Chapitre 8 | Partie 1 : In the Pines

ARLETTE

Ronald avait sellé ses deux juments. Il s'était levé plus tôt pour nettoyer l'étable et brosser les bêtes, réveillant de bonne heure les hommes qui dormaient encore deux mètres au-dessus dans leurs lits de fortune. 

Ils avaient fait de l'étable un dortoir qui aurait pu être agréable à vivre s'il n'avait pas été peuplé uniquement par des créatures aussi goguenardes. Il ne valait mieux pas laisser traîner ses bottes dans le passage ou oublier sa ceinture sur le lit d'un autre. 

On risquait de les sentir voler au-dessus de sa tête en pleine nuit. Et si ce n'étaient pas les hommes qui jouaient aux diables farceurs, c'était les chevaux qui décidaient de taper du pied sur les planches de leurs enclos du matin ou qui mangeaient les chapeaux oubliés trop près d'eux. 

Les quatre travailleurs qui habitaient les lieux avaient l'habitude de vivre ensemble, sous la même tente, dans le même refuge de montagne, dans la même chambre et dans les mêmes tranchées. Tant qu'il y avait un toit ou un morceau de tissu entre eux et le ciel, ils étaient satisfaits. Après la Somme, tout lit fait de paille ou d'un tapis leur convenait. 

Partout où ils allaient, ils vivaient de la même façon, comme si leur vie n'était qu'une succession d'improvisations sur une seule et même mélodie. Quoi qu'il leur arrive, ils en revenaient toujours au thème de base. Ce thème, c'était eux, tous les quatre, ensemble.

L'immense palefrenier vérifia les sabots des chevaux et resserra leurs sangles. Joshua et la patronne devaient être en route pour la ferme, comme tous les dimanches. Kenneth descendit à l'échelle et s'accroupit devant une caisse pour y poser un morceau de miroir et se raser avec son couteau.

Arlette arriva seule depuis la route de Pinewood, portant à bout de bras les pièges à castor et son fusil. Elle ouvrit la porte de l'étable d'un pied et s'y engouffra rapidement. La voyant approcher sans Joshua, Ronald commença à desseller la jument noire, lui laissant l'alezane aux pattes blanches. Kenneth lâcha immédiatement son couteau, le visage à moitié rasé. Il salua la patronne et l'aida à porter une partie de son chargement jusqu'à Ronnie.

—Tu pars seule aujourd'hui ?

—Joshua est occupé à Bangor, répondit-elle haletante.

Kenneth fit une moue contrariée. Cela signifiait qu'il essayait encore de récupérer sa femme. Quand comprendrait-il enfin ? Tout le monde s'inquiétait pour lui. Il parlait peu de son épouse, mais elle semblait lui en vouloir pour une raison obscure. Elle occupait ses pensées, elle rendait le brave Acadien aigri et triste.

—Votre ami Louis est passé quand vous étiez à l'étang, dit-il, il a dit qu'il faudrait éviter la frontière encore quelques temps.

—Toujours ces règlements de comptes ?

—Ça n'en finit plus. Il paraît qu'une étable comme celle-là a brûlé à Princeton avec trois personnes à l'intérieur...

Ronald approcha avec le cheval mais hésita à prendre la parole.

—Quand est-ce qu'on va passer à l'action ? demanda-t-il, vous savez si on attend trop ça va se passer ici...

—Ça se passera ici quoi qu'il arrive, déclara Kenneth en fixant Arlette. Mais Ronnie n'a pas tort, si on prend l'initiative, on a plus de chances de s'en sortir. Il faudrait choisir. Discuter avec les Richter. Ou bien avec ce Lloyd.

Arlette vérifia les sangles de la jument et se retourna vers eux. Elle vit Paddy et Mickey à l'étage qui s'étaient accoudés à la rampe pour les écouter. Ils sortaient à peine du lit et portaient encore leurs maillots sales de la veille.

—Je sais que vous êtes des hommes d'action, messieurs. Mais je doute que des petits contrebandiers de comté puissent rivaliser avec des gangsters. Laissons-les régler leurs affaires entre eux avant de choisir un camp.

—Et quand il n'y aura plus de camp à choisir, l'un des deux aura pris trop de pouvoir pour accepter nos revendications, renchérit Kenneth en revérifiant les sangles derrière elle.

Elle ne répondit pas et répartit les pièges sur la croupe de la jument, inquiète. Elle ne voulait pas s'impliquer dans une guerre de gang, elle ne voulait pas qu'il y ait d'autres blessés... Sa jambe n'était plus douloureuse, mais elle était à présent entourée de familles avec des enfants. Que se produirait-il si on lâchait des chiens sur eux ? 

Elle passa un pied dans l'étrier pour se hisser sur la selle. Ronald ouvrit la porte de la grange pour la laisser sortir. Kenneth garda la bride de la jument encore un peu en regardant Arlette rajuster son long manteau noir avec la sangle de son fusil et tirer son pantalon sous ses bottes.

—Ne te blesse pas, Arlette.

Elle hocha la tête en esquissant un sourire et talonna le cheval pour partir. Il lâcha la bride et la regarda s'éloigner. Seigneur, pensa-t-elle, elle n'avait pas besoin que Kenneth lui tourne autour. Elle avait passé beaucoup de temps avec les Irlandais ces derniers jours, pour les accompagner dans la forêt et voir avec Joshua comment ils choisissaient les arbres à abattre. 

Les autres restaient cordiaux avec elle, mais elle avait remarqué les regards trop insistants de Kenneth. Ces choses devaient arriver... Avec un groupe d'ouvriers qui passaient leurs journées entre célibataires, vivant sous le même toit, il était quasiment inévitable qu'ils finissent par s'intéresser à elle ou à Betty.

Ce n'était pas qu'elle se considérait comme plus intéressante qu'une autre fille, mais personne d'autre à Richmond ne voulait avoir affaire à eux. Une fois par semaine, ils prenaient la charrette et allaient jusqu'à Bangor pour vendre leur bois. Ils restaient la nuit pour dépenser ce qu'ils avaient gagné, en boisson et plaisirs certainement. Elle espérait que ce serait suffisant pour qu'ils la laissent tranquille.

Betty aimait regarder Paddy faire le pitre et riait à toutes les boutades de Charles, mais elle passait surtout pour une gamine juste un peu plus haute que les autres à côté des enfants de Charles et John. Ils étaient malgré leurs jeunes âges, encore plus débrouillards et futés qu'elle. Lorsqu'elle jouait à l'institutrice avec eux, elle se faisait souvent avoir par leurs farces. Elle était devenue la petite sœur de la grande famille de Pinewood.

Si leurs rangs s'étaient grossis d'une nouvelle recrue, Arlette avait l'impression d'avoir perdu un vétéran. Louis venait de moins en moins, à cause de son travail disait-il. Mais elle craignait qu'il se soit secrètement vexé de ses prises d'initiatives, qu'il lui en veuille d'avoir ouvert l'auberge sans son accord. 

Peut-être avait-il espéré qu'elle serait plus dépendante, peut-être avait-il prévu quelque chose d'autre pour elle et Pinewood, se demanda-t-elle. Oui, pourquoi l'aurait-il autant aidée à remettre en état la maison, s'il n'avait pas l'intention d'y vivre avec elle ? La jeune femme se sentait désolée en y pensant, mais une pointe de colère perçait aussi son cœur. Elle était seule propriétaire de Pinewood. Ce n'était pas parce qu'elle était une femme et une étrangère qu'on avait à décider pour elle de son destin.

Elle talonna sa monture et s'éloigna de l'étable. Le ciel était gris, chargé de nuages. Il allait certainement se mettre à pleuvoir dans la matinée.

Comme Louis avait disparu à Pinewood, c'était Kenneth qui le remplaçait et venait la voir presque tous les jours. Il arrivait tôt le matin, apparaissant au bout de la route dans sa veste grise, rajustant son béret sur ses cheveux gominés, marchant d'un pas pressé. 

Il s'installait pour prendre un café, fumer sa cigarette et discuter du temps. Parfois il lui parlait de l'Irlande. Il aimait raconter comment il sortait les moutons de la bourbe et parler des paysages qui lui manquaient. Arlette n'avait jamais rien vu de tel, elle essayait de s'imaginer les collines verdoyantes et les falaises donnant sur la mer. 

Elle tentait de s'imaginer les paysages extraordinaires dans lesquels il avait grandi, et le dénuement dans lequel sa famille avait vécu pendant la Grande Famine, cinquante ans auparavant, qui avait forcé la plupart de ses cousins à partir pour les Etats-Unis ou l'Angleterre. 

En retour, elle lui racontait la vie de fermière qu'elle avait vécue pendant son enfance, jusqu'à ce que la Grande Guerre n'oblige sa famille à quitter les montagnes. Implicitement, l'histoire s'arrêtait en 1914 pour eux. Au-delà, il n'y avait plus rien à dire, croyait-elle. 

Peut-être était-il persuadé qu'elle ne savait rien à la guerre, puisqu'elle n'était qu'une femme. Peut-être ne voulait-elle pas qu'on lui rappelle les événements au-cours desquels elle avait perdu son frère et son père, pensait-il.

Puis les autres travailleurs poussaient la porte de l'auberge, prenaient du café ou du thé avec des œufs brouillés et du lard, et Kenneth retrouvait son attitude taciturne habituelle, riant peu, imposant son autorité sur les autres par ses phrases sèches. 

Arlette l'observait depuis l'autre côté du comptoir. A quel jeu se prêtait-il pour essayer de la séduire ? C'était probablement un travailleur efficace et un homme bien, mais elle ne lui trouvait rien d'attirant. Il avait encore dans les yeux les ombres de la Guerre. Lorsqu'elle le voyait elle pensait immédiatement à ces hommes de premières lignes qui oubliaient la vie, la lumière, et s'abandonnaient totalement à leurs aptitudes naturelles pour toutes les choses obscures, tenants du meurtre ou de l'utilisation des armes.

Il avait dans tout ce qu'il faisait une détermination presque effrayante. Alors qu'ils commençaient à faire descendre les premiers rondins de Pinewood sur la rivière, elle l'avait vu soulever un tronc de plus de soixante kilos dans les rapides pour éviter qu'il ne vienne percer la coque de leur batteau, l'embarcation traditionnelle des bûcherons du Maine, sautant d'une pierre glissante à l'autre au-dessus du torrent jusqu'au tronc qui les menaçait. Elle avait été à la fois sidérée et terrifiée. Les hommes dans la nature avaient quelque chose de surhumain, ils répondaient à des lois différentes, et étaient capables de choses qu'ils ne pourraient faire en société ou dans l'environnement des campagnes. 

C'était comme si la montagne éprouvait les hommes et révélait leur véritable nature, elle les poussait à bout, aux limites de la vie et de la mort. Et cette vision de Kenneth dans le feu de l'action ne l'avait que confortée dans ses intuitions. Il était habité par quelque chose de plus sombre et primitif que ce que son apparence d'ouvrier sérieux et dévoué ne le laissait entendre.

Elle talonna à nouveau sa monture qui s'était mise à brouter pendant son égarement. Le cheval se mit au trot, suivant le cours d'eau marquant la frontière. C'était une large rivière aux eaux froides et peu profonde, jonchées de pierres grises de glaciers. 

La cavalière avait un point de vue dégagé sur les hauteurs et pouvait voir les longs serpents de brume qui sortaient des forêts dans les hauteurs. C'était là-bas qu'elle allait. 

Elle avait rapidement tracé un croquis de la carte du domaine pour noter les endroits où elle allait poser les pièges. Elle atteindrait le lac supérieur d'ici deux heures si elle se souvenait bien des pistes à prendre. Joshua lui avait montré comment suivre le passage des cerfs et des orignaux pour se frayer un chemin à travers la forêt vierge. C'étaient les seuls passages existants.

 Kenneth et les autres travaillaient à créer des sentiers en passant tous les jours avec l'attelage pour aller couper du bois, mais ils devaient encore remonter la rivière en batteau pour atteindre les endroits les plus élevés qui restaient sauvages. Le sommet du Mont Curtis qui s'élevait au nord, souvent couvert de nuages, restait encore un mystère à explorer sur son propre territoire pour Arlette.

Les forêts de sapin étaient couvertes de fougères et d'autres arbustes en sous-bois, mais lorsqu'elle arriva plus en hauteur et qu'elle quitta les grands arbres, les genévriers et les érables à sucre se dressèrent en derniers remparts aux tourbières dans lesquelles elle devait mettre pied à terre pour passer avec le cheval. 

Elle avançait lentement, au milieu des buissons de Rhodora, de myrtilles sauvages et d'Andromèdes Polifolia qui portaient encore leurs petites fleurs roses en boutons. Cela faisait déjà plusieurs semaines qu'elle venait ici, loin de toute agitation humaine, et elle avait l'impression que les tourbières de montagne revêtaient chaque fois une teinte différente. Le vert-gris des genévriers s'alliait à la blancheur des bouleaux, tandis que les feuilles des érables de marais étaient d'un vert de plus en plus foncé. 

Voilà où elle aimait être le dimanche matin, parmi les arbres et les fleurs. Ici aucun sermon n'était plus important que le bruissement du vent dans les feuillages, que le chant des merles et des grives des bois. Elle n'avait pour seule église que le Ciel, et la Nature pour tout autel.

Elle commença par placer ses pièges comme lui avait indiqué Joshua, trois dans la tourbière puis trois autres près des constructions des castors, plus haut sur le lac. Elle ne resta que peu de temps au bord du lac, ayant vu un ours noir rôder dans les parages. 

En notant les emplacements de ses pièges, elle réalisa que la rivière qui descendait du lac allait directement se jeter de l'autre côté de la frontière, vers l'est. Voilà la meilleure façon de franchir la frontière sans être vu, pensa-t-elle. Il n'y avait pas une seule habitation de l'autre côté. Elle comprit un peu mieux pourquoi l'endroit était prisé des contrebandiers...

Sur le retour, elle repéra un frêne seul dans une clairière. L'endroit semblait un peu plus sec que le reste des marécages et elle y laissa la jument paître. Le frêne avait été coupé en deux, comme si une hache de titan l'avait frappé. 

Le tronc était encore calciné à certains endroits, mais des branches vertes avaient repoussé sur le corps brisé du centenaire. 

Une grosse pierre de grès rose se tenait entre ses racines, comme une porte d'entrée vers un monde de lilliputiens ou une pierre tombale. Joshua aimait s'y asseoir lorsqu'ils venaient tous les deux.

Arlette regarda les bois alentours. Le vent agitait les branches autour d'elle. Les gros nuages de pluie étaient peu à peu chassés par le vent froid des montagnes. La jeune femme se plaisait à penser que cette terre avait toujours été ainsi, et qu'elle le serait encore après son passage. 

S'il y avait eu quelques constructions amérindiennes, un simple campement de chasseurs ou des wigwams signalant le début d'une civilisation, ils avaient disparu. Les indiens pensaient leur habitat avec la nature, il ne lui résistait pas, et ce n'en était que plus juste.

Elle s'allongea sous les jeunes branches du frêne pour regarder le soleil à travers leurs vitraux de chlorophylle. Cette vision la ramenait aussi à ce pourquoi elle était là. Cette luxuriante profusion de vie devait rester intacte. Elle pensait souvent à la bruyère et aux grands pins qu'elle avait l'habitude de voir dans les forêts de son enfance. Les saules près des points d'eau et les roseaux où se cachaient les canards. 

Ces souvenirs de la forêt lui étaient aussi précieux que ceux avec sa famille. Bien qu'entretenus, elle se rappelait de bois bouillonnants de vie. Chacun de leurs bourgeons, de leurs graines, auraient dû être préservé pour les générations futures. Pour que lorsqu'elle grandisse, elle puisse toujours voir la forêt reprendre du terrain sur les fermes abandonnées et un jour peut-être, amener ses propres enfants jouer dans les bois, ramasser des baies et courir dans les ruisseaux. 

Au lieu de ça, elle avait grandi en voyant les cimes de son enfance trouées de toutes parts comme des cadavres infestés par les vers, les trous d'obus ayant retourné la terre, les arbres ayant disparu des montagnes, des nappes de fumée s'échappant de leurs artères de bêtes mourantes, asphyxiées par les miasmes de la Guerre.

Elle ouvrit les yeux, soudainement sortie de ses souvenirs par un bruit venant de sa droite. La jument avait cessé de brouter. Elle fixait quelque chose à l'orée du bois, entre les genévriers. Arlette se releva doucement, saisissant son arme. 

Elle mit un moment avant d'adapter sa vue à la luminosité trop forte de la clairière et à repérer l'animal à cause de son camouflage naturel. Un énorme chat était en train de s'étirer sur une pierre. Il était dans les mêmes tons gris. Il devait faire la taille d'un gros chien, mais ses pattes étaient étrangement larges. 

Il releva la tête et fixa Arlette. C'était un lynx. Le premier qu'elle voyait de toute sa vie. Ses grands yeux jaunes la fixaient avec une expression impassible et étrange. La forme magnifique de son visage de marbre rappelait à la jeune femme l'air grave et majestueux des statues des musées. Il se mit à bouger. Il se releva et s'assit sur ses pattes antérieures comme les chiens dans les tombes égyptiennes. 

Arlette resta immobile. Il avait un vraiment un visage expressif, qui lui rappelait... Celui d'un être humain. Un fauve au masque d'humain. Un vent étrange balaya la tourbière et les odeurs acides de fumée et de chair brûlée remontèrent des eaux troubles. 

Est-ce que ces odeurs venaient de ses souvenirs ou étaient-elles bien réelles ? La jument alezane toussa et elle sursauta. Le lynx avait disparu. Avait-elle imaginé tout cela ? Etait-ce encore un fantôme venu la rencontrer dans les montagnes ? Lentement, elle se rassit et essaya de reprendre son souffle. Cette forêt avait des effets étranges sur son esprit... Le ciel s'était couvert. Elle décida de rentrer avant la fin de l'après-midi pour éviter la pluie et reprit les pistes menant à Pinewood.

Lorsqu'elle arriva à l'étable, elle trouva John en train d'expliquer à ses enfants et à Paddy comment tanner une peau d'orignal. Il utilisait la cervelle de l'animal avec de l'eau pour assouplir la peau, après en avoir retiré la membrane et les résidus. Lorsque la jeune femme arriva, il s'arrêta pour la saluer et les enfants s'attroupèrent autour d'elle pour monter sur la selle. Elle remit la jument à Ronald qui s'était assis près du feu de camp qu'ils avaient fait pour nettoyer les outils.

—Betty était là il y a quelques minutes, elle est repartie vers la maison, elle avait l'air inquiète, lui annonça Ronald tout en auscultant la jument, vous l'avez fait marcher dans les marais ? C'est pas bon pour ses articulations, Miss...

—Elle a mangé de l'herbe fraîche, ne la faites pas courir, répondit-elle avec absence, je vais voir Betty.

Kenneth qui sortait de l'étable s'approcha en souriant, mais elle le regarda à peine. Quelque chose n'allait pas. Elle n'arrêtait pas de repenser à ce lynx. Est-ce qu'elle avait rêvé ? Et d'où était venue cette odeur atroce ? Pas de la forêt, ni du marais. De ses souvenirs peut-être... 

Elle commençait à croire à toutes ces apparitions, à tous ces oracles qu'elle croisait. Il y avait quelque chose d'étrange à Pinewood, elle en était à présent convaincue. La terre venait l'avertir du danger qui menaçait son sanctuaire. Elle n'entendit même pas son nom lorsque Kenneth l'appela.

Elle prit la route de terre jusqu'à sa maison en gardant son fusil à l'épaule. Elle vit la grande demeure aux écailles de bois se dresser au loin, et le chien galopa jusqu'à elle en aboyant. Elle le caressa pour le calmer et marcha à plus vive allure. 

Devant le perron était garée un torpédo rutilant. Arlette posa une main sur son fusil et monta les marches du perron. Betty était à l'intérieur, en train de servie des hommes. D'abord interloquée, la jeune femme entra et déboutonna le haut de son manteau, puis en voyant le regard suppliant de Betty, elle comprit que ces hommes n'étaient pas là pour le café. 

Ils étaient trois, avachis sur leurs chaises, ricanant en s'adressant à Betty par des imitations d'animaux. Leurs vestes noires aux textures uniformes et impeccablement taillées laissaient penser qu'il s'agissait d'hommes de la ville. Ils n'avaient pas enlevé leurs chapeaux avant de s'asseoir.

—Messieurs, les salua froidement Arlette en passant derrière le comptoir.

Elle fit signe à Betty de rester dans la cuisine et posa son Springfield sur le comptoir pour vider son chargeur et vérifier la culasse. La grande horloge sonna quatre heure. Ils ne parlaient plus. Ils la fixaient. L'un d'eux retira le cigare de sa bouche pour prendre la parole :

—Voilà donc la petite Française qui recoud les gens avec des hameçons. Ça ne te dirait pas de me faire-

Arlette se retourna vers le mur comme si elle cherchait de la vaisselle dans le placard et leva les yeux au ciel. Pourquoi fallait-il toujours qu'ils se croient drôles ou pertinents ? Ils voulaient juste la blesser, la souiller de leurs pensées tordues d'ordures demeurées. 

Ils avaient certainement réussi à impressionner les bonnes personnes pour s'acheter des vestes de tailleurs, mais au fond ils étaient toujours les mêmes crapules de bas-étages. Elle reprit son souffle et leur fit à nouveau face en souriant. L'homme avait fini sa petite tirade. C'était ce à quoi elle devait se tenir préparée avec son auberge. Ces types ne seraient pas les derniers du genre à franchir sa porte.

—Qu'il y a-t-il messieurs ? Vous avez besoin de quelque chose d'autre ?

Le goujat qui l'avait apostrophé lança une insulte qui fit rire les deux autres. Arlette se félicita de ne rien comprendre à leur accent des bas-fonds de Portland.

—Ton meilleur whisky, lança l'un d'eux.

— On n'a pas d'alcool ici monsieur, on ne veut pas d'ennuis avec la loi.

—Pourquoi on a plus l'Indienne pour nous servir ? J'aime pas trop qu'une rouquine me fixe trop longtemps, déclara le troisième.

—C'est mon auberge, c'est moi qui sers.

Pourquoi Betty n'avait-elle pas prévenu les Irlandais ? Ces types cherchaient visiblement les ennuis... Arlette regarda vers la cuisine. La jeune fille était prête à risquer sa vie pour éviter un conflit ouvert. C'est pour ça qu'elle n'avait cherché qu'Arlette. La seule explication pour qu'elle ait si peur d'eux était simple. Ils venaient de la part de quelqu'un...

—C'est Lloyd qui vous envoie ? demanda-t-elle.

Un des trois hommes se leva et s'approcha d'un air fier et méprisant. Il sortit son revolver de sa poche intérieur de veste et le posa sur le comptoir.

—Mr Lloyd a plusieurs exigences concernant ton auberge.

—Est-ce que Mr Lloyd est sénateur ?

—Il a des relations lui aussi. Si tu crois qu'il te suffit de dire que tu as des amis haut placés pour t'en sortir, tu vas te brûler les ailes, mon ange, siffla-t-il d'une voix dérangeante.

—Il n'a aucune exigence à avoir sur mon commerce, déclara-t-elle avec une lueur de défi dans le regard.

Ça lui plaisait visiblement. Plus elle répondrait mal, plus il aurait de raisons de s'acharner sur elle.

—Tu ferais mieux de la fermer avant qu'on devienne vraiment méchant, Miss, on nous a demandé de passer un message, on ne nous a pas dit quel format employer.

Elle regarda le revolver de l'homme sur la table, puis son propre fusil, qu'elle mettrait trop longtemps à attraper. Si elle bougeait, il lui logerait une balle dans la tête sans problème. Les deux hommes assis s'étaient tournés vers elle, les mains cachées dans leurs vestes. L'homme continua :

« Mr Lloyd est intéressé par ton terrain, surtout le Mont Curtis et les ressources des montagnes avoisinantes... Il veut te proposer de louer le premier étage de Pinewood et de transformer vos baraques d'Irlandais pour accueillir ses hommes. Il rachètera aussi le terrain. Tu restes la tenancière de ta petite cabane, pour servir les employés de Mr Lloyd...»

Elle le fixa avec colère, serrant ses poings sous le comptoir. Ce n'était pas une offre, c'était un vol. Voilà, et maintenant c'était le moment où ils devaient la passer à tabac et la violer, pour lui montrer qu'ils avaient tous les droits ici. Et ils feraient la même chose à Betty qui était toujours dans la cuisine. 

Elle l'avait déjà vécu cette scène, avec sa mère, en France. Elle sentit une boule de colère et de peur nouer son estomac. Le temps sembla ralentir quelques secondes. Cela ne pouvait pas se produire. Pas encore. Les deux hommes derrière s'étaient levés lentement et s'approchaient. C'était comme un film qu'elle avait déjà vu et dont elle était spectatrice. 

Ils n'avaient pas sorti leurs armes. Ils allaient la frapper d'abord. C'était plus lent, ça faisait plus peur. Il fallait qu'elle réagisse. Rapidement, elle concentra son regard sur l'homme devant elle et posa une main sur la sienne, sans le quitter des yeux. D'abord surpris, il eut un mouvement de recul, qui se changea en excitation lorsqu'elle caressa sa main. Ses iris se rétrécirent. C'était le moment. D'un geste vif, elle saisit le revolver sur la table et le pointa sur sa tête.

—Ne bougez plus ! cria-t-elle. Betty !

La jeune fille accouru de la cuisine et saisit le fusil pour tenir en joue les deux autres hommes.

—Le premier qui bouge, je tire, vociféra la gamine en tremblant.

—Les mains sur la tête, gronda Arlette, reculez.

Les trois hommes se rejoignirent tandis qu'elles les forçaient à avancer vers la porte. L'un des deux que menaçait Betty fit un mouvement de la main remontant le long de sa veste. D'un geste rapide, Arlette tira derrière lui pour qu'il se tienne droit. Ils sursautèrent tous. 

La Française savait qu'elle ne pouvait pas laisser Betty tirer avec le Springfield. Il fallait réarmer entre chaque coup avec le fusil, assez de temps pour que le deuxième sorte son arme et fasse feu.

—Monsieur Lloyd ne sera pas satisfait, grogna celui qu'elle tenait en joue de son revolver.

—Vous lui direz qu'il n'a aucun droit sur cette propriété. Je ne vendrai pas. Je ne donnerai rien. Maintenant sortez.

Elles les suivirent jusqu'à ce qu'ils atteignent leur voiture. Ils montèrent rapidement pour éviter les crocs du chien. Ils n'allaient pas tirer ou répondre de toute façon. Ils n'obtiendraient pas le terrain avec des cadavres et ils le savaient. Ils n'avaient plus qu'à partir. Leur voiture noire détala sur la route et disparut à l'horizon. Le temps ralentit soudainement, c'était comme si un orage venait de passer.

Arlette se rendit compte qu'elle avait toujours le revolver... Elle aurait dû le vider et le rendre au gangster. Maintenant il avait une bonne raison de revenir le chercher... Elle se retourna vers Betty qui ne pouvait plus retenir ses larmes et la prit dans ses bras, alors que la jeune fille tenait toujours le fusil pointé vers la route.

Une nouvelle chanson ancienne dont le thème ressemble fortement à celui de "In The Pines". Vous découvrirez une version moderne de "In the Pines" au prochain chapitre, mais je vous mets tout de même la version des sœurs Kossoy en dessous pour comparer avec "I Never Will Marry". 

Si vous aimez mes interventions musicales, n'hésitez pas à me le dire en commentaire !  

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