaient les prix parce qu'ils savaient qu'ils tenaient le monopole. Et Lloyd disait toujours d'attendre... Des rumeurs venant de la côte laissaient entendre qu'il avait trouvé plus rentable en faisant passer des bateaux le long de la côte. 

Il voulait bloquer les frontières terrestres pour empêcher les petits trafiquants indépendants de passer. Ses hommes remontaient jusqu'à Portland depuis la baie de Fundy, chez les Acadiens. Ces nouveaux accords étaient contre tous les principes des trafiquants de la région. Mais plus grave encore, Lloyd pensait ses associés du nord trop bêtes pour s'en rendre compte. Il fallait organiser quelque chose, une résistance.

Les fabricants d'alcool se réunirent un soir de pleine lune, dans la cave froide et silencieuse d'un hôtel de Bangor. Le gérant, Edgar Coffin, était une vieille connaissance de la famille Richter, qui les avait tous vus passer un jour ou l'autre. 

Une trentaine de bootleggers s'étaient serrés les uns aux autres pour entrer dans la salle et s'étaient amassés autour d'une table centrale, froissant leurs vestes entre eux pour éviter à tout prix de toucher les longs coffres empilés sur les étagères contre les murs. Il régnait une odeur forte de produits d'entretien, de javel et de formol qui prenait les poumons et rendait la respiration plus saccadée.

Les hommes semblaient tous hésiter à parler, chuchotant lorsqu'ils étaient contraints de prendre la parole, comme des paroissiens entrant pendant l'office. Et pour cause, dans les longs coffres qui les encerclaient reposaient les prochains émigrants en partance pour le royaume de la terre. 

Comme son nom l'indiquait, Edgar Coffin était croque-mort, et son établissement si réputé était l'hôtel des morts. Henry avait habilement choisi le lieu de la rencontre, même s'il pouvait paraître quelque peu dramatique. L'air glacial de la cave et l'odeur des produits chimiques refroidissaient les élans des plus courageux des hommes présents.

Pour détendre l'atmosphère, Henry fit passer des bocaux de whisky dans les rangs. C'était l'occasion pour lui de s'imposer et d'inverser la roue de la fortune pour sa famille. Devin s'était installé près de la porte tandis que Samuel faisait le guet à l'extérieur. 

Pour une fois, les deux défigurés avaient accepté de participer, comme si ce décor funeste leur était plus agréable. Tous ceux qui les connaissaient comprenaient que quelque chose de particulier allait se produire pour que tous les frères Richter soient présents.

Lorsque la salle fut bien remplie et que les quelques bouteilles d'eau de vie furent toutes vidées, Henry se dressa devant cette assemblée. Les bootleggers s'étaient mis à discuter bruyamment, oubliant la présence des cadavres tout autour d'eux. L'alcool avait mis fin à la peur superstitieuse en eux. Il leur avait réchauffé la gorge et leur agrippait à présent le cerveau. Les morts devaient être profondément endormis de toute façon. Ils n'allaient pas se mettre à toquer et à demander qu'on leur apporte un verre pour participer au débat.

Nerveux, Henry mâchait le bout de son cigare en regardant les invités se presser autour de la table. Il savait que leur étonnement ne durerait pas éternellement. Les hommes ne supportaient que rarement l'attente et l'incompréhension. Ils voulaient des explications rapides, sinon ils prenaient peur ou se mettaient en colère. Des visages commencèrent à se tourner vers lui. Ils étaient prêts.

—Ecoutez-moi !

Il attendit que la salle se calme pour continuer. Après quelques encouragements et sifflements de ses camarades, il reprit :

« Comme tout le monde est présent, je crois qu'on va pouvoir commencer. Vous le savez, c'est une nouvelle pour personne : c'est la putain de crise. Et je ne parle pas seulement de celle qui pousse tous les Okies à prendre leur vaisselle et à foncer vers la Californie. Ça va faire plus d'un mois qu'on a un sérieux problème ici dans le Maine. 

On nous a forcés à cesser le commerce avec le Canada. A ce qui paraît, il y aurait des gars déguisés en fédéraux qui chasseraient les honnêtes criminels comme nous... Cette histoire a fait tellement de tapage qu'elle a ramené les vrais fédéraux. Et pour tous ceux d'entre vous qui sont autour de Richmond, on a perdu notre seule voie d'accès non surveillée, et les meilleures planques...

—A cause d'une putain française et de ses Irlandais ! clama une voix dans la salle.

—Qu'ils aillent tous en enfer, ces enfoirés de catholiques !

—La ferme Brown !

—Qu'est-ce que t'as Ferrand ? T'as ton sang de froggy qui remonte ?

Le ton montait avec une rapidité alarmante. Les francophones dans la salle se renfrognèrent. Ils étaient une demi-douzaine, tous serrés les uns contre les autres. Certains comprenaient à peine l'anglais, mais ils traduisaient entre eux. Du peu qu'il comprenait de cette langue, Henry ne saisit que quelques insultes pour les Américains. Il sentit de vieilles rancœurs ressurgir de l'autre côté aussi. 

Ses collègues membres du Klan avaient toujours ce don naturel pour interrompre les conversations avec leurs idées suprématistes. Ce n'était qu'une bande d'abrutis un peu trop bavards qui parlaient sans réfléchir. Ils respectaient les Richter alors qu'ils savaient pertinemment que cette famille avait du sang amérindien et acadien, comme beaucoup de monde dans la région.

Le contrebandier fronça les sourcils et serra un peu plus le cigare entre ses dents. Il leur suffisait de se mettre des déguisements, de porter des masques et de marcher ensemble au pas pour se sentir pousser du courage. Il apparaissait là, comme une pousse de pissenlit sur du gazon, et ces pauvres imbéciles ne savaient pas quoi en faire. 

Ils sautaient dessus à pied joint et s'en prenaient à d'honnêtes citoyens, des clients potentiels, pour se donner des airs de redresseurs de torts. Et le courage repoussait plus abondant, alimenté par leur stupidité chargée de haine. Et c'était mauvais pour les affaires. Les Noirs, les Blancs, les Acadiens, les Italiens et les Irlandais étaient tous prêts à mettre le prix pour leur alcool.

Il siffla et reprit le dessus en criant :

—La ferme ! Vous voulez réveiller les morts ou quoi ?

Des regards volèrent vers les différents cercueils entreposés çà et là avec une crainte superstitieuse. L'assemblée se calma rapidement. Il continua :

—On n'en a rien à foutre de l'endroit d'où vous venez, la seule église à laquelle on va tous, c'est celle du moonshine.

Quelques rires fusèrent dans la salle. Il poussa un grognement ennuyé avant de reprendre. Il allait falloir qu'il leur explique tout, qu'il les tienne à l'écoute encore un peu... Il avait horreur des discours.

« Ce que je veux dire c'est que les temps sont rudes pour tout le monde. Et que je crois bien que les gars de Portland ont plus envie de jouer la partie avec nous. Donc on n'a pas trente-six solutions. Il faut qu'on rétablisse le contact avec des fournisseurs au Canada rapidement et qu'on se trouve des clients sans passer par Portland. 

Et pour tout ça, il faut qu'on sécurise cette putain de région. Comment on a pu laisser des types sortis de nulle part débarquer, faire une veuve chez les Douarnet et imposer leurs lois ? Et pourquoi Lloyd n'a toujours pas réglé le problème à votre avis ? Il a toujours nettoyé les petits gangs qui menaçaient ses producteurs, non ? »

—Il paraît que celui-là est plus organisé, lança quelqu'un dans l'assistance.

— Assez organisé pour battre les types de Portland mais pas assez pour nous trouver ? Et s'il n'y avait pas d'autre gang ? Et si les types qui ont flingué les Douarnet, c'était tout simplement ceux de Lloyd ? Vous croyez que dans leurs tours d'argent, les bosses de Chicago n'essayent pas de ramasser du fric là où ils peuvent ? Comment vous pensez qu'il peut réduire ses dépenses, le vieux Lloyd ? 

"C'est qu'un maillon de la chaîne comme nous, et il sait qu'on lui coûte trop cher. Il préfèrerait acheter de l'alcool de charbon distillé dans un cuve de pisse par des ritales qu'ont jamais goûté à du whisky, s'il pouvait l'acheter moins cher que la gnôle qu'on se tue à rendre potable ! Il n'a pas besoin de nous pour empoisonner les pauvres gens avec du gin frelaté. Cet enfoiré va rendre aveugle tout le pays, ce n'est pas une question d'intérêt, c'est une question de santé publique ! »

Quelques hommes éclatèrent de rire dans la salle. Mais le risque était bien réel. Ils savaient tous très bien que l'alcool mal distillé pouvait produire du méthanol au lieu de l'éthanol, la white light qui avait la particularité de rendre aveugle.

« Et il fait passer sa marchandise de luxe par bateau maintenant. Il a besoin de moins d'hommes et il traite directement avec les canadiens, cet enfoiré ! Et il est certain de nous couler en nous enlevant la frontière, il a qu'à attendre de nous voir nous vider notre sang, et nous envoyer les banquiers un peu plus souvent ! Nous aussi on sera sur la route de la Californie, cet hiver. »

Des murmures de surprise se transformèrent peu à peu en cris d'indignation.

—T'es sûr de ce que tu avances, Henry ? demanda l'un des fermiers qui se tenait devant lui.

—A cent pour cent. Danny était à Portland la semaine dernière, il a vu ce qui se trafiquait là-bas. Du whisky, du vin de France. Tout passe par le Nouveau Brunswick ou Saint Pierre et Miquelon. Ils ont doublé les commandes.

Ce qu'Henry omit de dire, c'est qu'il avait engagé trois travailleurs des entrepôts de Lloyd, d'anciens camarades de boxe, pour lui rapporter tout ce qu'ils apprenaient sur le passage des bateaux. Il apprenait peu à peu les endroits de passage, les phares sur la côte où ils stockaient la marchandise en soudoyant les garde-côtes. S'en était effrayant d'efficacité. En quelques semaines, Lloyd avait monté un marché parallèle d'envergure. 

Il jouait plus gros en passant par la mer, avec les garde-côtes, les « pirates » qui détournaient les navires, les tempêtes d'automne et les conditions en hiver, mais il gagnait beaucoup plus qu'en passant par les frontières terrestres. Ces informations-là, il valait certainement mieux les garder pour lui, pour ne pas compromettre ses hommes là-bas.

—Qu'est-ce qu'on va faire alors ? demanda une autre personne.

—Je vais vous le dire, maintenant ! reprit Henry d'une voix forte qui fit taire la salle. Vous l'avez compris, on est au fond du trou. Mais on a une porte de sortie. Lloyd espère nous avoir les uns après les autres. Mais si on s'unit et qu'on travaille ensemble, on peut dégager ses gars de la région et créer notre propre business.

—Et tu te proposes pour la présidence ? lança un homme barbu au chapeau brun.

Le regard d'Henry se durcit. Il le fixa.

—T'as peut-être un bordel correct à Bangor, Melvin, mais t'es en aucun cas capable d'affronter Lloyd. Tu l'avais vu venir ce coup-là ? Non, tu passes trop de temps avec les filles pour ça, tu t'es jamais intéressé aux gens qui se faisaient descendre à la frontière pour que tes clients aient des rafraîchissements après l'effort. Y a une dizaine de gars qui y sont passés ces dernières semaines, alors que t'étais tranquillement en train de te faire Marlène.

—Si elle te manque, t'as qu'à venir demain soir, répondit l'homme avec un sourire jaune.

—La ferme Melvin. Personne ne veut d'un mac comme boss, lui cria Gary de l'autre bout de la salle.

Approuvé par la plupart des contrebandiers, Gary hocha la tête en fixant le proxénète d'un air de défi.

—Continue, Henry, lança brusquement Jim en levant la main d'un signe d'encouragement.

D'autres approuvèrent dans la salle. Jim était de la vieille école, de la génération précédente de bootleggers, et on le respectait presque religieusement pour son expérience. 

Il avait été le mentor de la plupart des hommes présents dans la salle, tous ceux qui s'étaient mis à la distillation tardivement après le Volstead Act, ceux qui n'étaient pas issus de vieilles familles de contrebandiers aux recettes secrètes comme les Richter.

—Mon frère Danny était à Portland la semaine dernière pour voir l'état réel du marché, reprit Henry en saluant Jim d'un hochement de tête entendu. C'est pas la joie pour tout le monde, mais Lloyd s'en tire miraculeusement bien sur Portland pour l'instant, et pas de signes d'un gang concurrent en ville. 

"Le problème c'est qu'en vérité le vieux est aux abois. Ca fait plusieurs fois qu'il a perdu des clients pour New York et Washington en essayant de les doubler. Danny m'a appelé il y a cinq jours, il avait une dizaine de gros acheteurs prêts eux-aussi à s'éloigner de Lloyd. Eux aussi ils en ont marre de devoir justifier tous les cas d'empoisonnements dans les tripots. Ce vieux renard baisse en qualité et se sépare des producteurs honnêtes pour importer plus de saletés.

—Tu veux trahir Lloyd ? demanda quelqu'un.

—On va trahir Lloyd, tous ensembles. On n'a plus le choix, de toute façon. C'est ça ou la route vers l'Ouest.

—Et la frontière ? On n'a que des petits fournisseurs au Canada, ils accepteront jamais de traverser s'il y a des fédéraux ou un gang autour !

—Je vous ai dit que mon frère était à Portland la semaine dernière, non ? Parce que cette semaine il y est plus. Il est actuellement à Montréal en train de se geler les miches pour vous, messieurs. Il négocie avec des fournisseurs. De gros fournisseurs. Des types prêts à nous vendre des Thompson pour protéger leurs convois.

—Des putains de mitraillettes ? On est des fermiers Henry, pas des desperados !

—Peut-être pas toi, Johnny, mais je connais quelques gars qui seraient heureux comme des gosses avec un jouet comme ça dans les mains. Si le business se passe bien, on n'aura même pas à le faire nous-même. Nous on est les gars de la frontière, personne ne pourra nous doubler. On est les seuls à savoir comment passer de Montréal à Portland sans avoir à franchir une seule barrière. On a toujours su comment faire. Des barrières, y en avait jamais eu, jusqu'à ce que ces faux fédéraux rappliquent.

Les hommes commencèrent à discuter. Ils n'étaient pas tous d'accord, mais au moins ils étaient présents, compromettants leurs couvertures d'honnêtes travailleurs. Cela prouvait qu'ils étaient prêts à s'aventurer au-delà de leurs alambics la nuit, qu'ils étaient prêts à s'unir.

Ils avaient tous risqué leur peau en répondant à l'appel des Richter, en se disant qu'ils avaient quelque chose à proposer, pour eux, pour tout le monde. Et ils n'étaient pas déçus. Il y avait à présent un plan, une issue. 

La question était seulement : est-ce qu'ils seraient tous assez fou pour l'accepter ? Tout cela ne reposait encore que sur des mots, ils n'y voyaient que des promesses, comme celles du pasteur à l'église. Henry avait peut-être du cran et une belle gueule, mais il en fallait plus pour impressionner des bootleggers

Ils étaient en train de se chamailler pour savoir qui serait capable d'affronter les hommes de Lloyd, certains parlaient déjà de taupes de Lloyd qui les attendaient peut-être dehors, ou bien même dans cette salle. Un fermier proposa même qu'on ouvre les cercueils pour vérifier s'ils n'étaient pas habités par des vivants.

A ce moment, alors que les doutes et le chaos gagnaient la salle, un téléphone sonna. La sonnerie résonna au milieu du vacarme puis les gens se turent les uns après les autres, cherchant la provenance du son métallique

. Devin apparut alors, tenant le combiné en hauteur, comme s'il s'agissait d'un calice qu'on apportait sur l'autel. Il tenait de son autre main le long fil de téléphone qu'il déroulait au fur et à mesure qu'il avançait, obligeant les fermiers à se ranger en deux colonnes autour de lui, comme s'ils s'écartaient en haie d'honneur, se collant aux cercueils. 

Devin remit le téléphone dans les mains d'Henry qui hocha la tête en signe d'approbation pour son frère et décrocha. Un silence presque cérémoniel se fit dans la salle.

—Allô Danny ? Tu es toujours à Montréal ?

Il tendit le récepteur pour que les gens les plus proches puissent entendre la réponse.

—Allô Henry ? Je viens de serrer la main du représentant de Billy Michaux, le directeur de Canada-Juniper, il est d'accord pour lancer la production si on lui montre ce qu'on peut écouler en un mois. On commence en Août ! Cinq mille dollars par chargement !

A l'autre bout du combiné, Danny ne devait entendre que des grésillements perdus entre les cris de joie et les applaudissements. Il devait encore être dans le bar de l'hôtel où il avait rencontré le représentant, le dos vouté, l'oreille collée au récepteur, souriant comme le dernier des abrutis dans sa veste de cocktail achetée pour l'occasion. 

Devin émit un rire rauque et entrecoupé, puis il regarda son frère avec fierté. La salle était en feu, ils avaient réussi. Ce soir, c'était le sacre des Richter. Des cris et des rires résonnèrent dans la cave, comme si l'armée des morts s'était levée pour le sabbat. Tout le comté allait se redresser et tenir tête à Lloyd. Les Richter reprenaient du service. En famille.

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