Chapitre 9 | Partie 1 : Puttin' on the Ritz

photo: Steve Yenco Mainly Maine Photography

ARLETTE

Kenneth ne venait plus seulement avant de partir au travail. Il se levait le matin dans la deuxième chambre aménagée, prenait le café en bas, et partait seulement pour travailler la journée. La présence de gangsters autour du domaine poussait les Irlandais à rester constamment sur leurs gardes, même si cela retardait leur travail dans les montagnes. 

Lorsqu'ils partaient débarder le bois et creuser des sentiers plus au sud dans le domaine, ils pouvaient entendre le claquement de coups de feu dans les bois et le rugissement de moteurs qui démarraient à toute vitesse. Le champ de bataille était juste à côté, autour de la ferme des Richter.

Lorsque Joshua entendait les tirs se rapprocher, il ordonnait à ses hommes de plier bagages et ils remontaient vers la villa, gardant les yeux rivés sur le front dont ils s'éloignaient pas à pas. Il leur fallait supporter cette situation sans réagir, accepter l'angoisse de ne pas savoir si les tirs viendraient un jour du nord, de Pinewood.

En tout cas Kenneth ne rechignait pas à passer ses nuits à chez la Française. Tous les soirs, il revenait avec les autres hommes, Shannon, Chelsea et les enfants qui venaient diner, puis il restait pour la nuit. Il arpentait le pré autour de la maison avec le chien dans la soirée et ressortait pendant la nuit s'il était réveillé par des bruits étranges. 

Quand Arlette regardait par la fenêtre avant d'aller se coucher, elle avait souvent l'impression de voir un somnambule errant dans le pré. Ce n'était que Kenneth qui marchait parmi les ombres.

 Est-ce qu'il rêvait de la forêt et que dans son sommeil, ses pas le portaient dans l'herbe? Ou est-ce qu'il était bel et bien conscient, éveillé par les murmures des fantômes, et qu'il venait protéger la maison de la brume spectrale qui sortait des creux entre les arbres ? 

Parfois, lorsqu'il se retournait vers la bâtisse dans ses rondes nocturnes, Arlette pouvait voir ses yeux dans les rayons de la lune, ils lui apparaissaient comme deux morceaux de glace livides. Les bois hantés ne se révélaient pas qu'à elle semblait-il.

Le soir, tous les habitants de Pinewood dînaient dans la grande salle. La raison officielle était qu'Arlette testait des plats pour l'auberge. Elle avait eu du mal les premiers jours sans l'aide de Betty, puis elle avait adapté son service en imaginant des recettes plus simples, au service moins minutieux. 

Lorsque Joshua avait le temps de ramener le fruit de sa pêche, elle faisait du saumon farci aux herbes, ou elle testait les tourtes aux viandes de Shannon. Avec le fumoir, elle faisait sécher son poisson, le peu de tomates de son jardin et ses viandes pour les mois d'hiver.

Parfois Louis se joignait à eux et ils jouaient aux cartes après le repas. Il était réapparut depuis que Lloyd était devenu une menace directe, comme s'il avait été alerté du danger. Il était revenu un matin en apportant avec lui des sacs de pommes de terre de l'Aroostook, comme pour se faire pardonner d'avoir été absent. 

Arlette avait fait mine de l'accueillir à bras ouverts, comme elle s'apprêtait à le faire à ses futurs clients, mais il ne semblait pas rechercher particulièrement sa présence. Il entrait dans la maison, saluait tout le monde et discutait avec Kenneth et Joshua sans faire attention à la jeune femme. Elle ne lui avait donc pas dit que les Irlandais avaient servi dans l'IRA. Elle se rendait compte qu'elle savait plus vraiment si elle pouvait lui faire confiance.

Lorsque Paddy ramenait de l'alcool, ils passaient la soirée à rire et à jouer aux cartes. Louis gagnait souvent. Arlette le regardait depuis l'autre côté du comptoir. Il n'allait plus la voir pour parler de l'auberge, ni des Richter, comme si les problèmes que devaient affronter Pinewood ne le concernaient plus. 

Il ne passait plus pour l'aider à faire ses commissions ou pour réparer des meubles. Lentement, il s'éloignait d'elle, gardant son air amical, mais avec de plus en plus de distance. 

Elle avait acheté une voiture à trois mille dollars, une Ford simple mais rompue à l'épreuve de l'hiver et elle n'avait donc plus de raisons de lui demander de l'aide. 

La seule commission qu'il effectuait encore pour elle était celle pour ses papiers d'immigration. Il s'agissait d'obscures séances de signatures, de validations et de régularisations auxquelles se livraient des membres du Bureau de l'Immigration obligés du sénateur Fowler à New York. 

Peu intéressée par toute cette paperasse administrative, la jeune femme était reconnaissante pour l'aide qu'ils lui apportaient, mais elle restait sceptique quant au manque de contrepartie de cette aide. Rien de tout cela n'était déterminé par une quelconque forme d'affection. On avait embauché Louis pour l'aider à s'installer et maintenant qu'il avait rempli sa mission, il n'avait plus rien à faire avec elle. 

Leurs moments d'intimité à discuter n'avaient donc été que des formalités parmi tant d'autres, pensait-elle amèrement. Ou peut-être qu'il ne lui pardonnait pas d'avoir créé l'auberge sans lui en parler auparavant. 

Peut-être que c'était lui qui avait plus de considération pour elle, et qu'elle avait trahi sa confiance... Les doutes s'initiaient en elle comme le vent dans la toiture de la grange, lentement mais irrémédiablement. Ils reviendraient tant qu'il serait là, ou tant qu'elle n'aurait pas mis un terme à cette situation triviale.

Toujours était-il que seul Kenneth restait passer la nuit chez elle. Louis partait avec les autres. Arlette aimait discuter avec lui de l'aspect technique de la gestion de Pinewood. Il savait gérer des troupes et prendre avantage du terrain. 

Elle revoyait en lui les soldats qu'elle voyait dans son enfance. Ces Anglo-saxons dont elle ne comprenait pas la langue qui stationnaient dans le village de Moyenmoutier dans les Vosges. Il avait le même air distant et détaché, infiniment fatigué mais aussi bienveillant.

Ils passaient parfois la deuxième partie de la nuit, assis dans la cuisine devant les cartes des forêts qu'elle cachait derrière la vaisselle. Où pouvaient-ils partir en retraite si Pinewood était attaqué. D'où pouvaient-ils prendre à revers un ennemi qui les poursuivait. 

Où est-ce qu'ils pourraient passer plusieurs jours sans être retrouvés et comment ils pourraient survivre dans les bois. Il dressait un inventaire des armes, des munitions et elle chargeait Joshua d'aller acheter ce qu'il manquait à Bangor. La raison officielle était qu'ils préparaient la saison de la chasse.

Kenneth avait cet esprit planificateur qui manquait parfois à Arlette. Elle avait la détermination, le cran, les idées pour avancer, mais elle ne prévoyait pas tous les obstacles et les retournements possibles qu'il percevait. 

Elle restait « la patronne » aux yeux de tous, mais aimait s'entourer de gens comme lui ou Joshua et ses connaissances encyclopédiques des bois pour étudier le terrain. Quant à la tension qui s'était installée entre eux, elle utilisait cette attitude professionnelle concernant les affaires de Pinewood pour éviter d'avoir à se comporter simplement en femme et lui en homme lorsqu'ils étaient seuls. Ils étaient deux chefs militaires préparant la défense d'une position. Rien de plus. Elle l'espérait en tout cas.

Elle avait trouvé le moyen de joindre Betty malgré le fait qu'elle soit interdite de sortir de la ferme familiale. Un après-midi, alors qu'elle savait les Richter sur les routes, occupés à leurs affaires douteuses, elle avait marché jusqu'à la ferme en passant par la forêt, accompagnée de Paddy.

Portant un linge blanc au bout d'un bâton, ils avaient traversé le pré où paissaient des vaches et le borgne au visage mutilé était sorti de l'étable en face, sans arme. L'usage du drapeau blanc sans motif valide était un crime de guerre, Devin le savait pour avoir vu les Allemands le brandir. C'était une négociation, ou une trêve.

Ils avaient discuté pendant près d'une heure dans ce pré. Les deux hommes s'étaient fixés avec inquiétude, alors qu'Arlette avait parlait sans détours. Devin ne voulait pas que ses frères retournent à Pinewood pour lancer une guerre. Il était en réalité très mesuré et cherchait la solution la plus pacifique. 

Sa voix n'était pas seulement fatiguée par sa chair dure et sa trachée abimée, elle l'était aussi par la déception et les regrets. Il connaissait bien la région des bois du Maine et ses habitants. Il expliqua à Arlette et à Paddy comment avait commencé la révolte des bootleggers et qu'elle avait réussi à attiser de vieilles colères. 

Plus que jamais, la violence était devenue légitime dans l'esprit des habitants de la région. Henry n'avait pas attaqué Pinewood et avait battu en retraite devant ses hommes, et même si cette affirmation sonnait bizarre aux oreilles d'Arlette, cela signifiait que leur territoire serait en sécurité. La « trêve » qu'ils avaient décidée implicitement valait pour tous ceux qui se joignaient à la lutte aux côtés des Richter.

La jeune femme avait du mal à croire que le contrebandier taciturne qui avait échoué deux fois à la faire quitter Pinewood puisse avoir autant d'autorité dans la région. La simple idée d'avoir bénéficié de sa "magnanimité" l'écœurait.

De toute façon, il y avait bien un front sur lequel il ne pouvait pas être et où il aurait besoin de sa générosité à elle : malgré la violence des conflits entre les contrebandiers et Lloyd, la ferme des Richter n'était protégée que par Devin et Samuel, qui passaient la plupart du temps dehors dans les champs, loin de la maison. Il fut conclu qu'Arlette mettrait Paddy en poste dans les bois autour de la route pour prévenir Pinewood en cas de danger.

L'ainé des Richter était un homme qui n'en avait plus que l'allure. Arlette le voyait dans son œil vitreux. Sa famille était la dernière chose qui le retenait en ce monde. Chacune de ses décisions étaient déterminée par la nécessité de les protéger. 

Devin avait regardé le grand Irlandais à l'oreille manquante qui se dressait devant lui, puis la petite femme aux cheveux roux, et avait baissé la tête. Il ne pouvait plus remplir son devoir seul, avait-il déclaré. 

Il y avait maintenant trop de monde, trop de danger, pour que lui et Samuel soient les seuls à s'occuper de la ferme. Il y avait Danny et sa famille qu'il négligeait en passant plus de temps sur la route qu'avec eux, Henry qui pensait tout gérer et protéger les siens en relançant les affaires, Betty qui cherchait à s'évader de ce climat électrique, et maintenant Jessy dont il ne savait plus rien. Ils avaient tous besoin d'aide. Et lui avait besoin d'être considéré comme un être humain. La solitude de la ferme et la seule compagnie de Samuel ne lui suffisaient plus.  Il avait au fond de lui des cicatrices que ces deux immigrés connaissaient bien. Et il avait besoin d'en parler.

En partant, Arlette s'était retournée une dernière fois vers la ferme des Richter. Elle avait vu Betty, silencieuse, qui lui faisait un grand signe de la main depuis une fenêtre. Elle lui avait répondu en inclinant son chapeau et avait sauté la barrière pour disparaître dans les bois.

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