Chapitre 7 | Partie 2: Envoyons d'l'avant, nos gens
HENRY
Jim avait ramené ce qu'il avait de meilleur. Pièges à ours, dynamite et fusils de chasse. Les meilleurs outils pour déloger des rats. Gary, aidé de deux autres gars, avait placé leur voiture dans le fossé et l'avait chargé de bouteilles d'alcool de mauvaise qualité. Devin avait passé un appel anonyme à la police pour dire qu'on avait trouvé une camionnette pleine de whisky à la frontière. Règlement de compte entre gangs certainement. Les charognards allaient venir, corneilles ou renards.
Près d'une heure plus tard, une longue voiture noire arriva sur la route et trois hommes en costards noirs descendirent, armés de mitraillettes et de fusils de chasse. Dans leurs costumes tirés à quatre épingles, ils n'avaient rien des agents de la Prohibition payés une misère par le gouvernement.
La camionnette abandonnée fumait encore. Il n'y avait aucun impact de balles sur sa carrosserie, mais une roue avait volée dans le décor. Sur la route, de larges rondins avaient été disposés pour bloquer des roues. C'est là qu'ils avaient dû passer dans le fossé.
Les trois hommes sortirent les bouteilles et les examinèrent méticuleusement, puis inspectèrent les traces qui partaient vers la forêt. Ils remarquèrent que deux hommes avaient quitté la voiture, probablement pour tenter d'échapper à quelqu'un.
L'un des hommes en costard resta à la voiture et les deux autres s'enfoncèrent dans les bois. Ils cherchaient des survivants, quelque chose sur quoi tirer, pour ramener enfin un cadeau à leur chef. Poussant des jurons, ils avançaient dans la boue du sous-bois, salissant leurs belles chaussures cirées, encouragés par la roue qu'ils trouvèrent plus bas et une veste tachée de sang.
Soudain ils entendirent un bruit provenant de leur droite. Quelqu'un tentait de s'enfuir. Sans sommation, ils se mirent à tirer dans les troncs d'arbre et les buissons.
Un « clap » métallique retentit alors. Sans comprendre, l'un d'eux s'avança et posa le pied entre les racines et le branches tombées. Au moment où sa chaussure allait toucher le sol, il remarqua l'objet qui était à l'origine du bruit. Un piège à loup qui s'était refermé sous la pluie de balles et d'écorces. Il voulut retirer son pied mais il appuyait déjà de tout son poids dessus. Il tomba en avant et sentit un mécanisme se refermer sur sa cheville. Son hurlement fit bouger quelque chose derrière son collègue, dans les buissons.
Sans réfléchir, il plaqua sa mitraillette contre son ventre et tira, inondé par la douleur du piège qui broyait son pied. Dans le chaos de la souffrance et de l'agitation soudaine dans la forêt, il sentit une balle percer son bras droit et il lâcha son arme.
Son collègue était aussi par terre. Que venait-il de se passer ? Gémissant, il tentait de se relever. Un homme sortit des bois comme s'il apparaissait parmi les feuillages. Tous les feuillages alentours se mirent à gesticuler et d'autres hommes en sortirent.
Une bande de péquenauds, des fermiers. L'homme jura et tenta à son tour de se relever. Un coup de pied dans le visage le tint à l'horizontal. Il entendit alors les hommes au-dessus de lui qui commençaient à parler.
—Alors, flics ou gangsters ? C'est pas très malin de se prendre dans un piège à loup et de tirer sur son camarade...
—Ça c'est des gangsters... Putain mais qu'est-ce qu'ils sont stupides. Où est le troisième ?
—Il est arrivé en courant, il s'est pris dans un piège et il a tiré sur le premier.
—Lequel parlera en premier ?
—Suffit de demander, répondit l'un d'eux, on n'a besoin que d'une tête pour entendre la vérité.
Les deux hommes piégés se regardèrent un instant.
—T'es Henry Richter c'est ça ? lança le premier, haletant, tu crois que tu peux t'en prendre à nous comme ça ?
—Pour l'instant vous vous en prenez à vous-même sans notre aide, répondit l'homme au chapeau noir.
—On va te faire la peau, même s'il faut décimer toute ta tribu de culs-terreux. Vous allez vous manger les dents et-
—J'aime pas son attitude. Gary ?
Gary arriva avec son fusil de chasse et tira. Le troisième homme poussa un juron horrifié tout en tenant sa jambe prisonnière et sentit les regards se porter sur lui. Ce n'était pas ce qui était prévu, ces péquenauds du Maine n'étaient pas censés se défendre, ils n'étaient pas censés tuer.
—Je crois qu'on a notre gagnant. Mais on va pas s'emmerder à nettoyer des cadavres à deux endroits différents, pas vrai les gars ? Alors tu nous balances tout maintenant qu'on en finisse une bonne fois pour toute. Tu bosses pour Lloyd, c'est ça ?
L'homme réduit à une masse rampante se mit à sourire nerveusement. L'un des fermiers s'approcha et le frappa à la tête de la crosse de son arme. Il cessa de s'agiter mais son sourire se transforma en un rire spasmodique.
—Lloyd sait déjà ce que vous préparez, et il viendra vous chercher les uns après les autres. En commençant par toi Henry. On va te faire la peau, sale métisse bouffeur de-
Un grand fermier au visage mutilé approcha et le frappa avec une pelle. Sa tête plongea dans la terre et y resta enfoncée.
—T'avais raison Henry, c'est ces enfoirés de Portland qui nous ont eus, constata Devin.
—Vous avez entendu vous autres ? Ces citadins prétendent nous attaquer ici, sur notre terrain. Moi je dis qu'il leur reste deux semaines à respirer l'air des montagnes. Faites leur bouffer la terre qu'ils veulent nous prendre.
Le soir même, Henry resta un long moment seul dans le jardin. Les corps avaient Il alluma une des cigarettes de son frère qu'il avait trouvée sur la table de la cuisine et s'installa sur une bûche, sous le grand arbre en haut de la colline pour regarder les étoiles. Au loin il pouvait apercevoir les cimes des montagnes et voir le vent qui agitait l'ombre des arbres.
Il aimait ces instants de paix au milieu de la nature. Il n'y avait rien d'autre qu'un grand silence vide de sens, froid et persistant. Ce silence qui subsistait lorsque tout le reste s'arrêtait. Le contrebandier aimait se réconforter de cette seule et unique certitude. Ce vide était la seule véritable constante ici-bas, la seule chose réellement éternelle et intangible au milieu du bruit du monde.
Le grand silence qui l'entourait et l'emplissait se tut soudainement. Il entendit une voix résonner au fond de lui, celle d'un homme, d'un homme qu'il avait connu. « Henry, Henry, qu'as-tu fais Henry... » disait-elle.
Tu vois, j'ai fait comme toi Walter. Tu dois bien rire, là-haut dans les montagnes. Ton traitre de petit frère s'est finalement mis à faire le même sale boulot que toi. Tuer, inspirer la terreur. Je marche dans tes pas, au final. Quand les gens entendent notre nom, ils pensent à toi, ils frissonnent et ils s'écartent...
Henry inspira profondément. Aujourd'hui il avait tué, il avait ordonné à Devin de tuer. C'était monstrueux, et pourtant il n'arrivait plus à se souvenir du visage des hommes à qui il avait fait ça. Il ne pouvait plus se concentrer sur ses souvenirs pour essayer d'en recomposer le portrait.
C'était la première fois que ça arrivait. Est-ce que cela signifiait qu'il y prenait goût ? qu'il ne se sentait plus coupable ? Il entendit un son résonner dans sa tête, un bourdonnement de plus en plus fort. Il n'arriva plus à le chasser, à ramener le silence en lui. Il entendait les policiers qui lui murmuraient à l'oreille.
« C'est ta famille ou lui, Henry. Si tu acceptes, on pourra travailler ensemble. Tu n'as qu'à donner le lieu où vous devez vous rejoindre. Tu as le choix... »
Il entendait Walter lui tapoter l'épaule et lui dire en souriant derrière sa barbe épaisse :
« Ça sera bientôt fini, Henry. Dans quelques semaines, toute la région sera à notre merci. On n'aura plus qu'à se servir. Les morts, les pillages, tout ça sera oublié quand les flics nous mangeront dans la main. Toi et moi on sera les rois de cet empire, petit-frère...»
Il entendait le galop des chevaux sur la neige, le tintement des étriers, les aboiements des chiens. La chasse était lancée. Walter était en haut de la montagne, son long manteau noir trainant derrière lui un nuage de neige. Il courait comme un loup prit au piège, poursuivit par deux policiers à cheval.
Henry avait l'impression que lorsque son frère se retournait, c'était lui et lui seul qu'il cherchait du regard. Walter n'évaluait pas la distance qui le séparait de ses assaillants, il ne prenait pas garde au chemin sinueux et à la neige trop fraîche. Il regardait le parjure qui l'avait livré. Il fixait Henry.
Puis le sommet s'écroulait. La neige se soulevait en cascade, déracinant les arbres, faisant rouler les rocs. Il voyait son frère disparaître avec les deux cavaliers dans l'avalanche. La montagne avait avalé Walter. Dieu avait donc décidé d'en finir avec ce meurtrier sorti de l'Enfer en l'engloutissant comme Jonas... Les policiers en bas hurlaient d'horreur, et lui, il restait sur son cheval, regardant la scène impuissant.
J'ai tué le monstre qui répandait les ténèbres sur notre famille, et à présent je marche dans ses pas.
Il sentit le silence refaire surface. Les cris, les bruits, le rugissement de l'avalanche, tout s'arrêta. Il ne ferait pas comme son frère. Il reprendrait ce qui lui appartenait et il protégerait sa famille. Il ne serait jamais Walter. Le silence le recouvrit soudainement comme une cape.
Il se tourna vers la forêt derrière le pré. Les armées de troncs se dressaient face à lui comme d'immenses soldats immobiles. Un vent froid jaillit du sous-bois et balaya son visage d'un air chargé d'odeurs d'humus. Il y aurait du brouillard dans la forêt cette nuit.
Le passé est toujours le poids le plus lourd sur nos épaules. On le porte seul, et il s'accumule inlassablement... Peut-être qu'au lieu de penser aux paroles de Walter, Henry aurait besoin des conseils avisés du joueur de poker itinérant dont parle Kenny Rogers dans cette chanson !
"Tu dois savoir quand les tenir, quand les faire plier,
savoir quand partir et savoir quand courir.
Ne comptes jamais ton argent quand tu es assis à la table,
tu auras bien assez de temps pour compter quand les jeux seront faits."
Les joueurs itinérants font partie intégrante de l'histoire du Far West et des villes-casinos. Encore aujourd'hui, vous pouvez vous faire rouler comme des bleus à Reno ou en Alabama ( "cuz everything iz legal in Alabama"). Les joueurs de ce genre ont inspiré nombres de chansons comme "I Killed a Man in Reno", ou "The House of the Rising Sun".
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