Chapitre 9 | Partie 4: Puttin' On The Ritz

Crédit photo: Lawless

HENRY

La période de nettoyage était passée. Les premiers convois avaient été acheminés sans trop d'encombres et la milice que gérait à présent Danny avait repoussé les hommes de Lloyd plus au sud. Le jeune père de famille avait passé des années dans les exploitations forestières de la rivière St John. Il avait l'habitude du travail en équipe et de la hiérarchie. 

Chaque nuit, ils interceptaient des voitures, ils sortaient des types nus de leur chambre d'hôtel pour les traîner dans les bois, ils partaient juste au moment où une « infortunée fuite de gaz » réduisait en cendres un commerce aux mains de Lloyd. 

Lorsque c'était possible, ils ne faisaient que « tambouriner » aux portes, c'est-à-dire annoncer aux speakeasys qu'ils allaient devoir changer de fournisseurs de bière et de whisky. On les suivait généralement facilement. Les Richter avaient la réputation de véritables Robin des Bois dans la région, détournant la contrebande de Lloyd pour la vendre moins cher. 

La police locale se tenait encore tranquille avec les pots-de-vin qu'il avait fallu doubler pour faire face à la pression des officiels du comté. Mais cela importait peu. Les bénéfices étaient beaucoup plus importants. Ils traitaient directement avec leurs acheteurs sans passer par un intermédiaire, et vendaient plus. Les affaires s'annonçaient bien.

Chez l'ennemi aussi, les affaires marchaient bien. L'auberge de Pinewood était de plus en plus fréquentée. Henry en entendait parler de Jim qui n'avait pas hésité à y aller, pour remercier sa sauveuse et essayer le porc braisé à la sauce au miel. L'auberge profitait des bûcherons et travailleurs qui partaient dans les montagnes pour faire salle comble le midi en semaine et le soir. 

Les weekends, la française accueillait les habitants de Richmond qui venaient se retrouver pour discuter ou manger après l'office. Du moins ceux qui n'étaient pas trop conservateurs, car elle acceptait aussi les Noirs et les Franco-canadiens. Il n'y en avait pas beaucoup dans les environs, mais d'après Jim, il y avait toujours des grenouilles de bénitier pour rouler des yeux en voyant des Noirs comme le vieux Sam venir prendre un jus de pomme à l'auberge entre deux livraisons de pommes de terre. 

Cette Française ne le savait peut-être pas encore, mais elle jouait à un jeu dangereux à Richmond, et tôt ou tard, elle finirait par le découvrir... Henry avait même trouvé un papier comprenant le menu dans une des voitures de ses hommes. Eux aussi, il leur arrivait d'y aller, avait-il comprit. 

Il trouvait tout cela absolument ridicule. Un restaurant au milieu des bois. Les gens venaient parce que c'était nouveau et que la propriétaire avait fait tout un tapage en amenant deux sénateurs à l'inauguration. Il était certain qu'elle ne tiendrait pas l'hiver, quand les gens se déplaceraient moins. 

Au final il n'avait rien d'autre à faire qu'attendre pour que Pinewood ne retombe dans l'oubli. Le terrain redeviendrait désert, que ce soit à cause du vent glacé de l'hiver, ou des suprématistes blancs qui infestaient le comté.

Henry était en train de décharger des caisses de whisky dans la grange quand Jessy entra. Elle l'observa sans rien dire, suçotant sa cigarette, la couvrant de son rouge à lèvres carmin. Le son que faisaient ses lèvres lorsqu'elle ouvrait la bouche suffisait à énerver son frère. Tout ce qu'elle faisait se voulait sensuel, séduisant et parfaitement artificiel. Son cadet abhorrait ses manières de courtisane. Et elle le savait.

-Qu'est-ce que tu veux, Jessy ? grogna-t-il en lâchant une caisse violemment.

-Rien, petit frère, je venais juste voir comment tu allais... Tu seras content d'apprendre que ta petite sœur se morfond toute seule dans sa chambre à longueur de journée.

-Avec une renarde comme toi autour, ça ne m'étonne pas.

-Qu'est-ce que t'as Henry, t'avais pas envie que la famille soit réunie ? Regarde, on est tous les cinq, comme au bon vieux temps... Après que tu aies tué le sixième.

Il se retourna vers elle et tâcha de se calmer en inspirant profondément.

-Qu'est-ce que tu essayes de faire Jessy ?

-J'avais décidé de parler un peu de famille avec Betty, quand je me suis rendue compte qu'elle ne savait rien de Walter.

- Elle sait que Pa' et Ma' ont eu un premier fils avant Devin, le reste importe peu. Le moins elle se souvient de lui, le mieux c'est. Il est mort et c'est tout.

-Mort par ta faute.

-Qu'est-ce que tu essayes de faire avec Betty ? Tu veux qu'elle fugue comme toi ?

-C'est pas pour rien que toutes les femmes de cette maison essayent de s'enfuir, Henry, cracha-t-elle, et c'est pas pour rien que tu ne te trouves pas de petite fermière non plus. Je lui donne juste ce qu'elle veut. La vérité.

-La vérité d'une fille qui s'est enfuie avec l'héritage de sa mère et qui est partie à Chicago pour devenir danseuse de cabaret...

-La vérité d'une femme libre, c'est bien ça qui te pose problème, non ?

-Tu nous as tous trahis, alors qu'on était en deuil, tu as jeté la honte sur toute la famille en disparaissant avec un mec, et quand tu es revenue, c'était pour nous extorquer de l'argent parce que tes arnaques avec de vieux pervers s'étaient retournées contre toi. Qu'est-ce que tu veux cette fois-ci ? Si c'est pour de l'argent, prends-le et vas t'en.

Elle allait répondre mais Devin entra en courant. Sa joue entière était cramoisie, il avait couru pour venir. En voyant sa sœur, il lança un regard à Henry. Jessy souffla de la fumée par ses narines blanches.

-C'est bon, j'ai compris, vous allez parler de vos affaires de grands garçons, je m'en vais.

Elle fit mine de sortir la tête haute mais ses talons s'enfonçait profondément dans la terre et elle avait du mal à marcher droit. Devin referma la porte de la grange derrière elle et s'approcha d'Henry.

-Pinewood a été attaqué. Dis-moi que ce n'est pas toi, Henry.

-Quoi ? Aujourd'hui ? Comment veux-tu que je le sache, j'étais à la frontière toute la journée.

-Henry, tu avais promis de ne plus t'en approcher, s'écria Devin de sa voix érayée.

-C'est certainement Lloyd qui a voulu laisser un avertissement, qu'elle se démerde la Française.

-Gary vient de revenir avec les mitraillettes volées à Lloyd, il a dit qu'il avait-

La porte de la grange s'ouvrit en grand et Gary entra, d'un air triomphant, portant dans une main une des lourdes Thompson de Lloyd et dans l'autre un long morceau de ruban bleu et blanc. Il était suivi de quatre autres contrebandiers qui portaient les mêmes sourires stupides.

-Eh voilà Henry, Pinewood est à nous ! Y avait rien de compliqué, il suffisait de les plomber une bonne fois pour toute !

Les deux hommes restèrent silencieux. Devin se tourna vers son frère avec appréhension. Henry baissa la tête et attendit encore. Il réfléchissait à la proportion de ce qu'il s'apprêtait à faire. Il se redressa et ôta son chapeau qu'il posa sur le crochet d'une poutre, et se mit à retrousser ses manches en avançant.

-Je t'en ai donné l'ordre Gary ? demanda-t-il.

L'homme lui tendit sa prise en jubilant. Henry continua d'avancer vers lui avec un regard froid.

-Il fallait bien qu'on agisse ! Elle avait le revolver des hommes de Lloyd, et elle était avec lui à l'inauguration. Tu l'avais peut-être pas vu, mais nous on s'en était rendus compte !

-Est-ce que je t'ai donné l'ordre d'attaquer Pinewood, Gary ? Moi ou bien Danny. Est-ce que t'as entendu qu'on donnait l'ordre d'y mettre les pieds ? grogna Henry en arrivant à hauteur de l'homme.

-C'est ce que tu voulais depuis le début, Henry, gémit Gary avec inquiétude. On n'a pas laissé de traces, on a fait vite, on s'est juste arrêtés devant, on a vu la lumière dans le salon, y avait pas de clients, on a tiré par les fenêtres, on leur a laissé un signe fort, et on est repartis avant que les irlandais débarquent. On ne pouvait pas laisser ces immigrés dégénérer la race-

Devin se retourna vers le mur et poussa un juron. Gary fixait Henry. Ses airs de champion en titre avaient disparus, il était maintenant tétanisé face à son chef. Les yeux d'Henry s'étaient transformées en deux petites billes noires entourées de blanc. Ses lèvres épaisses étaient si serrées qu'on ne les voyait plus derrière sa barbe. Le fermier ne l'avait jamais vu ainsi.

-Henry...supplia-t-il.

D'un geste rapide, le chef saisit sa mitraillette et le frappa d'un revers avec la crosse, puis jeta l'arme dans la paille. Il fit un pas en avant et d'un coup de poing gauche, il frappa Gary à l'estomac. Le fermier resta plié en deux. Il tenta de lever les poings pour parer le prochain coup, mais Henry l'attrapa par l'épaule pour le redresser et le frapper au visage. 

Son nez se mit à saigner abondamment. Il donna un coup de poing en retour mais ne sentit jamais le contact d'un corps. Trop lent, il venait de reprendre un coup sur le visage, près de l'œil. Celui d'après le frappa au thorax et il eut le souffle coupé. Puis un au menton. Puis de nouveau le nez. Les coups étaient secs, forts et méthodiques. 

Gary tentait désespérément de lever sa garde, mais chaque coup lui était asséné avec plus de colère. Il tomba à celui qui suivit. Le sang qui coulait de son crâne l'empêchait de voir, mais il sentit Henry qui lui tirait les cheveux pour lui relever la tête.

-Personne ne tue sans en avoir reçu l'ordre, siffla-t-il avant de lui asséner un dernier coup de poing qui le plongea dans les limbes.

Les autres hommes, dont la joie était retombée comme des feuilles dans une bourrasque, étaient restés silencieux. Jessy était dehors, près de la voiture, d'où elle avait pu assister à toute la scène. Devin s'approcha, regarda Gary étendu au sol puis les hommes restants.

-Vous avez vérifié si vous aviez vraiment blessé quelqu'un ? beugla-t-il.

Tremblants comme des brindilles, ils ne répondirent pas, faisant seulement « non » de la tête. Devin poussa un juron. Il n'avait pas envie que les Irlandais viennent se venger. Il fallait qu'ils aillent voir, qu'ils fassent ce qu'ils pouvaient pour calmer le jeu. Le colosse au visage ravagé regarda son frère. Allait-il agir ? Quelle impression avait-il gardé de son face à face avec la rouquine au fond ?

Sentant qu'il se calmait peu à peu, Henry alla reprendre son chapeau.

-Tom, Lee, mettez Gary ailleurs. Murphy et Craig vous allez enterrer ces mitraillettes en forêt. Mais pas ici, bande d'abrutis. Loin. Quand Danny reviendra on ira tous chez Hawkes pour dire qu'il nous a employés tous l'après-midi pour réparer sa toiture. Maintenant dégagez.

Les quatre hommes s'exécutèrent presque instantanément, et Devin resta devant son frère, effaré.

-Et la fille ? Personne n'y va ? Ils ont peut-être blessé d'autres personnes.

-C'est plus notre problème. Les Irlandais vont rappliquer, le garagiste aussi, et demain on apprendra la nouvelle de la bouche de Jim ou de l'épicier. On va avoir un alibi de toute façon, Devin. T'as pas à t'inquiéter.

Devin ne s'inquiétait pas pour eux. A cet instant il avait seulement envie de fracasser la tête de son frère contre un mur. Leurs parents ne les avaient pas éduqué à être aussi cruels. 

Et Henry n'avait pas l'excuse de la guerre pour dire qu'il avait vécu des choses qui vous arrachent le cœur. On était dans le Maine, putain, la Nouvelle Angleterre, ce n'était pas le fin fond de l'Alabama où on pouvait enterrer des gens sans que ça ne soulève une page de journal. A quoi jouait Henry ? Au gangster ? Ils se toisèrent un instant, puis Henry sortit.

-Où est-ce que tu vas ? cria Devin fou de rage.

Une douleur vive apparut soudainement dans sa poitrine. L'amer goût de la poudre revint dans sa bouche. Il aurait voulu rattraper son frère, lui coller une droite et le ramener dans sa chambre pour le punir comme quand ils étaient gosses. Au lieu de ça, il était cloué sur place, les bras animés de spasmes.

Henry remit son chapeau et passa devant Jessy, lui montrant au passage ses mains ensanglantées.

-Tu voulais une preuve pour montrer à Betty que je suis un salaud ? Vas-y, t'as ce qu'il te faut maintenant.

La pluie commençait à tomber en crachin. Il monta dans sa voiture et quitta la ferme. Ses mains tremblaient encore sur le volant. Elles étaient écarlates. Couvertes du sang de Gary. Putain mais pourquoi avait-il fait ça ? Cet abruti de fermier n'avait jamais parlé d'une haine particulière pour Pinewood, il l'insultait en bon contrebandier, comme les autres. 

Est-ce que c'était cette chasse aux hommes de Lloyd, le fait de tirer sur des gens armés, qui les rendaient comme ça ? La voix de Walter refit surface dans le tumulte de pensées : « Frappes, tu sais frapper alors frappes. Si tu l'achèves pas, je le ferai moi-même ». Henry sortit immédiatement la flasque de whisky de la boîte à gant et en avala une rasade. Il fallait qu'il chasse cette voix avant qu'elle ne devienne persistante.

La voiture roulait à toute vitesse sur la route. La pluie tombait de plus en plus fort. C'était la première grosse averse depuis une semaine. Il fallait s'attendre à ce que les ruisseaux débordent rapidement. Il traversa la nouvelle route à la terre encore bien plate et faillit perdre le contrôle de son véhicule tellement il avait perdu l'habitude de rouler sur une surface lisse. Il continua vers l'est et dû allumer les phares du véhicule. 

La pluie rendait la route presque invisible, elle tombait comme un rideau noir, tandis que le brouillard commençait à sortir des endroits le plus sombres de la vallée. Il reconnut un chêne plus large que les autres et y arrêta la voiture en espérant qu'elle ne soit pas prise dans le bourbier lorsqu'il reviendrait. 

Il chercha sur la banquette arrière mais ne trouva rien, pas même une veste. Il sortit donc sous la pluie, habillé seulement de sa chemise et de son gilet sans manche, et il se mit à marcher. Lorsqu'il arriva au niveau du pré, il resta dissimulé dans les herbes longues et broussailleuses. 

Il contempla le spectacle devant ses yeux. Au loin il pouvait voir la grande bâtisse de Pinewood. Devant, une grande croix de bois avait été dressée par les assaillants. Elle se consumait, de longues flammes montant dans le ciel, illuminant la forêt. Putain, Gary avait sorti le grand jeu avec ses petits copains les attardés bien-pensants... 

Toutes les lampes du salon étaient allumées. Les fenêtres avaient été brisées et on voyait clairement la ligne de balles dans le bois qui avaient été tirées horizontalement avec les fusils automatiques. Ils avaient essayé de tirer sur une ligne régulière. Même ça ils étaient obligés de le faire en grandes pompes, avec un certain sens du drame, pensa le contrebandier avec dégoût.

A la porte, il y avait les Irlandais. Ils ne portaient plus leurs bérets. Il y avait donc des morts. Henry sentit l'angoisse monter en lui. Il les compta. D'après ses informations, il y avait six hommes et deux femmes. Il les compta tous. Aucun n'avait été blessé. Il vit Louis sortir en gardant une main appuyée sur une côte. 

Il regarda un instant dans sa direction et Henry se baissa. Il était à présent agenouillé dans l'herbe, un genou dans la boue, totalement trempé. Personne ne pouvait le voir à cette distance, il en était certain. Le garagiste avait seulement dû vouloir regarder la route un peu plus à droite. Lorsqu'il redressa la tête, Louis était descendu du perron, sous la pluie, et deux des Irlandais étaient entrés.

Henry attendit que quelque chose se produise. Il pressentait ce qu'il allait voir à cet instant, comme un linceul qu'on ne veut pas soulever. Les hommes qui étaient restés dehors fixaient quelque chose à l'intérieur, ils ne bougeaient pas. Il vit ceux qui étaient entrés ressortir quelques minutes plus tard, transportant une sorte de brancard, couvert d'un linge blanc. 

Le sang d'Henry ne fit qu'un tour. Une main féminine en dépassait. Il faillit se lever, se mettant ainsi à découvert, et se ravisa au dernier moment. Il leva la tête vers le ciel et la pluie glissa sur son visage. C'était bien ça. C'était exactement ce qu'il s'était imaginé.

Il repensa à l'énergie, à la vivacité de la rouquine qu'il avait affrontée dans ce pré, devant cette maison. Il ressentit à nouveau la force de son regard, sa colère. Ce n'était maintenant plus qu'un souvenir, le souvenir d'une jeune femme vibrante, vivante. 

Comme une flamme sous cette pluie torrentielle. Il se leva finalement, sans plus prêter attention à ceux qui pouvaient le voir dans les hautes herbes et ôta son chapeau. II retourna à sa voiture en marchant lentement. L'eau ruisselante sur son visage.

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