Chapitre 6 | Partie 1 : The Jam At Gerry's Rock
ARLETTE
Arlette avait l'impression de flotter. Elle marchait sur un sentier de terre, qui serpentait sur une colline surplombant la vallée. Les herbes longues qui cachaient le sol imprégné d'eau avaient déjà pris les teintes jaunes du début de l'automne.
Au loin, au milieu de l'océan vert sombre des conifères, une tache rouge subsistait, un grand érable dont les graines continuaient de se répandre dans la forêt comme s'il continuait bravement la même lutte chaque année pour colorer le paysage et imposer ses tons chatoyants. Le soleil de fin d'après-midi restait doux et ses rayons chauds étaient parsemés par de grands cumulus passant dans le ciel. Le temps semblait s'être arrêté, comme si la jeune femme était coincée dans un tableau.
Elle se tourna vers le haut de la colline qu'elle avait quitté et regarda les remparts à flanc de roche du prieuré. La statue de la Vierge qui fixait la vallée en ouvrant ses bras comme si elle embrassait la misère du monde lui parut soudainement plus vivante. Elle était perchée tout en haut d'une tour, côtoyant les cieux avec les rapaces. Le prieuré était entouré de remparts faits de vieilles pierres jaunes qui ressemblaient plus à des ruines.
Tout ce paysage était encore beau, lisse, paré de belles couleurs. Arlette fixa les bâtiments avec appréhension, puis se retourna vers les fermes qu'on pouvait voir au loin, entre les champs vallonnés et les bois. Ce n'était pas un tableau peint par un artiste, mais une scène qu'elle avait vécu. Si le temps n'avait plus lieu, c'était parce qu'il n'avait aucune raison d'exister. Cet espace seul comptait.
C'était un souvenir qu'Arlette s'était souvent forcée à revivre. Il revêtait une importance particulière pour elle. C'était un souvenir « de la minute ». Cette minute qu'on ne réalise qu'après, qu'on vit totalement, intensément, sans se poser de questions, une minute avant que tout devienne cauchemardesque, avant que la mémoire soit souillée d'horreur.
Cette minute était un symbole de l'innocence de tous les hommes, une minute avant le désastre. Elle lui rappelait qu'il y avait toujours un avant. Et un après.
Le souvenir se terminait. Il ne se terminait pas par un écran noir, ou un rideau qui tombe, mais par le retour du temps. Les hirondelles dans les champs et les passereaux se remirent à chanter soudainement. Le vent sifflait dans la tour du prieuré. La cloche de l'église sonna quatre heure moins le quart. Tout semblait calme.
Puis elle entendit le bourdonnement lointain qui approchait. Elle chercha dans l'horizon les ombres qui traverseraient le ciel d'une minute à l'autre. Mais les cieux restaient clairs, les même qu'une minute avant. C'était comme si la nature n'avait aucun sens du dramatique. Le paysage était toujours beau, bucolique, les nuages continuaient impitoyablement leur course, beaucoup trop belle et douce pour la réalité qui allait frapper. Les vrombissements s'intensifièrent, emplissant l'espace.
Soudain ils jaillirent derrière elle, passant en un éclair au-dessus du prieuré, rasant de près le corps de marbre blanc de la Vierge. Deux chasseurs. Deux oiseaux de mort aux ailes d'acier et aux croassements monstrueux. Ils partaient vers l'Est, déchirant le ciel magnifique de leur présence macabre et disparaissaient dans leurs effroyables râlements.
Arlette se réveilla en sursaut. Elle était allongée à l'arrière d'une voiture, sa jambe blessée enroulée dans un bandage blanc. Elle revenait du monde des cauchemars de feu et de fumée dans le ballottement de la route. Elle était donc encore en vie. Après l'enfer de la nuit, cette pensée la rassura un instant.
Elle se dressa sur ses bras et regarda les deux personnes sur la banquette avant. Elle mit un instant à réaliser qui ils étaient. Betty et le contrebandier. C'était lui qui l'avait menacé deux jours auparavant. C'était l'un des frères de Betty, réalisa Arlette. Betty savait depuis le début les ennuis qu'elle avait eus avec eux. C'était pour cela qu'elle évitait d'en parler.
La Française reconnut par la vitre le paysage familier du chemin de terre. Ils la ramenaient chez elle. L'idée de se retrouver à nouveau seule dans cette immense maison, entourée par les chiens errants la fit frémir. Le contrebandier lança un regard en coin dans le rétroviseur et vit qu'elle s'était levée. Rapidement, il ajusta son chapeau noir pour dissimuler ses yeux et changea le cure-dent qu'il avait dans la bouche de côté.
A la lumière du jour, elle réalisait à quel point il était large d'épaules et combien son visage était dur. Il semblait totalement fermé, comme si rien ne pouvait émaner de lui, hormis le sombre silence qui l'accompagnait partout comme un corbeau sur son épaule. Elle soupçonnait que sa barbe d'une semaine était entretenue pour qu'il garde cet air froid et distant. Il devait aimer cet air désagréable et méchant se dit Arlette.
Sa chemise sale empestait l'alcool, et la veste sans manches qu'il portait par-dessus était encore poussiéreuse, parsemée de paille comme s'il sortait tout juste d'une grange. Betty tourna la tête pour vérifier si la jeune femme allait bien. Elle avait l'air minuscule et si frêle à côté de son frère... Ils devaient avoir plus de dix ans d'écart.
La jeune fille ne prononça pas un mot en voyant Arlette assise, elle lança un regard tendu à son frère et se rassit presque trop droitement, prenant un air sérieux. Ils arrivaient à Pinewood. La voiture s'arrêta juste en face de la porte qui avait été maintenue fermée en posant simplement la table du salon devant. La maison avait de nouveau l'air abandonnée, comme s'il suffisait d'un détail pour qu'elle reprenne ses airs austères de manoir de Hurlevent.
Le frère de Betty sortit en premier, sans rien dire, marchant lourdement comme s'il répugnait à se trouver là. Il alla retirer la table de la porte et entra directement. Arlette se releva et rajusta sa jupe encore maculée de sang, tandis que Betty lui ouvrait la porte. Elle avait l'air désolée.
—Tu... tu vas réussir à marcher ? lui demanda-t-elle timidement.
—Ça ira... quelle heure est-il ?
—Trois heure de l'après-midi.
Elles ne discutèrent pas plus. Pas maintenant. Cela faisait déjà assez de choses à assimiler. Le contrebandier partit vers la grange d'un air nonchalant, ridiculement lourd. Est-ce qu'il se donnait des airs de cow-boy ou d'homme des bois ? Arlette le regarda s'éloigner suspicieusement avant de comprendre qu'il cherchait seulement un endroit où uriner. De quel droit marquait-il son territoire sur Pinewood ? Elle détourna les yeux et s'extirpa difficilement de la voiture.
Les marches du perron étaient sombres à certains endroits, et la porte dont la serrure avait été explosée était elle aussi tâchée de sang. Elle entra dans le salon en boitant, suivie de Betty. Elles restèrent alors muettes, contemplant les restes chaotiques de la scène de la veille. Le plancher était sale, plein du liquide qui avait bruni pendant la journée au soleil.
A côté du comptoir, le baquet dans lequel elle avait lavé la blessure de l'homme était toujours là. On avait laissé les bandages de fortune au milieu de la pièce, éventrés comme des cocons de papillons éclos.
Le frère de Betty entra dans le salon. Il regarda le comptoir du coin de l'œil. Son visage sembla se crisper un peu plus et il haussa un sourcil lorsqu'il vit l'hameçon et le fil de pêche. Arlette réalisa alors qu'elle ne savait pas ce qu'il était advenu de cet homme qu'elle avait trouvé dans les bois.
—Où est-il ? demanda-t-elle à l'adresse du contrebandier en désignant les linges ensanglantés.
Il releva la tête vers elle puis s'en détourna en poussant un grognement dédaigneux. Betty s'avança comme si la Française n'était pas digne de parler à son frère. La jeune fille se fit l'interprète de ses silence.
—On l'a amené chez le médecin... Il a fallu lui couper la jambe. Ça commençait à se gangrener...
—Comment est-ce que vous avez su qu'on était là ? continua Arlette, se tournant vers Betty.
Elle ne savait plus où se mettre. Son frère était là, dans un coin de la pièce, et son amie dans l'autre. Elle baissa la tête et serra les poings, s'apprêtant à parler.
A ce moment précis, Arlette sentit la douleur dans sa jambe se raviver et elle fut si surprise par le choc qu'elle perdit l'équilibre. Elle se rattrapa rapidement au comptoir et retint un cri. Betty accourut pour l'aider à se relever.
—Le médecin a dit de faire attention pendant au moins une semaine. Viens, on va s'asseoir dans la cuisine.
La jeune fille lança un regard désespéré à son frère, qui n'échappa pas à la Française, et l'aida à marcher jusqu'à la pièce d'à côté. Lui sortit sur le perron s'allumer une cigarette. Arlette alla s'asseoir autour de la table de la cuisine tandis que Betty ouvrait les volets.
La lumière entra dans la pièce. Le pré donnant sur la forêt était radieux. C'était trop beau pour ce qui s'était produit dans la nuit... La jeune fille se retourna et hésita un instant à prendre la parole. Arlette ne se sentait plus la force de supporter ces silences gênés.
—Alors c'est ton frère ? Lequel est-ce ? Tu savais que c'était ses alambics près de l'étang.
—Oui... C'est Henry.
—Tu l'aidais ?
—Jamais ! Je... J'ai jamais voulu que mes frères fassent ça. Mais je peux pas les balancer... Ils sont allés trop loin, ils sont vraiment allés trop loin cette fois-ci.
Des larmes commencèrent à couler sur les joues de la gamine. Arlette la regarda avec pitié et soupira. Dans quoi s'était-elle retrouvée embarquée avec des trafiquants pour frères ? Evidemment qu'elle n'avait pas pu lui avouer la vérité, qu'elle n'avait pas pu dire à une étrangère qui venait de débarquer qu'elle appartenait à la famille la moins fréquentable de tout Richmond.
C'était Louis qui avait eu raison en lui disant d'éviter les Richter. Arlette se demanda un instant ce qu'elle aurait fait si elle l'avait su dès le départ. Peut-être qu'elle aurait été voir son frère pour discuter. Et peut-être que tout cela n'aurait pas eu lieu.
—C'est bon, tu ne pouvais pas faire autrement... Ce n'est pas grave, Betty.
La jeune fille réprima un sanglot et leva les yeux vers la Française, guettant un signe de rancœur dans son regard. Elle se jeta dans ses bras en laissant échapper un soupir de soulagement.
—J'avais peur que tu ne veuilles plus jamais me voir...
—Comment pourrais-je me passer d'une amie comme toi ? Mais je ne comprends toujours pas comment vous avez su...
Betty se sépara de son étreinte et l'angoisse revint sur son visage. Elle serra ses mains l'une dans l'autre et se mordit les lèvres
—Assied-toi, la rassura Arlette en lui présentant la chaise en face d'elle.
Elle s'assit et posa une main sur son front en étouffant un nouveau sanglot.
—Je suis désolée, Arlette. Si j'avais pu je serais venue plus tôt... Tout ça c'est de la faute d'Henry. Hier, avant de partir pour Pinewood, je l'ai vu en train de parler avec Jim, un ami de la famille. Il transportait des chiens de combat. J'y ai pas prêté attention, c'est le genre de choses qu'ils font tout le temps. Je voulais voir comment tu allais après ce que Devin et Samuel étaient venus faire chez toi...
—Devin et Samuel ?
—Devin c'est l'aîné de la famille, celui qui a... Un œil en moins. Samuel c'est le garçon de ferme, celui qui boite. J'avais peur qu'ils soient allés trop loin, je leur avais dit de te laisser tranquille mais ils ne m'ont pas écouté...
—Ça n'a plus d'importance Betty, continue.
—Quand Joshua est venu et a parlé des chiens, j'ai commencé à me poser des questions. Jim n'aurait jamais laissé une cargaison s'échapper...
—Tu connaissais aussi Joshua ? C'est un client de ton frère ?
— Non, c'est juste... Ils ont fait de la boxe ensemble. A l'époque, ils participaient à des matches... non autorisés...
Surprise, Arlette la dévisagea. Puis elle se ravisa. En vérité, qu'il y avait-il d'étrange à apprendre qu'un criminel ait pratiqué une activité illégale violente avant une autre ? Elle était seulement un peu déçue de la part de Joshua.
Malgré ses accoutrements d'homme des bois, son attitude de gentleman à son égard lui avait laissé penser qu'il était un ingénieur respectable... Mais que ferait un ingénieur respectable dans ces contrées si loin de tout ? Il avait certainement perdu le prestige de sa profession en côtoyant des gens comme le frère de Betty. Cette dernière reprit en reposant ses mains sur la table, cette fois décidée à aller au bout de son récit :
«Je suis partie avec Joshua, mais je me demandais comment tu allais te débrouiller sans arme si les chiens passaient près de chez toi. Joshua m'a posé beaucoup de questions sur toi, et sur Henry... Je lui ai tout dit. Il a dit que ça ne pouvait pas durer, qu'il fallait qu'il voie Henry avant que tout cela ne tourne mal. Mais ils ne s'étaient pas vu depuis des années et ne s'étaient pas quittés en bons termes.
Quand on est arrivé, Joshua est allé le voir et je les ai entendus se disputer. Joshua est sorti avec un œil au beurre noir et Henry a suivi, il m'a dit de ne plus jamais revenir à Pinewood... Puis il a passé la soirée à boire dans la véranda. Il avait l'air d'attendre quelqu'un. Je voyais la voiture de Jim qui n'avait pas bougée, et la cage des chiens qui avait disparu, mais je n'osais pas lui demander quoi que ce soit.
Même Devin l'évitait hier soir, il avait l'air vraiment en colère. Au bout d'un moment il m'a demandé si j'avais vu des chiens et dans quelle direction ils allaient. Quand j'ai dit que Joshua les avait vus sur la route en allant vers Pinewood, il a immédiatement décidé d'y aller. Il ne m'a rien expliqué, je l'ai suivi en demandant si tu étais en danger. J'ai seulement compris quand j'ai vu Jim blessé dans ton salon. »
Arlette resta le souffle coupé.
—Quoi, mais... Qu'est-ce que tu veux dire ? Ton frère a un lien avec les chiens ?
—Il a... demandé à Jim de les attirer à Pinewood... Mais il ne pensait pas que Jim se ferait attaquer. Le fait que les chiens se déplacent seuls sur la route, c'est ça qui lui a mis la puce à l'oreille. Ce n'était pas le circuit prévu. Jim a dû avoir un problème. Ensuite la meute l'a rattrapé trop vite. Ils auraient dû simplement passer sur Pinewood à la nuit venue et peut-être gratter à la porte...
—Et il pensait que ça me ferait partir ? s'esclaffa Arlette sans pouvoir retenir sa colère, il veut me harceler avec des méthodes comme ça ? J'ai failli mourir hier soir ! S'il veut me faire partir, qu'il prenne une arme et qu'on règle ça une bonne fois pour toute ! Ou qu'il incendie ma maison tant qu'on y est !
Les efforts d'Arlette pour parler en anglais se dissipèrent sous le coup de la colère. Sa dernière phrase sonna comme du français. Betty lui fit signe de parler moins fort, en regardant par la porte si son frère n'avait pas entendu.
—C'est justement ce qu'il voulait éviter, il pouvait pas prévoir que-
—Où est-il ? Il est là dehors ? s'écria la Française en se levant péniblement. Betty la saisit par le bras.
—Je t'en prie, attends !
—Ça ne peut pas continuer comme ça ! Je vais appeler la police !
—Il va venir te voir, s'il te plaît laisse-moi finir... Il veut te remercier pour avoir sauvé Jim. Il veut s'excuser aussi. Tu sais... C'est un peu devenu le chef de la famille depuis la mort de nos parents, il a pas l'habitude de présenter des excuses ou de demander pardon...
Arlette se calma un peu. Elle se rassit et fixa Betty. Si elle appelait la police, la jeune fille allait se retrouver toute seule sans ses frères. Si on croyait une étrangère. Mais est-ce que tout cela était vrai ? Est-ce qu'elle pouvait la croire maintenant ? Elle doutait sérieusement de la bonne foi d'Henry. Il n'avait pas eu un mot pour elle jusqu'à présent.
Elle retint sa colère en repensant à son regard froid. Il avait failli la tuer hier soir et il se pavanait chez elle avec son air dédaigneux. Elle regarda Betty qui se frottait les doigts nerveusement. Après tout c'était son frère, la jeune fille devait certainement chercher à apaiser le conflit, à le faire passer pour un homme sympathique...
Elle allait répondre à Betty lorsqu'elle entendit le moteur d'une voiture qui arrivait à toute vitesse. Les freins crissèrent dans la terre et une portière claqua. Une voix résonna dans toute la maison.
—Qu'est-ce que tu fous ici toi ? Dégage !
A la voix forte et grave, Arlette reconnu Louis. Il était furieux. Il venait de voir Henry qui fumait sur le perron.
—Ne me touche pas, garagiste de mes deux...
De la cuisine, les deux jeunes femmes entendirent le bruit sourd de quelque chose qui frappait le bois. Elles se levèrent d'un bond et se précipitèrent au salon. Louis se tenait à la porte, le nez en sang, tandis qu'Henry terminait sa cigarette, fixant la forêt en dissimulant à peine son air satisfait.
—On y va Betty, dit-il simplement avant de partir.
Betty se retourna et serra la main d'Arlette avec force.
—Je suis avec toi, lui murmura la jeune fille avant de quitter la maison.
Louis s'était relevé. Il avait soudainement l'air plus grand et plus large d'épaules, comme lorsqu'elle l'avait vu à Boston. C'était comme si son corps voûté de garagiste de village se métamorphosé sous l'effet de la colère. Il regarda la voiture des Richter s'éloigner en essuyant son nez et plaqua ses cheveux blonds en arrière. Il se tourna alors vers Arlette et toujours dans l'empressement, s'approcha à toute vitesse et la serra dans ses bras.
Surprise, la jeune femme resta le souffle coupé. Son étreinte dure et sèche avait quelque chose de trop impulsif et brutal, auquel elle ne s'attendait pas. Ce fut bref. Il s'écarta rapidement en gardant ses mains sur ses épaules, la fixant droit dans les yeux. Puis il remarqua sa jupe et sa chemise tâchées de sang, ainsi que le bandage sur sa jambe.
—Je suis désolé Arlette, j'aurais dû être là...
—Au final... je m'en suis sortie, dit-elle en essayant de sourire.
—J'ai chassé ces chiens. Il y en avait bien une dizaine...
—Tu les as tués ? s'enquit-elle.
Ces bêtes étaient enragées, mais la jeune femme n'aimait pas l'idée qu'on les chasse jusqu'aux derniers. C'était à ceux qui les avaient rendu fous et qui avaient tenté de les contrôler qu'il fallait faire la chasse. Elle serra les dents en regardant sa jambe. C'était peu cher payé en comparaison de ce que le vieil homme qu'elle avait vu la veille avait subi.
—Non, on les a remis en cage avec une équipe de gars de Richmond. Je sais que... Ça n'aurait pas été avec ta façon de faire, répondit-il.
Elle hocha la tête pour le remercier. Gardant une main sur son épaule, il lui désigna sa voiture.
—J'étais en ville et j'ai dû chercher ce que tu avais commandé au magasin général. C'est là que j'ai appris que tu étais chez le médecin. Quand je suis arrivé, ils te ramenaient déjà ici. Viens, ça devrait te remonter le moral.
Ils sortirent et s'approchèrent de la voiture. Le nez de Louis avait cessé de saigner, mais sa joue gauche avait un peu enflé. Arlette le regardait marcher devant elle, remettant son chapeau sur sa tête et se déplaçant lourdement. Est-ce que tous les hommes américains avaient cette allure de cow-boy de films hollywoodiens se dit-elle sans pouvoir dissimuler un sourire fatigué.
Alors qu'il se retourna avec inquiétude pour voir si elle suivait, son sourire se changea en une grimace forcée.
—J'arrive, j'arrive, s'excusa-t-elle en appuyant douloureusement sur sa jambe pour accélérer le pas.
Chaque mouvement était un tiraillement dans sa chair qui lui rappelait les dents du chien qui l'avaient brûlée, comme si elles étaient couvertes de poison. Il lui lança un dernier regard puis partit en avant. Alors qu'il approchait de la voiture, elle entendit des aboiements.
Elle se figea un instant, imaginant les molosses qui revenaient. Non cela venait de la voiture. Il ouvrit le coffre et un énorme chien noir bondit sur Louis. Il se dressa sur ses pattes arrière pour quémander des caresses puis se mit à galoper en direction d'Arlette.
En voyant cette bête noire foncer sur elle, elle se crispa, sentant la peur remonter le long de sa colonne vertébrale. L'animal sauta sur sa jupe et elle recula en tremblant. Elle garda les mains le long du corps, sans oser le toucher. Il se mit à sentir la tâche de sang et le bandage, puis se détourna d'elle et partit le long de la route, poussant des aboiements graves, certainement excité par l'odeur encore fraîche des autres chiens.
—Le cadeau de Jim, déclara Louis. Il voulait te remercier de l'avoir sauvé, alors il t'a offert son plus jeune chien. Je crois que c'est la première chose qu'il a dit ce matin.
—C'est un chien de combat ? demanda-t-elle inquiète.
—Non, Jim n'élève que des chiens de chasse chez lui. Les bêtes auxquelles tu as eu affaire cette nuit venaient de l'Ontario.
L'animal courrait à présent dans les hautes herbes du pré, urinant tous les dix mètres. C'était certainement un bâtard issu d'un mélange entre un loup et un de ces grands chiens au pelage épais du Canada. Il avait les oreilles courbées et le museau fin, avec deux tâches blanches au-dessus des yeux, comme des sourcils.
Arlette se rendit compte qu'elle devait avoir l'air stupide, tétanisée devant un corniaud alors qu'elle avait combattu des molosses quelques heures auparavant. N'était-ce pas ce qu'elle avait souhaité ? Un chien pour garder la maison. Elle doutait à présent que cette boule de poils puisse lui être d'aucune aide face à une autre meute...
—Comment s'appelles-t-il ?
—« Le chien » je pense, il n'a pas de nom.
Elle regarda Louis, incrédule. On ne donnait pas de noms aux chiens par ici ? En tout cas il était déjà en train de s'acclimater à son nouveau territoire. Après avoir uriné dans le pré où s'étaient attroupés ses congénères la veille, il entreprit d'inspecter méticuleusement chaque coin de la maison. La jeune femme sourit en le voyant marquer son territoire là où le contrebandier était allé se soulager, comme pour chasser les dernières marques de sa présence. Peut-être allait-elle partager certaines valeurs avec cette bête, songea-t-elle en le voyant s'appliquer à la tâche.
—J'ai encore d'autres choses, continua le garagiste, approche.
Il sortit du siège avant un long sac de cuir et l'ouvrit. Un fusil rutilant, tout de bois et d'acier. Elle s'avança et saisit l'arme. Elle était à la fois lourde et solide. Elle s'imagina un instant le recul qu'elle allait devoir encaisser à chaque fois qu'elle serait chargée. Rien à voir avec les revolvers, pensa-t-elle. Elle la posa automatiquement contre son épaule droite, visant l'orée des bois.
—Tu sais t'en servir ? demanda Louis, nullement impressionné.
—J'apprendrai.
—Je sais pas pourquoi tu as pris un modèle comme ça, ça stoppera pas la charge d'un ours ou d'un orignal, ça...
—C'est pas des ours dont je veux me protéger, répondit-elle concentrée sur sa cible.
Les lèvres de Louis se crispèrent. Il essuya son nez et regarda la porte grande ouverte à la serrure éclatée.
—C'est lui qui a amené les chiens, c'est ça ? Henry Richter...
—Je ne sais pas...
—Je m'en occuperai si tu veux, il joue peut-être aux durs mais c'est qu'un fermier comme un autre...
Elle baissa son arme et se tourna vers lui, prenant soudainement un air déterminé. Lui ? Contre le contrebandier ? Il avait encore le nez en sang et il se croyait capable de faire quoi que ce soit face à cette brute ? Elle baissa la tête.
—C'est tout ce qu'il reste à Betty comme semblant de famille. On ne va pas lui retirer ça. Et s'il veut me faire fuir, il va falloir qu'il se mette à piloter des bombardiers, ce fermier.
Un sourire se dessina légèrement sur les ombres du visage de l'homme. Il se tourna vers la voiture en hochant la tête, retenant son rire.
—Je le vois bien sur un Gotha, dit-il à mi-voix.
Interloquée, Arlette le dévisagea. Il s'y connaissait en bombardiers allemands ? Rapidement, il changea de sujet et continua de sortir des objets de la voiture, qu'il plaçait directement par terre. Il lui montra de grands bocaux contenant chacun près d'un demi-kilo de poudre colorée.
—Paprika fumé, piment doux, ail séché, poivre noir, origan, thym et sel de céleri. Je t'ai trouvé des épices du Sud, comme tu me l'as demandé.
Émerveillée, la jeune femme les ouvrit les uns après les autres, humant les parfums chauds et puissants qui s'en échappaient. Ces odeurs emplissaient son esprit d'un bonheur naïf et enfantin. Celui de savoir que peu importe ce qu'elle vivait, elle retrouverait toujours une poêle et un peu de beurre pour cuisiner. Et tant qu'il y aurait à manger, il y aurait de l'espoir.
—J'ai appris de l'épicier que tu voulais ouvrir la route et faire une auberge, lança Louis avec une voix soudainement plus sévère. J'aurais aimé que tu m'en parles avant de voir le Maire. Le sénateur Fowler va être surpris. Ça va attirer beaucoup de monde à Richmond, et tu auras tous les étrangers et les travailleurs ici, à Pinewood. Ils vont essayer de faire de cet endroit leur repaire, tu vas voir tout arriver. Des proxénètes, des trafiquants, comme dans toutes les auberges pour travailleurs.
—Eh bien je les recevrai comme il se doit. Et s'ils n'ont pas la même vision que moi des affaires, ils pourront aller dîner dans les bois. Je viens de passer une nuit avec des chiens d'attaque à ma porte, et tu doutes encore que je puisse faire face à des hommes ?
Le regard de Louis perdit un peu de sa sévérité, mais il ne changea pas d'avis.
—Tu seras seule face à eux cet hiver.
—J'aurai un chien et un fusil, non ? Et des travailleurs Irlandais ! plaisanta-t-elle. Les Richter vont devoir se remettre rapidement à l'agriculture ou à la pêche, parce qu'ils auront du souci à se faire du côté de Pinewood.
Il ne répondit pas mais sortit deux cadres, contenant les photos qu'elle avait voulu encadrer. L'une la représentait, elle et Paula, posant en tenues de Shanghaiennes, tenant toutes les deux l'édition reliée de photos de voyages dont Paula faisait la promotion.
La deuxième était une photo de famille, où elle n'était qu'une gamine aux grosses joues encore rose qui regardait méchamment l'objectif, alors que sa mère et son père se tenaient droits, l'air grave. La photo était en noir et blanc, mais le souvenir qu'Arlette avait de ce jour était en couleur. Seul son frère souriait, dans son bel uniforme bleu-gris et rouge de fantassin.
Ce stupide uniforme qu'on voyait à des kilomètres depuis le col du Donon... Son père portait le manteau bleu sombre des chasseurs à pied de Raon l'Etape. La jeune femme serra les dents. Pourquoi cette photo lui était soudainement si douloureuse, alors qu'elle avait vécu des années sans éprouver rien d'autre que de la peine en regardant ces visages blafards.
Ce soir-là, après avoir payé Louis pour les courses, récuré tout le salon à cloche-pied et nourrit le chien, elle prit une des chaises de la cuisine et la posa dans le potager. Elle s'y assit en laissant les pieds de la chaise s'enfoncer dans la boue encore fraîche. Ces derniers jours avaient été forts en émotion.
Est-ce que s'en était enfin terminé avec les bootleggers ? Même s'il ne l'avait pas fait, le frère d'Henry était venu pour s'excuser, et au moins l'avait-il ramené chez elle. Soulagée, elle regarda sa jambe blessée.
Au moins elle avait sauvé quelqu'un. Quelqu'un venu pour la menacer. Cette étrange ironie la frappa soudainement. Tout cela n'avait aucun sens. Elle enterrait la hache de guerre avec ses ennemis parce qu'ils s'apercevaient qu'ils faisaient tous des erreurs.
Elle eut presque envie de rire en repensant au contrebandier qui n'avait pas réussi à crever son ego pour avouer que son stratagème avait totalement échoué. La douleur à sa jambe lui sembla plus douce. Le gros chien noir vint la rejoindre au milieu des pommes de terre et elle lui caressa la tête.
Bercée par le chant des criquets et la danse des moustiques autour d'elle, elle regretta de ne pas avoir de bière fraîche ou de cidre, même de contrebande, pour savourer cette douce soirée d'été.
Voilà une vieille chanson du Maine, nommée dans la version mainoise " The Jam at Gerry's Rock" et qui raconte un encombrement de bois flotté sur une rivière, un "jam". Six jeunes bûcherons canadiens montent sur l'amas de bois et commencent à faire passer les rondins les uns après les autres, mais alors que le contremaître les préviens que le barrage va bientôt céder, ils continuent et sont emportés par le courant, sous l'encombrement.
https://youtu.be/6DlVKlWvOIc
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