Chapitre 13 : Hard Times Come Again No More
Arlette passa la matinée à scruter l'horizon depuis la fenêtre du salon. Trois biches vinrent brouter l'herbe grasse du pré en sautant les barrières de bois toutes neuves. Elles passaient par-dessus la frontière que la jeune femme avait créé comme pour lui prouver qu'elle n'était pas infranchissable, et que c'était elle, l'étrangère qui venait sur ces terres pour essayer de s'approprier cet endroit.
Aucun droit, aucun héritage ne lui donnait ce territoire. Elle devait se battre inlassablement pour l'obtenir, pour rester. Comme les biches qui franchiraient sa clôture tous les matins pour venir se nourrir d'herbe grasse. Ce n'étaient pas ces dames de la forêt qui étaient obstinées, mais son enclos de bois qui était inutile.
La jeune femme fixa l'orée des bois d'où la brume s'échappait. Elle attendait des spectres, mais ils ne vinrent pas. Il n'y avait que l'eau vaporeuse qui s'élevait au-dessus des pins. En repensant aux évènements de la veille, sa gorge se crispait.
Deux gueules cassés, ici dans le Maine, à des milliers de kilomètres de la France. Elle en avait vu tellement quand sa mère servait pour la Croix Rouge, derrière les champs de bataille. Comment s'étaient-ils débrouillés ici, là où peu de monde avait vu la guerre en face.
Pourquoi ne portaient-ils pas de masques ou n'avaient-ils pas fait de reconstruction faciale ? Elle aurait aimé pouvoir leur parler. Ils ne lui avaient pas dit où ils avaient combattu. Pourquoi leur avait-elle directement demandé s'ils avaient été à Ban-de-Sapt ?
Tous les américains n'avaient pas été dans les Vosges, tenta-t-elle de se raisonner, et puis ces lieux n'avaient dû représenter que des numéros pour eux. Cote 627, cote 542, voilà ce qu'ils avaient dû connaître.
Mais si ça avait été eux ? S'ils avaient fait partie de ceux qu'elle avait vu revenir des dernières tranchées en 1918 ? Qu'aurait-elle eu à leur dire ? Qu'ils avaient peut-être marché sur les ruines de la maison où elle était née ? Que sa mère avait retiré du shrapnel d'au moins dix d'entre eux à Raon l'Etape ? Non, elle leur aurait demandé si eux aussi, dans ces bois étranges du Maine, ils voyaient des fantômes...
Elle frissonna en repensant aux deux autres hommes qu'elle avait vus la veille, ceux qui avaient suivi derrière les mutilés de guerre. A côté d'eux, les anciens soldats défigurés avaient quelque chose de sympathique et de familier. Voilà donc ce à quoi elle devait s'attendre des hommes de la région, pensa-t-elle. Des contrebandiers, des bootleggers.
Elle se souvint de leurs yeux glaçants, leurs visages sombres de gibier de potence. Il y avait quelque chose de terrifiant chez eux, qui les accompagnait comme une traine de noirceur, transportée dans leur sillage avec l'odeur de moût de whisky, de tabac et de poudre de fusil. Et pourtant ils avaient hésité à entrer chez elle et à la menacer...
Ce n'était certainement que des fermiers du coin qui voulaient jouer au dur, essaya-t-elle de se convaincre en faisant tourner machinalement un bouton de son cardigan, mais ils n'en gardaient pas moins des airs d'oiseaux de mauvais augure.
La vieille maison grinçait et bougeait le matin. Son bois se contractait pendant la nuit et expirait une fois le givre fondu dans le pré. Elle respirait, comme une vieille dame fatiguée par son grand âge.
Arlette avait réussi à aménager la cuisine, sa chambre et le salon pour en faire des lieux agréables. Les autres pièces restaient des terres sauvages qu'il lui faudrait rapidement défricher. Surtout la salle de bain et ses forêts de moisissure...
Qu'allait-elle faire une fois toutes les chambres aménager ? Elle ne connaissait personne ici, hormis Louis, le maire et son assistant. Les gens qu'elle voyait au marché n'avaient pas encore de noms pour elle, seulement des visages qu'elle tentait de ne pas oublier.
Elle était donc seule, sans visiteurs... Et avec ces contrebandiers à ses portes et les ours dans les bois, il lui fallait quelque chose pour effrayer tous ceux qui tenteraient de l'approcher avec de mauvaises intentions.
Un fusil, pensa-t-elle. Elle avait déjà tiré avec le pistolet de son père lorsqu'elle était enfant, cela ne devait pas être très différent. Il fallait qu'elle puisse retrouver son domaine, se balader dans ses bois sans craindre les bêtes ou les hommes.
Elle se leva soudainement. Il lui fallait aussi un chien. Cette pensée la sortie immédiatement de la stagnation. Avec un chien ou deux, elle ne serait plus seule au milieu de ces bois.
Elle saisit son manteau, ses bottes, son chapeau et ferma toutes les fenêtres avant de partir. Louis était à Portland et ne rentrerait pas avant le lendemain. Elle n'avait pas le temps d'attendre, et devait se tenir prête à accueillir la prochaine visite des contrebandiers.
Il devait être huit heure du matin lorsqu'elle prit le chemin de Richmond. Elle marcha en suivant la route de terre, parfois si boueuse qu'elle devait passer par la forêt pour ne pas coincer ses bottes dans la boue. La route passait entre deux collines boisées, puis elle était coupée à une intersection avec une autre route qui passait du Nord au Sud, toujours sur son terrain. Elle avait vu cette ligne noire sur la carte.
Beaucoup de personnes dans la région devaient rêver de la voir à ouverte à la circulation, pensa Arlette. Elle était assez plate et droite, contrairement à celle passant par Richmond qui se perdait dans un défilé étroit pour rejoindre les montagnes. Si elle l'ouvrait, elle serait certaine d'avoir des visiteurs plus souvent, et cela ferait certainement fuir les ours.
Elle continua jusqu'à la frontière de Pinewood et arriva au bord de prés où paissaient des vaches brunes, en contrebas, près de la rivière. Elle marcha encore, et arriva finalement, longeant les champs et les fermes de plus en plus proches les unes des autres, dans la petite ville de Richmond, près d'une heure après son départ.
Les camionnettes poussiéreuses passaient régulièrement le long de la grande route, emportant vers les forêts les équipes encore fraîches de forestiers. Les gens traversaient d'un bout à l'autre la grande rue, sans prêter attention à la jeune femme. Depuis qu'on avait appris qu'elle allait héberger des Irlandais, elle était redevenue une étrangère sans intérêt.
Il faudrait probablement encore moins de temps pour que tous ces braves chrétiens la vilipendent pour être devenue l'ennemie de bootleggers locaux, imagina-t-elle. Il n'y avait plus que l'influence de Louis pour qu'elle reste dans les bonnes grâces de l'administration. Tout cela devrait changer, il fallait qu'elle y remédie et qu'elle trouve un moyen d'y arriver sans lui.
Deux Noirs vêtus de costumes sales et poussiéreux étaient assis par terre, devant le magasin général. Il y avait un banc juste contre le mur, à l'ombre, mais aucun des deux hommes n'avait jugé bon de s'y installer.
D'ailleurs un petit panneau indiquait clairement que les Noirs y étaient interdits. C'est comme ça qu'ils traitaient les gens de couleur, se demanda Arlette, en leur interdisant l'accès de certains endroits et en les laissant à la rue ? Elle les salua en entrant dans le magasin et ils la dévisagèrent sans sortir de leur mutisme.
L'intérieur de la boutique était baigné dans une odeur de colle, de café et de tabac. L'épicier, un homme de petite taille, au crâne dégarni et aux longues moustaches noires était en train de lire le journal. Il leva les yeux vers sa cliente et referma le journal. Elle le connaissait bien maintenant, après tout ce qu'elle lui avait acheté pour s'installer.
Même si elle était à présent aussi bien considérée à Richmond qu'un lépreux au portes de la ville, elle pouvait toujours compter sur le professionnalisme mercantile de l'épicier. Il vendait à tous, Noirs, Blancs, tant que leur portefeuille le permettait.
Elle lui sourit et s'approcha du comptoir. Une cagette d'oranges californiennes Sunkist était posée à côté de la caisse, au milieu des piles de nourriture en conserve, Green Giant Canned Peas, Hart Brand et autres qui offraient au comptoir des couleurs et des allures modernes qu'on ne trouvait pas sur les autres étagères, couvertes de pièges à castors et d'outils de travail d'acier noircit.
Arlette s'avança en serrant ses mains l'une contre l'autre. Peut-être qu'il allait lui dire qu'elle était folle de vouloir une arme, qu'une jeune dame comme elle devrait se contenter de tricoter ou de faire la cuisine comme une femme au foyer américaine...
—J'aimerais acheter un fusil.
—Très bien, on a des modèles de Winchester qui peuvent arriver de Bangor en une journée seulement, je les ai sur le catalogue. Qu'est-ce qui vous intéresse exactement ? marmonna-t-il avec un accent prononcé.
Elle ne répondit pas immédiatement, choquée par la décontraction avec laquelle il lui parlait d'armes. Elle était peut-être en Amérique, mais elle était surtout dans un village reculé au milieu des bois.
—Je... Je voudrais voir ce que vous avez en fusil à verrou.
—Très bien, mais pour éloigner les ours ou chasser je vous conseillerais plutôt des doubles canons. On a un nouveau modèle de Remington en calibre 12 qui ferait très bien l'affaire pour une grande propriété comme la vôtre.
—Mais... C'est facile à manier ?
—J'en ai vu des plus fragiles et plus jeunes que vous qui encaissaient très bien le recul. Vous avez déjà tiré ?
—Euh oui, une fois ou deux, plutôt avec des pistolets dans mon enfance.
—Ah, rien à voir ma petite dame. Vous aurez qu'à demander à Louis de vous apprendre, il tire comme un vrai desperado. Vous voulez des Butterfinger ? C'est une barre de chocolat avec du beurre de cacahuète, on fait une promotion...
—Non merci. Je préfèrerais tout de même un fusil à verrou pour commencer.
Il acquiesça en marmonnant « pas plus facile à manier » et sortit le lourd catalogue de sous le comptoir. Il passa rapidement la partie habillement, outils de toilette, et arriva aux armes.
—Le modèle de Springfield 1903 est très apprécié, bon marché et il fonctionne à merveille, c'est ce qu'on achète la plupart du temps... Quand on ne prend pas un fusil de chasse, dit-il d'un ton incitateur en tournant la page vers un modèle à double canon, à soixante-dix dollars.
—Merci, le Springfield ira très bien. A quarante dollars, c'est ça ? Et qu'est-ce qu'il me faut comme munition avec ?
—Du 7.82, enfin du 308. Je vous le commande avec. Vous êtes chanceuse, vous passez juste avant que j'envoie le courrier. Ca arrivera demain normalement. Les armes arrivent plus vite que les fruits par ici. Est-ce que vous avez besoin d'autre chose ?
Tous ces diamètres, ces numéros, ces noms se mélangeaient dans l'esprit de la jeune femme. Qu'il lui prenne ce qu'il fallait et qu'il arrête de parler en mâchant ses mots... Elle s'apprêtait à lui demander s'il savait où elle pouvait trouver des chiens pour garder sa maison mais la clochette de la porte tinta et le maire entra, accompagné de sa femme, une petite dame aux cheveux châtains dissimulés derrière un grand chapeau.
—Monsieur le Maire, Madame, les salua l'épicier.
Avant même qu'Arlette ait pu les saluer, la dame lui dit en souriant :
—Oh mais vous êtes Mademoiselle Mangel ! Enchantée, je suis Georgina Elliot, la femme du Maire.
Elles se serrèrent la main. La jeune femme sentit quelque chose d'acide dans ces présentations.
—Alors, comment se passe votre installation ? demanda le Maire en se dirigeant vers le présentoir de pipes à tabac.
—J'ai... justement deux affaires vous concernant, des questions administratives surtout, répondit la Française en souriant.
Il fallait qu'elle le fasse maintenant, avec l'épicier comme témoin. Elle serra les poings et prit une longue inspiration. Sa voix ne devait pas faiblir. Il fallait qu'elle se prépare à argumenter.
—Vous voulez prendre un rendez-vous ?
—Non justement, je trouve l'endroit très opportun, je n'ai pas vraiment le temps de me rendre en ville en ce moment...
Elle inspira profondément, avant de continuer. C'était insensé, elle y avait à peine réfléchit, ce matin même ce n'était qu'une idée lui traversant la tête. Mais c'était le moment d'agir.
« ... Je voudrais ouvrir la route à l'Ouest sur mon terrain qui traverse du nord au sud. Je suis certaine que ce serait une voie plus pratique pour la circulation. Pensez-vous que ce serait possible ? »
Le Maire se retourna, étonné, tandis que l'épicier se mit à ranger des caisses de bouteilles de soda, tentant de feindre l'inattention. Arlette le regarda un instant en se demandant qui pouvait bien boire ces bombes de sucre...
—C'est possible mais...Vous voulez en faire une route communale ?
—Eh bien si c'est la commune qui veut l'entretenir, je ne demande que ça, renchérit-elle en riant.
—Eh... je dois voir ça avec le Conseil...
—Ce serait certainement un grand bien pour la circulation en ville et pour les bûcherons en été. Et de ce fait je voulais aussi me renseigner sur la possibilité d'ouvrir une auberge chez moi. Vous savez comme la bâtisse est grande, je préfèrerais en faire quelque chose d'utile pour les travailleurs du coin. Est-ce que j'ai besoin d'autorisation particulière ? Il faudra aussi que je discute avec monsieur l'épicier ici présent pour l'approvisionnement...
L'homme derrière le comptoir leva la tête en souriant, posant une boîte de café devant lui.
—Mais avec plaisir mademoiselle. Sucre, café, thé, légumes, viande, on a tout ici.
—Ça devrait pouvoir s'arranger facilement, réfléchit le maire. Vous vous lancez donc dans les affaires ? Et quant à l'exploitation ?
—Ah oui, l'exploitation ! Je vais engager une équipe d'ouvriers, mais j'ai besoin de les loger. J'aimerais construire quelques cabanons pour qu'ils puissent y dormir.
—C'est compliqué de créer des adresses sur une propriété privée, mademoiselle, commenta le maire, il vaut mieux faire un camp de saisonniers.
—Oh ils ont déjà des adresses, ils habitent... à Bangor.
Le maire sourit à son tour. L'épicier écoutait toujours, sans faire semblant cette fois-ci. C'était la raison pour laquelle elle avait tenu à en parler dans un lieu public.
Tout allait se savoir dans le village en moins d'une journée, et ceux qui travaillaient dans les montagnes feraient pression sur le Conseil pour ouvrir la route. De plus, les contrebandiers allaient apprendre qu'elle ne serait plus seule, qu'elle aurait des visiteurs, et beaucoup de passage sur sa propriété. La riposte n'attend pas, se dit-elle.
—Je vais voir comment organiser cela et je passerai pour vous tenir au courant, répondit le maire sans cacher son contentement. Finalement vous avez décidé de l'exploiter convenablement ce terrain ! Je suis certain qu'avec une auberge par là-bas, vous ferez salle pleine en semaine !
Elle acquiesça et se rendit compte qu'elle n'avait pas encore demandé pour les chiens. Cela ferait beaucoup d'un seul coup pour l'épicier et elle n'avait pas envie que le maire soit plus au courant de ses propres problèmes.
Elle trouverait quelqu'un d'autre pour les chiens. Peut-être plutôt un fermier, pour trouver un de ces animaux locaux, habitués aux conditions climatiques des montagnes et à la rude vie au contact d'autres animaux.
Elle prit congé des occupants du magasin et sortit. Finalement, elle avait bien fait de se lancer. Son idée frivole s'était transformée en projet fou, passant d'étincelle volatile à véritable coup de tonnerre pour la ville de Richmond.
Se rappelant de sa dernière mission de la journée, elle se mit à observer les alentours en quête de canidés. Elle avait vu quelques cabots errants le long de la route et dans les champs, mais il était difficile de déterminer si un animal était vraiment errant ou simplement laissé libre de vagabonder pendant la journée par ses maîtres.
Elle reprit le chemin de Pinewood, vers l'est, et s'arrêta devant chaque ferme pour voir s'il y avait des chiots. Elle devait avoir l'air d'une voleuse en pleine prospection, se dit-elle.
Alors qu'elle longeait la route, un vieil homme portant une longue barbe la vit s'arrêter devant la porte de sa grange et sortit, un fusil à la main.
— Vous voulez quoi ? demanda-t-il d'un ton patibulaire.
Elle sursauta et tenta de lui présenter un sourire affable.
— Bonjour, je viens d'arriver à Pinewood-
— C'est vous la Française ? Sortez de chez moi !
Surprise, elle recula. Il fit mine de s'approcher en brandissant son arme et elle tenta de répondre :
— Ecoutez, je sais pas ce qu'on vous a dit, mais-
— Dégagez !
Il tira une salve en l'air et ses chiens se mirent à aboyer. Elle fit demi-tour aussitôt. Elle aurait au moins aimé savoir pourquoi il ne voulait pas lui parler. Parce qu'elle était Française ? Parce qu'elle était la nouvelle propriétaire de Pinewood ?
Arrivée à hauteur de sa boîte aux lettres, elle s'arrêta pour connaitre le nom de celui qui ne serait pas un de ses alliés. « Hawkes ». Elle prit une profonde inspiration et reprit sa route.
L'heure qu'elle passa sur le chemin du retour fut moins enchanteresse et bucolique qu'à l'aller. Elle prenait conscience qu'elle allait se faire encore plus d'ennemis en s'investissant dans la vie de Richmond. Elle était soudainement triste de ne pas avoir eu la chance de faire ses preuves auprès d'au moins une personne aujourd'hui. Mais au fond que valait le jugement de ce vieillard ?
Elle tentait de se convaincre qu'il s'agissait certainement d'un vieux réactionnaire xénophobe, mais finit par se dire qu'elle avait certainement fait quelque chose de mal pour qu'il la haïsse ainsi. Elle se sentait à fleur de peau depuis son entrevue avec les bootleggers.
Il devait être à peu près midi lorsqu'elle arriva à Pinewood. L'impressionnante maison surplombant les prés lui faisait peu à peu l'effet d'un foyer qu'elle retrouvait après une escapade dans le vaste monde extérieur.
La silhouette d'une jeune fille en train de balayer le perron se dessina peu à peu. Betty. Lorsqu'elle vit la Française arriver au loin, elle jeta le balai et courut dans sa direction. Ses longs cheveux noirs étaient attachés par un ruban bleu neuf et elle portait une jolie robe verte claire.
Arlette s'attendait à ce qu'elle lui montre sa nouvelle robe en faisant un pas de danse ou en tournant sur elle-même, mais elle ne s'arrêta pas et vint la serrer dans ses bras.
—Tu vas bien ! J'ai cru que tu étais partie pour de bon ! dit-elle d'une voix étranglée.
—Qu'est-ce que tu racontes ? J'étais seulement allée faire des courses à la ville.
Betty se sépara d'elle et afficha un sourire soulagé. La Française était toujours étonnée par l'attachement de la jeune fille. Elle avait l'impression d'être sa première amie, peut-être la seule. Au fond elles étaient similaires en ce point, Arlette aussi n'avait qu'elle et Louis. La présence de Betty était un réconfort pour elle.
—Qu'est-ce que tu as acheté ?
—J'ai commandé un fusil. Pour les ours. J'ai cru en voir un rôder hier soir... dit-elle en repensant aux quatre individus qu'elle avait rencontré la veille, mais ne t'en fais pas, dès demain j'aurai ce qu'il faut.
Le visage de la jeune fille se figea. Elle plissa les lèvres en regardant les bois alentours.
—Hier soir... murmura-t-elle tristement.
— J'aimerais aussi trouver des chiens, reprit Arlette, mais je n'ai pas eu le temps de demander à Richmond.
Betty se remit à sourire.
— Je vais voir si je connais quelqu'un qui en a, c'est vrai que c'est important !
— Et si on rentrait ? J'ai une autre nouvelle à t'annoncer !
Docilement, Betty suivit la jeune femme à l'intérieur et elles posèrent leurs manteaux contre le poêle pour les réchauffer. Les cendres étaient encore chaudes et Arlette les raviva puis y ajouta une bûchette.
Elle alla tirer de l'eau à la cuisine pour en remplir une casserole et la mit sur la cuisinière. Il lui restait quelques pommes de terre depuis le dernier passage de Louis. Betty avait commencé à les éplucher dans le salon.
— J'ai regardé les plants dans le potager, tes pommes de terre et navets vont commencer à sortir de terre, on devrait mettre des baies aussi, elles tiendront l'automne.
— Tu sais où en trouver ?
—Dans les bois au-dessus de chez moi j'ai trouvé des mûres l'autre jour, on pourrait les repiquer !
—Tes frères ne diront rien ?
Elle parlait rarement de sa famille. Tout ce que savait Arlette, c'était qu'elle était la cadette d'une fratrie de six enfants et que ses parents étaient morts, plus de dix ans auparavant. Parfois elle se plaignait de la sévérité de ses frères, comme toutes les petites sœurs. D'autres fois, elle disait s'inquiéter pour eux. Ils semblaient avoir des problèmes financiers. La jeune femme admirait la gaieté dont Betty pouvait faire preuve malgré cette vie difficile.
—Ils n'ont pas besoin de le savoir ! Alors qu'est-ce que c'est cette nouvelle importante ? Tu m'en as parlé, maintenant je veux savoir !
—Très bien, très bien...
Arlette s'assit à table et y posa ses coudes, serrant ses mains entre elles, comme les patrons ou les hommes d'affaire.
—Mademoiselle Betty Richter, voulez-vous travailler pour la Maison Pinewood ?
Un grand sourire naquit sur le visage de la jeune fille, relevant ses joues roses.
—Tu as vu le maire ?
—Oui, je vais faire trois choses, tiens-toi bien : premièrement, comme je t'en avais parlé, je vais installer des ouvriers sur la partie la plus à l'est du terrain pour qu'ils puissent vivre ici à l'année.
—C'est formidable ! Tu vas devenir une vraie chef d'entreprise ! Il va falloir creuser un canal, construire une scierie !
—Nous n'en sommes pas encore là. Laisses-moi terminer. Deuxièmement, et ça je ne t'en avais pas encore parlé, je vais ouvrir la route nord-sud à la circulation pour faciliter le trafic jusqu'aux montagnes. Ce qui permet un « troisièmement » : je vais faire du salon et du comptoir une auberge pour les travailleurs. Les miens et tous ceux qui passeront par ici pourront venir manger ici.
Betty resta bouche-bée. Elle ne savait pas si elle devait être terrifiée par tout ce changement ou embrasser la Française. Ces projets allaient couler ses frères. Son cœur se serra. Henry allait être furieux. Il allait revenir à Pinewood pour essayer de se venger. Mais Arlette allait changer la région, et faire de Richmond un endroit respectable.
—Toi quand tu commences les affaires, tu n'y vas pas de main morte...
—Qu'en penses-tu ? Je n'en ai même pas encore parlé à Louis. De toute façon, c'est à moi de prendre les décisions, non ?
—Arlette... Les gens vont avoir peur, ça veut dire que des travailleurs du sud de Richmond vont pouvoir passer au nord sans faire le tour des montagnes... Il va y avoir plein d'étrangers...
—S'il y a des étrangers, ils ne viendront pas en ville, ils passeront chez moi. Sur mes terres, sur ma route, dans mon auberge. C'est pour ça que je n'aurai jamais assez de six ouvriers, des chiens et un fusil pour gérer tout ça. J'aurai besoin de toi.
— Moi ?
—Betty, ce salon peut recevoir trente personnes si on arrange bien des tables. Je ne pourrai jamais faire des services seule, et il faudra constamment quelqu'un sur place pour le café le matin, si je dois aller faire des courses ou autre.
—Et Louis ?
—Louis a un travail, et il n'est pas là tout le temps. J'ai besoin de quelqu'un de volontaire comme toi.
—Seigneur, si mes frères apprennent que je travaille dans une auberge...
—C'est une auberge et rien d'autre, Betty, il ne se passera rien. Si tu veux j'irai leur parler pour les convaincre, tes frères.
—C'est pas la peine ! répondit brusquement la jeune fille, ils ne pourront pas toujours m'empêcher de faire ce que je veux, et un jour je quitterai la maison pour de bon, qu'ils le veuillent ou non.
—Alors tu acceptes ?
—Oui... Merci Arlette, répondit Betty en souriant, les yeux humides.
La Française sourit et se mit à éplucher avec elle. Elles discutèrent gaiement de l'épicier qui voulait absolument vendre ses modèles de fusils de chasse pour avoir une promotion sur celui qu'il voulait s'acheter depuis des mois, et de la femme du maire qui ne supportait pas que son époux s'adresse à une autre femme.
Elles firent cuire les pommes de terre puis les écrasèrent avec une sauce faite avec de l'oseille et un peu de crème.
Le début d'après-midi s'annonçait radieux. Les deux femmes partirent dans les bois pour aller chercher du cresson d'eau près de l'étang. La zone dans laquelle elles s'arrêtèrent était si humide qu'on pouvait voir les nuées de moustiques se déplacer comme des bancs de poisson. Les crapauds mêlaient leurs chants aux martellements du pic-vert et elles ne s'aperçurent de l'heure tardive que lorsque les ombres des arbres commencèrent à les couvrir totalement.
—Il doit être cinq heure passée, rentrons, proposa Arlette.
Betty hocha la tête et la suivit sur un sentier bordé de ronces. Lorsqu'elles arrivèrent à l'orée du pré, elles virent un homme adossé au mur de la maison. Il leur fit de grands signes. Arlette reconnut la barbe indocile de Joshua, son nouvel ingénieur des forêts. Elle pressa le pas, impatiente de lui raconter ce qu'elle avait demandé au maire. Il vint à leur rencontre sans cesser de regarder vers les bois à l'ouest, comme s'il attendait que quelque chose ne surgisse de la route.
— Ah vous voilà ! Vous n'êtes pas tombées sur les loups ?
—Les loups ?
Les visages rougis par l'activité en plein air des deux femmes pâlirent. Joshua passa une main sur son visage et désigna la route.
—Je suis venu à pied depuis Richmond, et j'ai bien cru que je n'allais pas pouvoir passer. Ils traînaient au bord de la route quand je suis arrivé. Ce sont certainement des chiens-loups, ils ont dû se sauver d'un camion qui passait la frontière. Ils se baladent en meute le long du chemin.
—Combien ? demanda Betty inquiète.
—Une dizaine.
Les deux femmes se regardèrent.
—Vous pourrez accompagner Betty chez elle ? proposa Arlette à l'Acadien. Betty, je te présente Joshua Cahouet, c'est l'ingénieur dont je t'ai parlé.
—Enchantée Monsieur, dit-elle en affichant un petit sourire nerveux.
—Vous n'avez pas d'arme au cas-où ? C'est le genre de bêtes qu'on va vendre à Portland pour les combats de chien, il vaudrait mieux que vous restiez enfermée chez vous ce soir, lui conseilla le forestier.
—J'en ai commandé une aujourd'hui. Personne ne va s'en occuper ? Les rattraper ?
—Vu l'argent en jeu, je doute que leurs maîtres ne soient pas déjà en train de chercher des volontaires dans le coin pour les aider à les capturer. Il y a des centaines de dollars de chiens de combat là-dedans... Ces bêtes ont dû être entrainées au Canada.
Joshua semblait avoir des connaissances en la matière, réalisa Arlette avec surprise. C'était rassurant pour Betty, mais l'idée de se retrouver seule avec ces molosses la terrifiait.
—Je... Je vais rester chez moi, murmura-t-elle.
—Très bien, je raccompagnerai la demoiselle, répondit l'Acadien en désignant Betty. Mais au fait de ma visite... Je voulais savoir comment avançaient nos affaires, et quand estimeriez-vous que nous pourrions commencer à défricher le terrain pour les ouvriers ?
Il avançait prudemment, avec beaucoup de conditionnel.
—Vous pouvez venir dès demain, si vous voulez. Je serai plus rassurée avec du monde à proximité s'il y a une meute qui rôde. J'ai parlé au maire et il ne voit pas d'inconvénient à ce qu'on construise, du moment que vous avez une adresse ailleurs, répondit-elle.
— Ah très bien, il veut que ce soit un camp de bûcherons. Je... Je suis heureux qu'on puisse collaborer.
Il se frotta les mains sans ajouter quoi que ce soit, lançant des regards gênés à la Française. Il était visiblement venu pour discuter d'autre chose que des Irlandais. Quelque chose qu'il ne pouvait pas dire en présence d'une troisième personne, même en français. Arlette hocha la tête pour elle-même. Ils n'auraient pas l'occasion d'en discuter aujourd'hui de toute manière. Il fallait qu'ils rentrent.
—Ne traînez pas s'il y a du danger dans les parages... Ramenez Miss Richter chez elle.
Joshua fit une moue étrange en entendant son nom et se retourna vers elle.
—Vous êtes la sœur d'Henry ?
Au regard fuyant de Betty, il comprit qu'il avait déjà trop parlé. Arlette le fixa, étonnée.
—Vous... Connaissez les Richter ?
—Eh bien... Il m'est arrivé de les croiser...
—Très bien, vous pourrez peut-être appuyer la demande de Betty pour travailler ici, je vais monter une auberge pour recevoir les ouvriers, enchaîna la Française et tapotant l'épaule de son amie.
L'Acadien abandonna son air gêné et parut émerveillé.
—Vous allez vraiment faire quelque chose de bien de cet endroit, constata-t-il en souriant. Vous savez, mon épouse est bonne cuisinière, je suis certain que lorsqu'on sera installés, elle pourrait vous aider en cuisine.
—Toute aide sera appréciée, tu entends ça Betty ? On pourrait bien se retrouver à trois à l'auberge finalement !
Betty sourit légèrement. Quelque chose avait raidit la jeune fille, Arlette le voyait très bien. L'Acadien avait abandonné son air gêné. Il avait renoncé à l'idée de lui parler en privée. Sans plus attendre, il invita Betty à le suivre et ils partirent vers la route. La jeune fille inquiète se retourna plusieurs fois vers la Française, à mesure qu'elle s'éloignait et que le soleil déclinait en baignant la maison de mille feux.
Arlette ferma tous les volets du rez-de-chaussée comme si elle s'attendait à recevoir à nouveau une visite indésirable et s'installa dans la cuisine pour blanchir le cresson. Elle n'en avait jamais mangé et n'avait aucune idée de la meilleure façon de le cuisiner. Betty lui avait parlé de pots et de vinaigre avec des crosses de fougère.
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