Chapitre 4 | Partie 3: Shady Grove
ARLETTE
Un après-midi, Louis amena un homme à Pinewood.
Arlette se tenait sur le perron comme tous les jours quand le vent ne venait pas du nord, attendant qu'il arrive, préparant quelques pommes de terre pour le dîner. Sa voiture s'arrêta un peu plus loin et il descendit de son pas rapide et assuré.
Elle se leva en le voyant arriver. Il n'avait cette allure que lorsqu'il avait une affaire importante à mener ou quelque chose de nouveau à offrir à la jeune femme. L'autre homme était probablement Acadien ou Québécois, car lorsqu'il s'approcha pour la saluer, il le fit en français et parla avec un fort accent, semblable à celui de la Belle Province, agrémenté de beaucoup de mots en anglais.
Il portait une veste en laine brune rapiécée qui lui donnait un air d'épouvantail et une chemise en flanelle rouge, rappelant plus certainement sa profession de forestier. De son visage ne surgissaient que des pommettes saillantes et un nez fin et droit au milieu de la broussaille noire de sa barbe.
Ses yeux bleus-gris étaient entourés de paupières plissées par les rides et les années de travail en extérieur. Ils étaient animés d'une lueur bienveillante. Ses cheveux frisottants étaient dissimulés sous un béret poussiéreux.
De taille moyenne mais aux muscles noueux, son corps semblait témoigner d'une vie rude au grand air. A sa ceinture pendait un compas et un crayon à bois. Était-il bâtisseur ou menuisier ? Pourquoi Louis l'avait-il amené à Pinewood ?
—Mademoiselle Mangel, je suis Joshua Cahouet. Je suis bien content de savoir que je ne suis pas le seul francophone à Richmond. Ça doit être l'un des villages les moins catholiques de tout le comté.
—Eh... enchantée, Monsieur Cahouet, répondit-elle sans pouvoir cacher sa surprise.
Cela faisait plus d'un mois qu'elle n'avait pas entendu une phrase complète en français, seulement des bribes des trappeurs qui venaient au marché. Entendre à nouveau cette langue, avec un accent aussi fort lui fit l'effet d'une gifle.
La France existait donc encore, quelque part, entre ces forêts, ces rivières et ces lacs... Un héritage lointain, qui avait évolué différemment. Louis en déduisit qu'ils s'étaient présentés et entra directement dans le vif du sujet :
—Arlette, Monsieur Cahouet est ingénieur forestier.
—Mais "contremaître" ça me va aussi, ajouta-t-il humblement. Je suis Acadien, plutôt de la côte, mais j'ai toujours travaillé ici, dans les forêts.
—Acadien ? Donc vous avez des origines françaises ? Un peu comme les Québécois, c'est ça ?
Le regard du forestier s'anima, il hocha la tête rapidement et passa une main dans sa barbe, comme un ancien s'apprêtant à raconter une histoire.
Un instant, Arlette crut qu'il allait se contenter de rester silencieux en prenant un air infiniment triste, comme tous les autres Acadiens qu'elle avait croisé dans la région au cours de ces dernières semaines. Mais il n'en fit rien. Il semblait être un homme pédagogue et patient.
—Oui, les Français étaient parmi les premiers européens à s'installer dans le Maine et au Nouveau Brunswick, dans la Baie de Fundy, c'était nous, les Acadiens. Mes ancêtres se sont liés d'amitié avec les Indiens locaux, les Micmacs. Mais nous avons été chassés par les Anglais en 1755. On a résisté tant qu'on a pu, certains membres de ma famille ont été enfermés au fort de Beausejour avant d'être mis dans des bateaux partant pour la Louisiane.
C'est aujourd'hui une branche dont on a plus de nouvelles. L'autre partie de mes ancêtres ont traversé les forêts du Maine à pied, ils ont marché pendant des jours et ont remonté le Saint Laurent pour s'installer près de la mer, là où ils pouvaient vivre de la pêche au saumon. Mes grand-parents sont revenus par ici, mes cousins sont au Nouveau Brunswick. Beaucoup d'autres ont finis en Louisiane comme je vous disais, dans les Caraïbes ou de l'autre côté du globe, raconta Joshua.
Arlette allait le remercier pour cette explication, mais il continua:
« Ma famille a toujours vécu entre les bois et la mer. On est pas comme les Québécois ou les autres Franco-canadiens que vous verrez dans l'Aroostook, vous savez. On a quelque chose que les autres n'ont pas, on a la liberté, nous.
Ce sont les Micmacs qui nous l'ont enseigné, et comme on a jamais pu pardonner aux Français et aux Anglais toute la misère qu'ils nous ont infligé, on l'a chérie cette liberté. Les Anglais nous ont pourchassé, ils ont voulu nous anéantir, mais les Français, eux, ne nous ont pas écouté mourir.
La jeune femme resta muette. Le forestier venait de sortir un mouchoir de sa poche pour se moucher bruyamment.
— Je ne savais pas cela, commença-t-elle.
— Il n'y a pas de mal, mademoiselle. Il n'y a pas beaucoup d'Acadiens aujourd'hui qui pourraient vous raconter ça, eux-mêmes. Ils vous citeraient un poème de marin égaré à l'autre bout du monde, mais ils ne vous diraient pas qui étaient leurs ancêtres...
Arlette hocha la tête avec compassion. Louis qui ne comprenait pas leur conversation attendit un instant pour s'assurer que Joshua n'avait plus rien à ajouter avant d'expliquer :
—Je lui ai parlé de ta vision et de celle de ton oncle sur l'exploitation du bois. Il est lui-même très intéressé par la gestion sur la longue durée et-
—Enfin en tout cas actuellement je suis sans emploi. Et de toute façon l'exploitation intensive ça ne fonctionne plus en ce moment avec la crise. On sait pas combien de temps ça va durer et on commence à avoir des difficultés à payer la main d'oeuvre. Ce qu'il veut dire c'est qu'entre vos idées et ma méthode, je crois qu'il y a de quoi faire, l'interrompit Joshua en serrant son compas contre lui.
L'Acadien fixait la Française avec impatience, comme s'il brûlait d'envie de lui dire quelque chose, comme s'ils se connaissaient déjà. Elle pouvait presque voir aux veines apparentes sur sa peau la contrainte qu'il s'infligeait pour ne pas avoir l'air trop béat et la serrer dans ses bras. Elle le crut d'abord malintentionné.
—Qu'est-ce que vous proposez ? demanda la jeune femme, soudainement septique.
—Laissez-moi engager une équipe de six gars. Votre propriété est grande, et je pense bien que vous pourrez pas couper votre bois pour l'hiver toute seule. Et ils vont pas raser la forêt, juste couper les arbres morts pour le bois de chauffage, les plus anciens pour en faire des planches qui iront aux chantiers navales de Bangor et Portland.
Dans une forêt comme ça il faut qu'il y ait assez d'espace entre les arbres pour qu'ils puissent respirer, c'est normal de couper un peu pour l'entretien et éviter la propagation de feux en été. On a eu assez de ça... Les bûcherons vous payeront pour avoir le droit de couper vos arbres.
— Qu'est-ce qui pousserait des bûcherons à travailler chez moi où on limiterait leur gain alors qu'ils pourraient très bien couper plus d'arbres dans d'autre endroits ?
—Parce que vous leur donneriez un endroit ou vivre avec leurs familles, intervint le garagiste.
Arlette resta sans voix. Elle regarda Louis un instant, puis l'Acadien. Elle se concentra à nouveau sur son regard. La lueur qu'il avait au fond de l'œil n'était pas de l'envie comme elle l'avait cru. C'était de la joie, un bonheur simple, comme de se retrouver avec une personne qu'on pensait ne jamais revoir.
—Vous voulez que je les fasse vivre ici ? Six familles ?
—Non, pas ici. En fait il n'y a que deux familles, les autres sont célibataires. Installez-leur seulement des chalets du côté de la rivière, à la frontière, au bout de la route. Ils défricheront eux-mêmes, ils feront un peu d'élevage et vous toucherez une partie de tout ce qu'ils produisent. C'est autorisé, faut juste le déclarer, répondit Joshua.
—Vous connaissez déjà ces gens ? s'enquit-elle sans cesser de regarder Louis, et pourquoi les installer au bord de la rivière et pas plutôt du côté des autres propriétés plus près de la ville ?
—Parce que ce sont des Irlandais. Personne ne voudra d'eux en ville, répondit rapidement Joshua en regardant ses bottes.
Cette fois elle dut avoir l'air vraiment surprise car il lui demanda si elle voulait s'asseoir. Elle refusa et fit de son mieux pour continuer à parler de façon cohérente malgré les milliers de questions qui l'assaillaient intérieurement.
La première était pourquoi Louis ne lui avait-il pas parlé de tout cela auparavant. Il s'était adossé à une des poutres du perron et la regardait parler passivement.
—Pourquoi... pourquoi est-ce que les gens ne veulent pas d'eux ?
—Des préjugés sur les catholiques vous savez, plus particulièrement les Irlandais, répondit Joshua. Il y a pas mal de ligues anti-Noirs, anti-catholiques, anti-Natifs, anti-Chinois, anti-Juifs dans le coin. Ils disent même que la crise a été provoquée par les migrants...
—Mais je suis catholique aussi, commença Arlette, excédée.
—Les Français passent encore plutôt bien ici, faut dire que les franco-américains sont nombreux dans la région, y a que le Ku Klux Klan qui s'en prend encore à eux.
Elle regarda la forêt qui s'étendait au sud. Elle pouvait voir la fumée s'échapper des cheminées des fermes de Richmond au loin dans l'horizon.
Il y avait encore bien des choses qu'elle avait du mal à comprendre sur ce pays. Les premiers européens arrivés à Plymouth, et en Virginie n'étaient-ils pas eux aussi des migrants fuyant l'Europe ? N'étaient-ils pas venus pour vivre dans la liberté religieuse ? N'avaient-ils donc pas tous le droit de venir de quelque part ?
Elle en revint à Joshua. Elle le croyait maintenant. Il y avait une sorte de noblesse dans son humilité. Il pensait ce qu'il disait, il faisait ce qu'il était. Le Bien. Elle se rendit compte que si elle avait du mal à s'ouvrir à son projet, ce n'était pas à cause de lui mais de Louis. Il lui apparaissait soudainement sous un angle plus obscur. Pourquoi la mettait-il dans cette situation ?
—Comment connaissez-vous ces gens ? demanda-t-elle à Joshua alors qu'il s'était tourné pour observer les bois autour d'eux.
—Ils travaillaient comme saisonniers avec moi dans une scierie jusqu'à il y a un mois, où on a tous été mis à la porte. La banque les a expropriés et maintenant ils sont à la rue. Il y a deux familles avec au total cinq enfants et quatre jeunes, de braves gars qui iront certainement se chercher des Canadiennes si elles sont moins regardantes sur la religion. Tout ce qu'ils veulent c'est un endroit où vivre et travailler, peu importe à quel prix, tant qu'ils ne passent pas l'hiver dehors.
—Et vous, qu'est-ce que vous voulez ? Vous avez encore un toit ?
—Moi j'aimerais que vous me preniez en tant qu'ingénieur forestier et contremaître de l'équipe de bûcherons. J'ai étudié la gestion des forêts et j'ai un diplôme d'Etat. Je veillerai à ce que les ouvriers s'en tiennent au quota qu'on établira en fonction du nombre d'essences d'arbres au kilomètre carré, et j'étudierai aussi la faune de votre terrain pour fixer un quota de chasse et de pêche. Je serai en quelque sorte le concierge... sur une propriété de cinq milles hectares.
Elle ne savait pas quoi répondre. Tout cela semblait mûrement réfléchit. Cet homme était sûr de lui, il avait la verve d'un travailleur habitué à devoir justifier son travail, mais son discours était simple et clair. Il n'y avait ni dissimulation ni exagération dans ses mots, il portait ses idées comme un étendard et en était fier.
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