Chapitre 6 | Partie 2: The Jam at Gerry's Rock
ARLETTE
La semaine s'écoula tranquillement. Le vendredi, Joshua amena les travailleurs Irlandais pour les présenter à la propriétaire de Pinewood. Ils arrivèrent à bord de d'une charrette guidée par deux grands chevaux, transportant quelques malles, des meubles de maison et des outils pour travailler le bois. Ils avaient dû faire l'effet d'une caravane de gitans en passant par Richmond.
À côté du misérable chariot, six hommes, deux femmes et une ribambelle d'enfants habillés de vêtements sales marchaient au pas, suivis par quelques chiens maigres. En les voyant arriver, Arlette prit soudainement conscience du dénuement dans lequel ces gens avaient dû vivre, réduits à occuper un campement à l'extérieur de Bangor. Toute leur vie tenait sur cette charrette.
Les femmes avaient l'air dur et les hommes plus encore. Certains d'entre eux portaient de petits sacs de toile sur leurs épaules et des haches à bois pendaient à leurs ceintures. Lorsqu'ils posèrent leur barda pour venir saluer la Française, ils déposèrent respectueusement leurs haches sur leurs sacs, comme s'ils bordaient le lit de nourrissons. Elles étaient probablement leurs seules amies dans la forêt. Avaient-elles des surnoms comme les armes des héros et des soldats ?
Chacun d'eux vint se présenter l'un après l'autre dans un cérémonial étrange, enlevant béret et chapeau pour saluer leur nouvelle logeuse. Il y avait Charles et Shannon, le couple le plus âgé, qui était à l'origine de la plus grande partie de la meute d'enfants qui courraient après les chiens dans le pré. Ils venaient de Belfast et Charles avait travaillé dans des chantiers navals avant d'être renvoyé après la Grande Guerre. C'était un petit homme qui portait une épaisse moustache de patriarche respectable. Elle semblait trop fournie pour son visage creusé et osseux.
Ils avaient vécu quelques années à New York avant de partir dans le Maine pour que leurs enfants arrêtent de tomber malade. Ils en avaient perdu quelques-uns à cause de la grippe et semblaient garder un souvenir douloureux des grandes villes. Lorsqu'il prit la parole, Charles se mit à frotter des doigts la couture intérieure de son béret.
Arlette se rendit compte qu'ils la prenaient pour une de ces grandes propriétaires américaines, prête à les virer à la moindre occasion. Ils ne s'attendaient à aucune compassion et à une discipline injuste et sévère.
Ce qui inquiétait Charles, c'était qu'elle ne veuille pas des enfants sur son terrain, puisqu'ils n'avaient pas dix ans et ne pouvaient pas travailler. Elle le rassura en serrant la main de l'un des petits garçons et en prenant dans ses bras l'une des plus jeunes filles qui marchait à peine. Même une fois la dizaine passée, elle n'avait pas l'intention d'en faire des travailleurs, expliqua-t-elle.
Le deuxième couple était celui de Chelsea et John qui étaient arrivés seulement deux ans auparavant, de Galway. Ils étaient plus jeunes que Charles et Shannon et attendaient que leurs ainés parlent avant d'émettre leurs propres avis. Ils avaient gardé un fort accent irlandais dont ils semblaient avoir honte en public.
Lorsque l'une des filles de Chelsea, Lucy, se mit à se présenter à la Française, elle la reprit pour qu'elle s'exprime « correctement », sans gaélique. Arlette s'efforça de comprendre la petite fille sans la traduction de sa mère et lui avoua qu'elle avait un joli accent. Elle connaissait trop bien ce sentiment de honte et de rejet qu'elle éprouvait dès qu'elle prononçait deux mots face à des Américains.
Après avoir salué un à un tous les enfants du couple, elle se tourna vers les quatre autres loggers qui allaient travailler à Pinewood.
Kenneth, Ronald, Paddy et Mickey. Elle s'appliqua à se souvenir du visage et du nom de chacun d'entre eux en pensant qu'elle aurait du mal à les appeler au départ. Mais elle fut rapidement surprise de la facilité avec laquelle elle se familiarisait avec eux.
Chacun semblait exceller à quelque chose et s'illustrer par un trait de caractère particulier. Kenneth était d'un naturel taciturne. Peut-être était-ce une forme d'armure face aux boutades grossières de ses collègues. Il avait l'habitude de diriger l'équipe avec Joshua lorsqu'ils travaillaient à Bangor.
Il avait des cheveux noirs et des yeux bleus comme l'hiver. Ses traits osseux, ses joues creuses et ses paupières tombantes donnaient l'impression que la tristesse s'était figée sur son visage après des années de malnutrition. Ses membres étaient secs comme ceux de marins revenant de voyages au-delà du Cap Horn. Il se présenta modestement et esquissa un sourire rêveur en entendant l'accent français d'Arlette.
Ronald était plus grand que ses camarades. Sa peau était pâle et tachetée de grains de beauté. Sur ses joues, de larges plaques rouges donnaient l'impression qu'il était constamment irrité par le froid ou le soleil. Il portait un intérêt particulier pour les bêtes.
Dans les travaux forestiers, il était débardeur, chargé de l'acheminement du bois des bois à la rivière grâce aux chevaux de trait. C'était lui qui avait récupéré la plupart des chiens qu'ils avaient amenés. Il les soignait et les nourrissait avec une bienveillance paternelle si douce que ses camarades l'appelaient « Saint François » pour se moquer de son amour des bêtes.
Paddy quant à lui, venait de Belfast. Un obus lui avait arraché une oreille dans la Somme pendant la guerre. Il tentait de cacher le trou sur son crâne en brossant ses cheveux lisses et fins de travers. Cette coupe étrange lui donnait l'air d'un mauvais élève d'école primaire.
Il s'était engagé a début de la guerre comme cantinier. Avant cela, il avait été cuisinier dans un restaurant au bord de la mer. Arlette nota qu'ils avaient tous combattu en France et en Belgique, que ce soit dans les troupes irlandaises ou américaines.
Paddy avait gardé un esprit combatif qui allait de pair avec la langue bien pendue de Mickey, son binôme au travail comme au bar. Lorsqu'il se présenta, Mickey balbutia timidement quelques hommages trop révérencieux et ce fut Paddy qui dû le présenter tellement il était indisposé en présence d'une femme. Il était le plus jeune et adroit à la hache de la compagnie. Il venait d'un village nommé Hollywood, dans le comté de Wicklow.
Ces noms de lieux si lointains à présent ramenèrent la Française des années en arrière. Elle avait déjà entendu ces noms, prononcés par les infirmières en charge des registres d'hôpitaux. Elle avait l'impression que l'ombre des combats l'accompagnait partout.
Cela faisait pourtant des années qu'ils avaient pris fin. Et pourtant, elle se retrouvait à l'autre bout du monde avec d'autres survivants, comme après un naufrage. Ils s'étaient peut-être échoués ici par hasard, comme elle, mais il lui sembla soudainement impossible de les laisser repartir, de les abandonner. Ils étaient ceux dont elle avait besoin.
Sans plus attendre, ils partirent jusqu'à la frontière canadienne, matérialisée par une rivière large d'au moins vingt mètres aux eaux poissonneuses. L'endroit que Joshua avait trouvé était une vaste clairière au bord de l'eau, au bout de la route.
Il y avait une zone sablonneuse bordée d'une pente qui délimitait le lit de la rivière. Au-dessus se trouvait un terreplein naturel d'herbe où ne poussait qu'un grand aulne vert. La terre était stable et peu humide. On pouvait facilement y construire quatre chalets de bois et un enclos pour les chevaux. Arlette leur présenta rapidement l'endroit. Ils pourraient pêcher et poser quelques pièges s'ils ne voulaient pas aller jusqu'à Richmond acheter de la viande.
C'était un petit coin de paradis au milieu des bois, avec de l'eau douce et du poisson. Ils ne demandaient pas mieux. Les nouveaux arrivants étaient tous ébahis. Ils ne s'attendaient pas à ce qu'on construise des habitations en dur, avec des bases solides. Shannon essuya une larme au coin de son œil lorsque Joshua lui demanda où elle préfèrerait avoir sa maison.
Joshua commença les explications plus techniques sur les premiers travaux et Arlette l'écouta elle aussi avec une sorte d'excitation étrange. Elle se sentait inondée de bonheur en voyant celui de ces familles. Comme elle lorsqu'elle avait découvert Pinewood, on leur offrait quelque chose qu'ils n'espéraient plus depuis des années : un foyer.
Joshua montra comment devrait être coupé le bois et où devraient être sélectionnés les troncs à abattre pour ne pas créer de trop grands espaces vides dans la forêt. L'important était de commencer rapidement la construction des bases des chalets. En attendant qu'ils puissent vivre correctement à cet endroit, Arlette proposa de les faire dormir chez elle.
Surpris, les nouveaux arrivants la dévisagèrent et déclinèrent immédiatement l'invitation, mais elle insista plusieurs fois, dut même prendre un ton plus autoritaire pour se faire entendre, et ils finirent par accepter.
Ils installèrent donc quelques paillasses dans les chambres vides du haut, d'autres dans le salon pour les enfants, et durant une semaine Pinewood devint une grande maison de vacances familiale dans laquelle on entendait à toute heure de la journée des enfants rire, des gens chanter. Tous les soirs après que les hommes soient rentrés du chantier, ils sortaient le violon et le banjo pour chanter. Arlette se joignait à eux pour les écouter et apprendre à les connaître.
Charles connaissait beaucoup d'airs populaires, il aimait raconter qu'à New York, quand il travaillait sur les chantiers de construction de grands buildings, il pouvait chanter tout son répertoire en une journée, quand les contremaîtres n'étaient pas là.
Il avait appris une ballade italienne et des airs américains, mais son vrai plaisir là-bas était lorsqu'il entendait les enregistrements de Michael Coleman ou de John McKenna. C'était pour lui une fierté d'entendre les jig de son enfance au son si moderne et luxueux d'un gramophone. Il avait même appris certaines danses ici, aux Etats-Unis, alors qu'elles étaient oubliées dans son village en Irlande.
Dès qu'il commençait à chanter, Paddy le rejoignait au violon et tout le salon s'animait. Les enfants descendaient pour venir écouter, et tandis que les femmes débarrassaient, tout le monde s'installait en reprenant les chansons populaires.
Vers minuit, Charles laissait John prendre la parole, et il racontait des histoires de son pays, des contes sur une terre mystérieuse, peuplée de fées et de héros sur des chevaux blancs venus de la mer. Arlette n'était pas habituée à autant d'animation. Les cabarets où on dansait sur du jazz à Paris n'avaient pas la chaleur bienveillante de ces soirées « en famille ». Elle avait quelques souvenirs de fêtes de village dans les Vosges, avant la guerre, mais aucune ne lui avait semblée plus joyeuse.
Seul Joshua restait dans son coin, tournant le dos à la fête, écrivant des lettres à sa femme qui semblait, malgré la promesse d'une chaumière toute neuve, ne pas avoir l'intention de revenir auprès de lui. La journée, son humeur demeurait inchangée, parfaitement heureux de travailler dehors avec son équipe et la nature pour seul maître. Mais lorsque la nuit arrivait et que chacun se réchauffait devant la purée de courges au lard fumé d'Arlette, il sentait la solitude le rattraper et le sourire qu'il portait disparaissait au fil des heures.
Un soir, Kenneth s'assit à ses côtés sans rien dire et lui tendit un instrument étrange. Il ressemblait à une guitare en forme de poire allongée. Les deux hommes se regardèrent en partageant un regard de compassion qui étonna Arlette. Elle se rendit compte qu'elle ne savait rien de ce qui liait ces hommes entre eux. Comment un Acadien et des Irlandais avaient-ils pu se rencontrer ? Il y avait entre eux une amitié profonde et un respect mutuel.
Dès que Joshua posa les doigts sur l'instrument, un son cristallin émana d'une corde d'acier qui venait d'entrer en contact avec un bouton de sa manche. Ce son succinct et étouffé ramena la jeune femme dans son enfance. Cette guitare étrange avait des airs d'épinette du Val d'Ajol, une sorte de cithare qu'elle n'avait vue qu'une fois ou deux durant son enfance, dans les montagnes vosgiennes. D'où venait cet instrument ? Voyant sa surprise, Joshua lui montra l'objet en souriant.
—Tu as déjà vu ça dans les Vosges, n'est-ce pas ? dit-il doucement, tu n'es pas la première à le remarquer. C'est un dulcimer des Appalaches. Ton oncle...
Avant qu'il ait pu ajouter quoi que ce soit, Kenneth le prit par le bras pour qu'il se lève. Arlette retint son souffle. Il s'apprêtait à lui parler de son oncle ! Elle se leva pour rattraper Joshua, mais il était déjà partit avec Kenneth.
L'Irlandais interrompit Charles qui allait entamer The Wild Rover et plaça Joshua devant tout le monde. Puis il se tourna vers Arlette et hocha la tête pour l'inciter à se rasseoir. Elle obéit sans vraiment comprendre. L'Acadien hésita d'abord, se plaignit de ses mains trop rudes pour les cordes de la guitare, puis il plaça l'instrument sur ses genoux et Paddy se prépara à l'accompagner au violon.
En empoignant le manche du dulcimer, le forestier à la barbe noire semblait retrouver toute la joie qu'il avait dans la journée. Le contact du bois au grain délicat l'émerveilla et il soupesa l'objet dans ses mains d'un regard empli d'amour, caressant les veines brunes qui avaient un jour irrigué de vie un bel arbre. Il était temps de les nourrir à nouveau, de chants et de souvenirs. Il se tourna alors vers la Française et sourit.
— C'est une chanson du coin, qui nous vient de ces forêts, et qui parle de notre beau métier.
Les notes volèrent sur l'instrument. Elles avaient la même persistance cristalline et rugueuse des sons anciens qu'Arlette associait au folklore de ses montagnes natales. Il commença à chanter et lorsqu'il reprit le refrain, il fut accompagné de tous les Irlandais. Arlette les écouta avec émotion, transportée dans les forêts et la vie de solitude de ces hommes.
« Oh, a Shantyman's life is a weary one,
Though some say it's free from care,
It's the weaving of an axe, from morning till night,
Midst the forest dark and drear.
A lying in the shanty, bleak and cold,
Where the stormy winds do blow;
And as soon as the morning stars appear,
To the wild-wood we must go...
Transported we are, from the pretty maidens fair
On the banks of Black River stream,
Where the wolves, and the owls, with their terrifying howls,
Disturb our nightly dreams »
Il y avait dans ces paroles quelque chose de mystérieux, qui ramenait les hommes vers eux-mêmes, quelque chose qui depuis forêts et des grands espaces dont elles parlaient, guidait jusqu'au fond de l'âme et plongeait les auditeurs dans les solitudes secrètes de leurs cœurs.
Arlette n'entendit plus jamais cette chanson lors de leurs soirées, mais elle la mémorisa si bien qu'elle devint pour elle un hymne, une incantation qui la conduisait tout droit au plus profond d'elle-même et la remplissait de bonheur. Elle ne lui apportait pas de tristesse ou de nostalgie, elle la mettait en face d'un monde simple et vaste dans lequel elle était à présent. Et il n'y avait rien de plus beau que de chanter cet air au milieu des bois de Pinewood.
Vous trouverez ici deux versions de A Shantyman's Life, pas les plus récentes et les plus connues. On a retrouvé les paroles dans des livres datant des années 1910, mais jamais la mélodie. Elle s'est passée de générations en générations dans certaines familles d'anciens shantymen, et vous trouverez d'autres versions avec d'autres façons de chanter si vous chercher.
Pour les non anglophones, cette chanson parle de la dureté du travail et de l'existence des bûcherons dans les forêts du nord des Etats Unis. Il y est question du travail très physique et dangereux, de la proximité avec les animaux sauvages, de la solitude, et dans les couplets que je n'ai pas mis, il y est aussi question de l'éloignement avec la famille, mais aussi de la liberté dont jouissent ces travailleurs.
https://youtu.be/gwUYZXLuygI
https://youtu.be/OCa8gfpVAk8
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