Chapitre 5 | Partie 1: Hard Times Come Again No More

ARLETTE

Arlette passa la matinée à scruter l'horizon depuis la fenêtre du salon. Trois biches vinrent brouter l'herbe grasse du pré en sautant les barrières de bois toutes neuves. Elles passaient par-dessus la frontière que la jeune femme avait créé comme pour lui prouver qu'elle n'était pas infranchissable, et que c'était elle, l'étrangère qui venait sur ces terres pour essayer de s'approprier cet endroit. 

Aucun droit, aucun héritage ne lui donnait ce territoire. Elle devait se battre inlassablement pour l'obtenir, pour rester. Comme les biches qui franchiraient sa clôture tous les matins pour venir se nourrir d'herbe grasse. Ce n'étaient pas ces dames de la forêt qui étaient obstinées, mais son enclos de bois qui était inutile.

La jeune femme fixa l'orée des bois d'où la brume s'échappait. Elle attendait des spectres, mais ils ne vinrent pas. Il n'y avait que l'eau vaporeuse qui s'élevait au-dessus des pins. En repensant aux événements de la veille, sa gorge se crispait. 

Deux gueules cassées, ici dans le Maine, à des milliers de kilomètres de la France. Elle en avait vu tellement quand sa mère servait pour la Croix Rouge, derrière les champs de bataille. 

Comment s'étaient-ils débrouillés ici, là où peu de monde avait vu la guerre en face. Pourquoi ne portaient-ils pas de masques ou n'avaient-ils pas fait de reconstruction faciale ? 

Elle aurait aimé pouvoir leur parler. Ils ne lui avaient pas dit où ils avaient combattu. Pourquoi ne leur avait-elle pas directement demandé s'ils avaient été à Ban-de-Sapt, comme les autres Américains qu'elle avait aidé à enterrer des années auparavant ? 

Tous les américains n'avaient pas été dans les Vosges, tenta-t-elle de se raisonner, et puis ces lieux n'avaient dû représenter que des numéros pour eux. Cote 627, cote 542, voilà ce qu'ils avaient dû connaître. 

Mais si ça avait été eux ? S'ils avaient fait partie de ceux qu'elle avait vu revenir des dernières tranchées en 1918 ? Qu'aurait-elle eu à leur dire ? Qu'ils avaient peut-être marché sur les ruines de la maison où elle était née ? Que sa mère avait retiré du shrapnel d'au moins dix d'entre eux à Raon l'Etape ? Non, elle leur aurait demandé si eux aussi, dans ces bois étranges du Maine, ils voyaient des fantômes...

Elle frissonna en repensant aux deux autres hommes qu'elle avait vus la veille, ceux qui avaient suivi derrière les mutilés de guerre. A côté d'eux, les anciens soldats défigurés avaient quelque chose de sympathique et de familier. 

Voilà donc ce à quoi elle devait s'attendre des hommes de la région, pensa-t-elle. Des contrebandiers, des bootleggers. 

Elle se souvint de leurs yeux glaçants, leurs visages sombres de gibier de potence. Il y avait quelque chose de terrifiant chez eux, qui les accompagnait comme une traine de noirceur, transportée dans leur sillage avec l'odeur de moût de whisky, de tabac et de poudre de fusil. Et pourtant ils avaient hésité à entrer chez elle et à la menacer... 

Ce n'était certainement que des fermiers du coin qui voulaient jouer au dur, essaya-t-elle de se convaincre en faisant tourner machinalement un bouton de son cardigan, mais ils n'en gardaient pas moins des airs d'oiseaux de mauvais augure.

La vieille maison grinçait et bougeait le matin. Son bois se contractait pendant la nuit et expirait une fois le givre fondu dans le pré. Elle respirait, comme une vieille dame fatiguée par son grand âge. 

Arlette avait réussi à aménager la cuisine, sa chambre et le salon pour en faire des lieux agréables. Les autres pièces restaient des terres sauvages qu'il lui faudrait rapidement défricher. Surtout la salle de bain et ses forêts de moisissure...

Qu'allait-elle faire une fois toutes les chambres aménagées ? Elle ne connaissait personne ici, hormis Louis, le maire et son assistant. Les gens qu'elle voyait au marché n'avaient pas encore de noms pour elle, seulement des visages qu'elle tentait de ne pas oublier. 

Elle était donc seule, sans visiteurs... Et avec ces contrebandiers à ses portes et les ours dans les bois, il lui fallait quelque chose pour effrayer tous ceux qui tenteraient de l'approcher avec de mauvaises intentions. 

Un fusil, pensa-t-elle. Elle avait déjà tiré avec le pistolet de son père lorsqu'elle était enfant, cela ne devait pas être très différent. Il fallait qu'elle puisse retrouver son domaine, se balader dans ses bois sans craindre les bêtes ou les hommes. 

Elle se leva soudainement. Il lui fallait aussi un chien. Cette pensée la sortie immédiatement de la stagnation. 

Avec un chien, elle ne serait plus seule au milieu de ces bois. Elle saisit son manteau, ses bottes, son chapeau et ferma toutes les fenêtres avant de partir. Louis était à Portland et ne rentrerait pas avant le lendemain. Elle n'avait pas le temps d'attendre, et devait se tenir prête à accueillir la prochaine visite des contrebandiers.

Il devait être huit heure du matin lorsqu'elle prit le chemin de Richmond. Elle marcha en suivant la route de terre, parfois si boueuse qu'elle devait passer par la forêt pour ne pas coincer ses bottes dans la boue. 

La route passait entre deux collines boisées, puis elle était coupée à une intersection avec une autre route qui passait du Nord au Sud, toujours sur son terrain. Elle avait vu cette ligne noire sur la carte. 

Beaucoup de personnes dans la région devaient rêver de la voir à ouverte à la circulation, pensa Arlette. Elle était assez plate et droite, contrairement à celle passant par Richmond qui se perdait dans un défilé étroit pour rejoindre les montagnes. Si elle l'ouvrait, elle serait certaine d'avoir des visiteurs plus souvent, et cela ferait certainement fuir les ours. 

Elle continua jusqu'à la frontière de Pinewood et arriva au bord de prés où paissaient des vaches brunes, en contrebas, près de la rivière. 

Elle marcha encore, et arriva finalement, longeant les champs et les fermes de plus en plus proches les unes des autres, dans la petite ville de Richmond, près d'une heure après son départ.

Les camionnettes poussiéreuses passaient régulièrement le long de la grande route, emportant vers les forêts les équipes encore fraîches de forestiers. Les gens traversaient d'un bout à l'autre la grande rue, sans prêter attention à la jeune femme. 

Depuis qu'on avait appris qu'elle allait héberger des Irlandais, elle était redevenue une étrangère sans intérêt. Il faudrait probablement encore moins de temps pour que tous ces braves chrétiens la vilipendent pour être devenue l'ennemie de bootleggers locaux, imagina-t-elle. 

Il n'y avait plus que l'influence de Louis pour qu'elle reste dans les bonnes grâces de l'administration. Tout cela devrait changer, il fallait qu'elle y remédie et qu'elle trouve un moyen d'y arriver sans lui.

Il y avait deux hommes à la peau sombre, vêtus de costumes sales et poussiéreux, assis par terre, devant le magasin général. Il y avait un banc juste contre le mur, à l'ombre, mais aucun des deux hommes ne s'y assit. 

C'est comme ça qu'ils traitaient les Afro-américains, se demanda Arlette, en leur interdisant l'accès de certains endroits et en les laissant à la rue ? Elle les salua en entrant dans le magasin et ils la dévisagèrent sans sortir de leur mutisme.

L'intérieur de la boutique était baigné dans une odeur de colle, de café et de tabac. L'épicier, un homme de petite taille, au crâne dégarni et aux longues moustaches noires était en train de lire le journal. Il leva les yeux vers sa cliente et referma le journal. 

Elle le connaissait bien à présent, après tout ce qu'elle lui avait acheté pour s'installer. Même si elle était à présent aussi bien considérée à Richmond qu'un lépreux au portes de la ville, elle pouvait toujours compter sur le professionnalisme mercantile de l'épicier. Il vendait à tous, noirs, blancs, tant que leur portefeuille le permettait. 

Elle lui sourit et s'approcha du comptoir. Une cagette d'oranges californiennes Sunkist était posée à côté de la caisse, au milieu des piles de nourriture en conserve, Green Giant Canned Peas, Hart Brand et autres qui offraient au comptoir des couleurs et des allures modernes qu'on ne trouvait pas sur les autres étagères, couvertes de pièges à castors et d'outils de travail d'acier noircis.

Arlette s'avança en serrant ses mains l'une contre l'autre. Peut-être qu'il allait lui dire qu'elle était folle de vouloir une arme, qu'une jeune dame comme elle devrait se contenter de tricoter ou de faire la cuisine comme une femme au foyer américaine...

—J'aimerais acheter un fusil.

—Très bien, on a des modèles de Winchester qui peuvent arriver de Bangor en une journée seulement, je les ai sur le catalogue. Qu'est-ce qui vous intéresse exactement ? marmonna-t-il avec un accent prononcé.

Elle ne répondit pas immédiatement, choquée par la décontraction avec laquelle il lui parlait d'armes. Elle était peut-être en Amérique, mais elle était surtout dans un village reculé au milieu des bois.

—Je... Je voudrais voir ce que vous avez en fusil à verrou.

—Très bien, mais pour éloigner les ours ou chasser je vous conseillerais plutôt des doubles canons. On a un nouveau modèle de Remington en calibre 12 qui ferait très bien l'affaire pour une grande propriété comme la vôtre. Vous avez déjà vu la taille des orignaux par chez vous ?

—Mais... C'est facile à manier ?

—J'en ai vu des plus fragiles et plus jeunes que vous qui encaissaient très bien le recul. Vous avez déjà tiré ?

—Euh oui, une fois ou deux, plutôt avec des pistolets dans mon enfance.

—Ah, rien à voir ma petite dame. Vous aurez qu'à demander à Louis de vous apprendre, il tire comme un vrai desperado. Vous voulez des Butterfinger ? C'est une barre de chocolat avec du beurre de cacahuète, on fait une promotion...

—Non merci. Je préférerais tout de même un fusil à verrou pour commencer.

Il acquiesça en marmonnant « c'est pas plus facile à manier » et sortit le lourd catalogue de sous le comptoir. Il passa rapidement la partie habillement, outils de toilette, et arriva aux armes.

—Le modèle de Springfield 1903 est très apprécié, bon marché et il fonctionne à merveille, c'est ce qu'on achète la plupart du temps... Quand on ne prend pas un fusil de chasse, dit-il d'un ton incitateur en tournant la page vers un modèle à double canon, à soixante-dix dollars.

—Merci, le Springfield ira très bien. A quarante dollars, c'est ça ? Et qu'est-ce qu'il me faut comme munition avec ?

—Du 7.82, enfin du 308. Je vous le commande avec. Vous êtes chanceuse, vous passez juste avant que j'envoie le courrier. Ça arrivera demain normalement. Les armes arrivent plus vite que les fruits par ici. Est-ce que vous avez besoin d'autre chose ?

Tous ces diamètres, ces numéros, ces noms se mélangeaient dans l'esprit de la jeune femme. Qu'il lui prenne ce qu'il fallait et qu'il arrête de parler en mâchant ses mots... 

Elle s'apprêtait à lui demander s'il savait où elle pouvait trouver des chiens pour garder sa maison mais la clochette de la porte tinta et le maire entra, accompagné de sa femme, une petite dame aux cheveux châtains dissimulés derrière un grand chapeau.

—Monsieur le Maire, Madame, les salua l'épicier.

Avant même qu'Arlette ait pu les saluer, la dame lui dit en souriant :

—Oh mais vous êtes Mademoiselle Mangel ! Enchantée, je suis Georgina Elliot, la femme du Maire.

Elles se serrèrent la main. "Femme de Maire", était-ce sa fonction ? Ou bien était-ce aussi devenu sa nature ? La jeune femme sentit quelque chose d'acide dans ces présentations.

—Alors, comment se passe votre installation ? demanda le Maire en se dirigeant vers le présentoir de pipes à tabac.

—J'ai... justement deux affaires vous concernant, des questions administratives surtout, répondit la Française en souriant.

Il fallait qu'elle le fasse maintenant, avec l'épicier comme témoin. Elle serra les poings et prit une longue inspiration. Sa voix ne devait pas faiblir. Il fallait qu'elle se prépare à argumenter.

—Vous voulez prendre un rendez-vous ?

—Non justement, je trouve l'endroit très opportun, je n'ai pas vraiment le temps de me rendre en ville en ce moment...

Elle inspira profondément, avant de continuer. C'était insensé, elle y avait à peine réfléchit, ce matin même ce n'était qu'une idée lui traversant la tête. Mais c'était le moment d'agir.

« ... Je voudrais ouvrir la route à l'Ouest sur mon terrain qui traverse du nord au sud. Je suis certaine que ce serait une voie plus pratique pour la circulation. Pensez-vous que ce serait possible ? »

Le Maire se retourna, étonné, tandis que l'épicier se mit à ranger des caisses de bouteilles de soda, tentant de feindre l'inattention. Arlette le regarda un instant en se demandant qui pouvait bien boire ces bombes de sucre...

—C'est possible mais...Vous voulez en faire une route communale ?

—Eh bien si c'est la commune qui veut l'entretenir, je ne demande que ça, renchérit-elle en riant.

—Eh... je dois voir ça avec le Conseil...

—Ce serait certainement un grand bien pour la circulation en ville et pour les bûcherons en été. Et de ce fait je voulais aussi me renseigner sur la possibilité d'ouvrir une auberge chez moi. Vous savez comme la bâtisse est grande, je préférerais en faire quelque chose d'utile pour les travailleurs du coin. Est-ce que j'ai besoin d'autorisation particulière ? Il faudra aussi que je discute avec monsieur l'épicier ici présent pour l'approvisionnement...

L'homme derrière le comptoir leva la tête en souriant, posant une boîte de café devant lui.

—Mais avec plaisir mademoiselle. Sucre, café, thé, légumes, viande, on a tout ici.

—Ca devrait pouvoir s'arranger facilement, réfléchit le maire. Vous vous lancez donc dans les affaires ? et quant à l'exploitation ?

—Ah oui, l'exploitation ! Je vais engager une équipe d'ouvriers, mais j'ai besoin de les loger. J'aimerais construire quelques cabanons pour qu'ils puissent y dormir.

—C'est compliqué de créer des adresses sur une propriété privée, mademoiselle, commenta le maire, il vaut mieux faire un camp de saisonniers.

—Oh ils ont déjà des adresses, ils habitent... à Bangor.

Le maire sourit à son tour. L'épicier écoutait toujours, sans faire semblant cette fois-ci. C'était la raison pour laquelle elle avait tenu à en parler dans un lieu public. Tout allait se savoir dans le village en moins d'une journée, et ceux qui travaillaient dans les montagnes feraient pression sur le Conseil pour ouvrir la route.

De plus, les contrebandiers allaient apprendre qu'elle ne serait plus seule, qu'elle aurait des visiteurs, et beaucoup de passage sur sa propriété. La riposte n'attend pas, se dit-elle.

—Je vais voir comment organiser cela et je passerai pour vous tenir au courant, répondit le maire sans cacher son contentement. Finalement vous avez décidé de l'exploiter convenablement ce terrain ! Je suis certain qu'avec une auberge par là-bas, vous ferez salle pleine en semaine !

Elle acquiesça et se rendit compte qu'elle n'avait pas encore demandé pour les chiens. Cela ferait beaucoup d'un seul coup pour l'épicier et elle n'avait pas envie que le maire soit plus au courant de ses propres problèmes. 

Elle trouverait quelqu'un d'autre pour les chiens. Peut-être plutôt un fermier, pour trouver un de ces animaux locaux, habitués aux conditions climatiques des montagnes et à la rude vie au contact d'autres animaux.

Elle prit congé des occupants du magasin et sortit. Finalement, elle avait bien fait de se lancer. Son idée frivole s'était transformée en projet fou, passant d'étincelle volatile à véritable coup de tonnerre pour la ville de Richmond.

Se rappelant de sa dernière mission de la journée, elle se mit à observer les alentours en quête de canidés. Elle avait vu quelques cabots errants le long de la route et dans les champs, mais il était difficile de déterminer si un animal était vraiment errant ou simplement laissé libre de vagabonder pendant la journée par ses maîtres. 

Elle reprit le chemin de Pinewood, vers l'est, et s'arrêta devant chaque ferme pour voir s'il y avait des chiots. Elle devait avoir l'air d'une voleuse en pleine prospection, se dit-elle. Un vieil homme portant une longue barbe la vit s'arrêter devant la porte de sa grange et sortit, un fusil à la main.

—Je peux vous aider ? demanda-t-il d'un ton patibulaire.

Elle sursauta et tenta de lui présenter un sourire affable.

—Bonjour, je viens d'arriver à Pinewood-

—C'est vous la Française ? Sortez de chez moi ! On veut pas de vous ici ! Dégagez de Pinewood !

Surprise, elle recula. Il fit mine de s'approcher en brandissant son arme et elle tenta de répondre :

—Ecoutez, je sais pas ce qu'on vous a dit, mais-

—Dégagez !

Il tira une salve en l'air et ses chiens se mirent à aboyer. Elle fit demi-tour aussitôt. Elle aurait au moins aimé savoir pourquoi il ne voulait pas lui parler. Parce qu'elle était Française ? Parce qu'elle était la nouvelle propriétaire de Pinewood ? Arrivée à hauteur de sa boîte aux lettres, elle s'arrêta pour connaitre le nom de celui qui ne serait pas un de ses alliés. « Hawkes ». Elle prit une profonde inspiration et reprit sa route.



Quelle vidéo choisir pour "Hard Times Come Again No More" ?  C'est une chanson de Stephen Foster écrite fin XIXème siècle qui parle d'une jeune femme désespérée, il existe beaucoup de versions folk, une de Bob Dylan, mais il fallait absolument que je mette quelque part la voix triste et profonde de Johnny Cash dans ce chapitre. 

https://youtu.be/LH8T9IvgAOI

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