Chapitre 17 : Wild Apples
Les jours passaient et elle s'efforçait d'aider au mieux les Irlandais. Arlette aimait leur présence, elle s'était prise d'une amitié profonde pour chacun d'eux, comme si leur rencontre avait été inscrite dans son âme depuis des années.
Ils étaient venus remplir le vide de Pinewood. Shannon et Chelsea cuisinèrent pendant des jours pour toute la compagnie et lui apprirent à faire un fumoir qu'elles installèrent à l'arrière, près du potager. Paddy, qui avait été cantinier pendant la guerre, savait aussi cuisiner, tout du moins éplucher les pommes de terre. Il se joignit à elle pour préparer le petit déjeuner, qui selon lui, devait se composer presque uniquement de boxty, des crêpes de pommes de terre qu'il roulait autour de petites saucisses en conserve avec des haricots.
Après quelques réticences, Arlette finit par apprécier ce repas. Après des années à Paris, elle avait oublié ses propres petits déjeuners salés dans les Vosges. Paddy était de toute façon une aide précieuse dans la cuisine, car dès le matin, il fallait préparer tous les repas des travailleurs et faire chauffer suffisamment de thé pour qu'ils tiennent la journée.
Betty revint deux jours à peine après l'épisode des chiens lancés sur Pinewood, malgré l'interdiction de son frère. Elle s'intégra immédiatement aux nouveaux arrivants et se prêta au jeu de l'institutrice pour tous les enfants.
Ce qu'Arlette regrettait le plus était que Shannon et Chelsea ne pourraient pas aider à l'auberge avec le travail qui les attendait pour cultiver la terre qui leur était laissée et s'occuper de leurs familles. Après avoir réalisé que la tâche de servir dix personnes à la fois était plus difficile qu'il n'y paraissait, elle avait espéré ne pas se retrouver seule en cuisine à s'occuper du service. Avec l'arrivée des Irlandais, elle réalisait seulement le gigantisme du travail qui l'attendait.
Aprèès une semaine de travaux ils repartirent tous ensemble voir l'avancée des constructions. Les deux cabanes principales en rondin étaient achevées. Il ne manquait plus qu'une grande porte à celle qui servirait à abriter les quatre célibataires ainsi que les bêtes. Celle où Joshua et sa femme devait habiter ne serait jamais construite. Elle ne reviendrait pas, lui avait-elle écrit dans une longue lettre...
L'Acadien restait discret, affichant toujours son sourire simple, mais il semblait bien tiraillé intérieurement entre Pinewood et son épouse. Arlette ne comprenait pas son choix, la question n'aurait pas dû se poser, il aurait dû retourner vers elle immédiatement... Qu'est-ce qui le retenait ici ? Etait-ce en lien avec son oncle ?
Chaque jour, elle pensait à cette question et cherchait le moment opportun pour la poser à Joshua, mais lorsqu'elle voyait la tristesse dans ses yeux, elle ne trouvait plus le courage de lui poser quelque question personnelle que ce soit.
Il venait la voir pour lui parler des travaux et de ce qu'ils pourraient faire une fois que le chantier serait achevé. Il expliquait qu'ils pourraient alors explorer l'immense terrain de Pinewood, qu'il lui montrerait comment sélectionner les noix de hickory et trouver les coins à champignons. Arlette comprit qu'il était déjà venu à Pinewood de nombreuses fois. Il savait déjà quelles essences de bois se trouvait autour du lac plus au Nord et sur quels versants poussaient les myrtilles.
Il y aurait donc cinq personnes dans le troisième bâtiment, avec au rez-de-chaussée les écuries pour les chevaux et un endroit pour les chiens en hiver, alors que les hommes dormiraient au premier étage. Arlette ne savait trop quoi penser de ce dans quoi ils allaient vivre. Ils ne semblaient pas mécontents de ce confort qui lui semblait spartiate.
Shannon lui révéla qu'ils étaient habitués à beaucoup plus petit et sale à New York et qu'ils auraient toujours plus à manger qu'en Irlande. Finalement c'était elle, leur logeuse, qui avait le plus de mal à s'habituer à cet endroit. Cela ressemblait plus à un camp de bûcherons qu'à un véritable hameau.
La Française se promit que dès qu'elle aurait commencé à faire des bénéfices avec l'auberge, elle chercherait de quoi leur construire de vraies fermes. Elle ne voulait pas que ses ouvriers aient honte de l'endroit où ils travaillaient. Ils étaient tous des immigrés, des étrangers sur ces terres. Il était hors de question de nourrir l'image de gens sales et pauvres que certains locaux leur attribuaient.
Immédiatement après leur installation, la Française se joignit aux travailleurs de Pinewood pour observer leur travail dans ses forêts. Elle voulait tout connaître de ce métier. Elle avait vu quelques scieries dans son enfance dans les Vosges, mais il s'agissait de petites exploitations qui peinaient à couper plus de dix mètres-cube de bois par jour avec le faible tirant d'eau des rivières. Elle n'avait aucune idée de la façon de procéder ici en Amérique, alors que les rivières étaient larges, aux fonds plats et rocailleux.
Le matin, les hommes partirent dans les hauteurs près de la rivière, amenant avec eux des scies et des traineaux à bois semblables aux schlittes qu'Arlette voyait dans les Vosges. Ils devaient tirer ces traineaux à la force de leurs bras sur les sentiers encore trop étroits pour faire passer les chevaux.
Il leur faudrait encore beaucoup de travail avant de permettre d'amener des traineaux plus grands pour déplacer des troncs entiers, avait expliqué Paddy en voyant l'air contrarié d'Arlette. Ce travail lui semblait surhumain. Jamais elle ne s'était vraiment demandé comment des hommes pouvaient-ils transporter des charges aussi lourdes. Pour l'instant, ils se contentaient de couper le bois sur place, sans scierie.
Joshua expliqua à la Française que le processus complet pour acheminer le bois jusqu'aux bateaux était beaucoup plus complexe que le travail de « bûcheron » comme on l'entendait en France. Tandis que les hommes taillaient en tronçons de quatre pieds de long un vieil hickory, Joshua tenta de lui expliquer ce qu'il nommait « le véritable travail des shantymen », non sans fierté.
—Tu vois Arlette, normalement on ne coupe pas trop le bois. On laisse des troncs longs, pour pouvoir marcher dessus sur les rivières et faire de belles planches d'au moins neuf pieds de long.
—Marcher... marcher dessus ? faillit s'étrangler Arlette.
—Oui, c'est du bois de flottage. On le scie comme le font les gars ici, puis on le transporte sur des traineaux, tirés par les chevaux ou les hommes, et on le fait descendre sur les berges. Si c'est le début de l'hiver, on le laisse là jusqu'à ce que les crues de printemps l'emportent plus en aval. Quand le niveau de l'eau baisse en été, ça crée plus facilement des encombrements dans la rivière, et il faut dynamiter là où ça bloque pour permettre au bois de continuer son voyage.
—Ça vous évite d'avoir à transporter le bois en charrettes depuis les hauteurs, c'est ça ?
Joshua acquiesça. Il se dirigea vers la rivière et Arlette le suivit. Les eaux blanches et tumultueuses se transformaient en torrent à cet endroit. Elle avait du mal à imaginer qu'il puisse y avoir des centaines de rondins de bois de l'automne passé qui pourraient s'entrechoquer là, sous ses yeux, d'ici un an.
—On a toujours fait comme ça dans le Maine. Il y a des lacs plus bas où les troncs vont s'échouer, ce sont des étangs à bois, là où il y a des scieries dans des moulins à eau ou à vapeur. On récupère notre bois qui est marqué. Ici dans le Maine tu ne verras pas une rivière au nord de Bangor qui ne soit pas réduite un jour à cause d'un encombrement plus haut, avant d'être en crue le lendemain, après que les bûcherons soient passés y mettre un coup de dynamite.
—Comment est-ce qu'ils... dynamitent des embouteillages de bois sur une rivière en crue ?
Le forestier s'assit sur une des souches blanches sur la berge et montra à la jeune femme la semelle de ses chaussures. Elle était couverte de petits pics semblables à des clous, espacés de quelques centimètres les uns des autres.
—On utilise ça pour ne pas glisser sur les rondins mouillés, et puis on marche dessus en faisant attention à ne pas se prendre les pieds entre les troncs quand ça bouge. On a aussi des perches ferrées pour draguer et pousser les troncs.
Elle observa avec curiosité les chaussures et s'imagina Joshua et les Irlandais sautant de rondin en rondin au milieu du torrent. Elle se retourna vers eux, et les regarda charger les bûches sur les traineaux. Est-ce qu'ils se sentaient amoindris par le peu de travail qu'elle pouvait leur donner, forcés à cette tâche bovine alors qu'ils étaient en réalité des voltigeurs de rivières ?
Soudainement alertés par un craquement de branches, ils tournèrent tous les deux la tête vers la rivière et virent un vieil orignal qui s'était approché de l'eau. En voyant les deux humains de l'autre côté, le grand mâle lança une sorte de grondement profond avant de disparaître derrière l'épais taillis de bouleaux. Arlette sourit en l'entendant s'éloigner. Quel était donc ce pays où on tombait nez-à-nez avec des cervidés de deux mètres de haut ?
—Il doit y avoir des femelles dans le coin, constata Joshua.
Incapable de lier cette affirmation avec une quelconque connaissance des habitudes de vie de cet animal, la jeune femme se contenta de hocher la tête et changea de sujet.
—Pourquoi n'y a-t-il aucun rondin sur la rivière ? On est à la frontière du Canada, il doit y avoir des camps de bûcherons plus haut, non ?
—Les seuls endroits plus haut où on peut commencer le travail sont sur le terrain de Pinewood. Sur le lac plus au nord et sur la rivière au pied du mont Curtis, à l'extrême nord du terrain. Pourtant, il m'est arrivé de voir quelques rondins descendre, je pense qu'il doit y avoir un ou deux bûcherons illégaux qui viennent à l'automne...
—Alors tu venais déjà ici les automnes précédents ? remarqua immédiatement Arlette.
Joshua baissa rapidement la tête.
—Il m'est arrivé de faire quelques travaux d'arpentage par ici.
—Je vois, répondit-elle en feignant de changer de sujet. Eh bien je pense que ce style de travaux forestiers serait totalement incompatible avec les forêts vosgiennes...
— Dans les rivières trop petites et où il y a trop de pente c'est certain. Les rondins ne passeraient pas ou s'écraseraient sur des rochers. Et puis il n'y aurait pas assez de débit. Mais dans certaines vallées, on faisait encore flotter le bois de chauffe ou de construction sans problème au siècle dernier.
—Tu veux parler du flottage sur la rivière de la Plaine ?
—Oui, c'est ça ! A l'époque, ils sciaient le bois la nuit parce qu'il n'y avait pas assez d'eau en journée pour alimenter tous les moulins, s'emporta Joshua en souriant.
Elle en était sûre à présent, il avait bien connu Armand Mangel pour que celui-ci lui raconte ces vieilles histoires des montagnes.
—Alors tu connaissais vraiment mon oncle, déclara-t-elle finalement, c'est lui qui t'a parlé de la scierie de mes grands-parents.
Joshua releva la tête avec surprise, il s'était piégé lui-même. Son regard se chargea de tristesse et il balbutia quelques mots fébrilement avant de trouver une réponse appropriée :
—On se connait un peu tous dans ce milieu de toute façon... Il faut... il faut que je me remette au boulot avant qu'ils ne coupent toute la forêt.
Il se leva et repartit vers les Irlandais, prenant une hache pour se joindre au travail. Arlette le laissa s'éloigner sans rien dire. Elle regretta de lui avoir parlé de son oncle. Ce sujet semblait tourmenter l'Acadien, et il était déjà bien assez ennuyé avec son épouse. Elle n'avait pas envie de perdre son amitié en le vexant, aussi décida-t-elle de ne plus l'interroger sur le sujet.
Elle retourna se joindre au groupe et laissa le forestier lui expliquer les étapes qui allaient être nécessaires pour dégager quelques chemins dans sa propriété. Il lui parlait de l'exploitation mesurée qui devait être faite des bois, exactement de la même façon que son oncle dans sa lettre. Résignée à ne plus en apprendre sur Armand Mangel que par déduction, elle comprit qu'il avait certainement était un ami proche de Joshua, et qu'ils avaient partagé les mêmes rêves.
Kenneth les rejoignit pour évaluer le temps que leur prendrait le défrichement d'un chemin de portage jusqu'au lac, puis d'un chemin allant jusqu'au Mont Curtis. L'idée de pouvoir se rendre jusqu'au pied de la montagne enchanta la Française. Elle allait enfin pouvoir escalader des pentes abruptes, sentir l'air pur de l'altitude et avoir un point de vue sur les immenses forêts plates du Maine.
Le vendredi d'après, le maire vint à Pinewood en compagnie de son adjoint, histoire de vérifier si les nouveaux travailleurs de Richmond avaient des têtes de bons citoyens. Ils s'installèrent dans le salon et commandèrent à boire comme s'ils étaient au restaurant. C'était en tant qu'aubergiste qu'Arlette les recevait.
L'autorisation était pliée dans la poche du maire, ainsi que l'acte faisant de l'axe Nord-Sud de sa propriété une route communale. Le conseil municipal n'avait pas été long à réagir face à une telle aubaine dans la petite ville qui avait désespérément d'être dépoussiérée avant que la Crise ne fasse fuir tous ses habitants. Elliot avait même trouvé un groupe de travailleurs de la prison du comté qui s'occuperaient de remettre la chaussée en état.
Une idée naquit dans l'esprit de la jeune femme, aidée par la lettre qu'elle avait reçu quelques temps auparavant de Paula Castelblanc. Avant même de prévenir Louis, elle décida d'annoncer sa proposition au maire. Pour convaincre un peu plus de monde de sa bienveillance à l'égard de la ville, elle allait organiser une fête d'inauguration de la route, où serait invité son « ami » le sénateur Fowler.
Si elle arrivait à le faire venir, cela signifierait qu'elle savait utiliser ses relations. Peut-être que finalement elle saurait se comporter en véritable dame comme le voulait Paula... La nouvelle, déclarée directement au maire et à son adjoint, fit l'effet d'un feu de bush, embrasant soudainement tout le comté. Le sénateur Fowler, un ami très cher du sénateur Rushlow qui représentait le Maine, allait passer à Richmond. Au marché de la semaine suivante, malgré la désagréable présence d'Irlandais dans la ville, les gens se mirent à sourire à Arlette et la saluèrent à nouveau sur son passage.
Les choses suivirent leur cours. Arlette avançait, semaine après semaine, un pas après l'autre, vers l'avenir flamboyant qu'elle prévoyait pour Pinewood. Le mois de juillet était déjà bien entamé. L'été dans le Maine était d'une douceur incomparable avec l'Europe. Il était frais et humide, et chaque jour réservait un ciel plus magnifique que le précédent. La jeune femme n'avait de cesse de s'émerveiller de la nature qui l'entourait.
La première récolte de haricots et de pommes de terre dans son jardin avait était fructueuse. Elle avait aussi mis quelques mûres et myrtilles comme lui avait indiqué Betty, qui poussaient très bien dans la terre acide et profitaient de l'espace qu'on leur offrait.
Les travailleurs de Pinewood commençaient à partir de plus en plus loin dans les montagnes à la recherche de bois mort. Ils payaient chacun dix dollars de loyer par mois, et revendaient le bois qu'ils trouvaient à Bangor. Au moins une fois tous les deux jours, ils rapportaient des légumes ou de la viande à leur patronne, tandis qu'elle faisait au mieux pour leur trouver des outils plus performants.
Elle-même s'était mise à arpenter ses terres, à s'enfoncer dans les bois, à nager dans les étangs. Pinewood n'était pas qu'une demeure, c'était des hectares de forêt à visiter. Elle avait l'impression de découvrir un jardin gigantesque et vierge, dont la plupart des roches, troncs, mousses, n'avaient encore jamais été vu par des humains.
Joshua l'invitait toujours dans ses longues journées d'arpentage. Il lui montrait les arbres les plus anciens et vénérables de la forêt, lui enseignait les noms des essences et des plantes qu'ils trouvaient sur leur chemin.
—... Regarde les pins, les aulnes et les érables, Arlette. Ils cohabitent et se rendent service. Là où il y a une forêt de conifères poussera un feuillu, et là où grandissent les érables, il y aura toujours de la place pour un sapin. En vérité la forêt n'a pas besoin de nous pour être en bonne santé. Elle ne stagne pas, elle sait que c'est en laissant pousser de nouvelles espèces qu'elle est plus forte. Si nous n'avions pas tant besoin d'elle, nous devrions la laisser retourner à sa forme primitive et pure, laisser s'exprimer sa nature...
Arlette l'écoutait avec attention. Elle avait l'impression d'entendre les mots de son oncle dans sa lettre. Les deux hommes s'étaient forcément connu, c'était certain.
De temps en temps, le dimanche, l'Acadien sellait les deux chevaux de trait et l'emmenait jusqu'au grand lac. Là-bas, ils devaient marcher dans l'eau sur des mètres de roseaux aux eaux boueuses, surprenant parfois des canards sauvages, pour installer des pièges à castor. Limiter la prolifération de ces énormes rongeurs était, selon Joshua, la seule façon pour lutter contre l'envasement du lac et les colonies de mouches noires assoiffées de sang qui pondaient leurs œufs dans les eaux troubles.
Arlette découvrait des plantes endémiques méconnues. Les arbres, qu'elle pensait connaître après ses années de vie rurale, étaient en réalité des êtres unis les uns aux autres, qui s'entraidaient dans leur lutte quotidienne pour survivre, et faisaient de cet endroit un paradis luxuriant de couleurs sauvages. Joshua lui apprenait tout de la vie de trappeur. Il lui montrait comment faire du feu avec de l'écorce de bouleau, quelles herbes elle pouvait utiliser pour faire des infusions, comment reconnaître les territoires des ours en cherchant les indices de leur passage.
Elle réalisait que la vie dans la nature n'était pas un retour instinctif pour l'Homme. C'était un apprentissage perpétuel auquel aucun livre n'aurait pu la préparer. Il y avait tant de choses à savoir, de techniques à apprendre, du simple tressage de corde jusqu'à la façon de dissimuler son odeur dans les bois. Joshua lui-même avait pris ce savoir du meilleur professeur qui soit, un vieil indien Malécite qui lui avait enseigné les traditions de son peuple.
Lorsqu'ils avaient le temps, le soir, il lui montrait comment jouer du dulcimer. Aux côtés du forestier, Arlette avait l'impression d'avoir un père. C'était un sentiment étrange, de pouvoir parler avec un homme de choses simples comme de la pêche ou de la population de cerfs.
Il avait énormément d'affection pour elle, et parfois même, lorsqu'il s'emportait dans ses discours sur les arbres, il terminait par un « Si ton oncle voyait ça... Je pensais pouvoir lui ouvrir les yeux lui-aussi. Mais il ne m'a pas écouté... ».
Arlette avait tant de questions à lui poser à ce sujet. Mais ce passé semblait encore évoquer des souvenirs douloureux pour l'Acadien, et elle aimait trop la relation qu'elle entretenait avec lui pour le mettre mal à l'aise avec des questions sur Armand.
Elle profitait de la vie que lui avait offerte son oncle sans se soucier de la personne qu'il avait été. Si Armand avait pensé se racheter en auprès de sa famille en offrant un coin de paradis à sa seule survivante, peut-être avait-il trouvé le salut, car sa nièce avait l'impression de goûter pour la première fois à la véritable liberté.
Pour ce qui était du chien que lui avait donné Jim, maintenant appelé « Jim Un Pied », le molosse remplissait parfaitement sa charge de gardien de Pinewood, avec tellement de zèle qu'Arlette elle-même éprouvait parfois des difficultés à le calmer lorsque des étrangers venaient voir où en était l'avancement des travaux. Comme il n'avait pas de nom, et qu'il ne se reconnaissait dans aucun des sobriquets qu'on pouvait lui inventer, il fut affublé du nom de sa nature « Le Chien ».
Arlette vit aussi quelques fois des voleurs qui venaient de la ville et tentaient de briser ses vitres pour entrer dans la maison. Une salve de fusil et les aboiements du chien suffisaient généralement à les décourager. Elle était rassurée pour la sécurité de Pinewood. Depuis la nuit où elle avait sauvé Jim dans les bois, elle n'avait plus entendu parler des frères de Betty. Elle-même évitait soigneusement ce sujet.
Les travaux de la route avançaient. Pendant la journée, on pouvait entendre l'écho lointain des prisonniers qui travaillaient au rythme de chansons de bagnards. Ils étaient accompagnés d'ouvriers saisonniers venus de Bangor, des Noirs et des Irlandais que Kenneth connaissait personnellement.
Contrairement aux autres Irlandais, Kenneth pouvait adresser la parole à Arlette sans prendre cet air stupide et timide que pouvaient avoir Paddy ou Mickey. Il maintenait une distance respectable et prenait des airs de gentilhomme simple mais éduqué qu'elle trouvait touchant, bien qu'un peu surfait. Il s'était immédiatement imposé comme le chef du groupe, et semblait aussi être celui qui connaissait le plus de monde au-delà du Maine.
Il lui arrivait de parler d'amis de New York, du Massachusetts, et même d'une connaissance partie en Californie faire fortune. Les autres lui obéissaient toujours sans contestations et même Joshua le consultait toujours pour savoir par où il vaudrait mieux consolider une poutre ou faire passer un tronc. Ses connaissances en architecture et en menuiserie étaient aussi solides que les meubles qu'il s'était mis à confectionner avec une scie passe-partout et une raboteuse pour les besoins de l'auberge.
Arlette l'observait toujours avec curiosité. Elle n'arrivait pas à voir ce que cet homme éprouvait. Son manque d'expressions faciales la mettait mal à l'aise. Lorsqu'il venait lui apporter des meubles, c'était avec son masque de sens du devoir.
Louis venait de moins en moins à Pinewood, surchargé par les réparations de tracteurs et de scieuses à bois du début de l'été. Grâce à ses cours et à ceux de Paddy, Arlette savait à présent se servir correctement de son fusil. Les bleus sur son épaule provoqués par le recul de l'arme avaient à présent disparus et elle pouvait même tirer du haut du cheval qu'elle montait lorsqu'elle allait se balader avec Joshua.
Elle avait l'impression de se préparer à quelque chose. Elle ne s'installait pas seulement à Pinewood, elle n'en faisait pas seulement un foyer pour elle et ceux qui étaient maintenant ses proches. Elle en faisait aussi une forteresse imprenable.
Le sénateur allait venir, Louis lui avait confirmé son approbation, et elle entendait de plus en plus parler de contrebandiers dans la région. Elle s'attendait à tout moment à recevoir la visite d'autres hommes intéressés par son terrain.
Ses craintes se confirmèrent quelques temps après. La nouvelle de l'invitation qu'elle avait lancée au sénateur s'était propagée si vite qu'elle avait reçu une lettre, venant de Portland. C'était un message la félicitant de son arrivée dans le monde de l'entreprise à Richmond. La lettre en elle-même n'avait rien de menaçante, mais elle était signée d'un nom qui fit frémir Joshua lorsqu'il la lut. Mr Lloyd.
La jeune femme avait attiré les regards des gangs de la capitale de l'Etat, en touchant à la fois au monde ouvrier et aux politiciens de la région. Restait à savoir ce qu'ils lui voudraient. Cela ne faisait qu'annoncer un ciel nuageux, chargé d'orages et de grêle, qui allait s'abattre avant la fin de l'été.
Comme si elle préparait ses troupes, elle recevait les ouvriers une fois par semaine pour discuter des travaux entrepris et du secteur à couvrir pour la semaine d'après. Eux aussi semblaient impatients de voir la route et l'auberge ouvrir. Ils s'attendaient à de l'action, à recevoir des visiteurs indésirables. Comme si les combats de la Somme ne leur avaient pas suffis, ils aiguisaient leurs couteaux et huilaient leurs armes.
La légende de leur patronne qui avait combattu une meute de chiens et recousu une gorge ouverte avec un hameçon s'était répandue dans toute la région auprès des amateurs d'histoires sordides. Pour les Irlandais, elle leur avait offert un confort auquel ils n'auraient jamais pu aspirer en ces temps de crise, et elle avait gagné sa médaille de guerre dans les bois. Ils lui étaient entièrement dévoués. La guerre pouvait venir, ils l'attendraient à Pinewood.
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