Chapitre 4 | Partie 2: Shady Grove

ARLETTE

Cinq jours après son arrivée, elle se rendit au marché de Richmond et y fit la connaissance de ce qu'elle estima comme étant la moitié de la région. 

Des fermiers, des bûcherons qui descendaient de leurs campements dans les montagnes pour s'approvisionner, quelques trappeurs qui parlaient un français étrange et surtout les femmes de la ligue anti-alcool.

Ces épouses de fermiers aux airs de paroissiennes intègres laissèrent à Arlette de vagues arrière-goûts de sortie de messe du dimanche. Elles ne parlaient que des bienfaits sur l'âme et le corps de ceci ou cela et la Française les écoutait avec amusement. 

Elle avait l'impression d'être au milieu d'une colonie d'oiseaux chanteurs, et lorsqu'elle était fatiguée de leurs piaillements, elle cessait de traduire tout ce qu'elle comprenait et bloquait son esprit sur la langue française.

Ce repos mental qu'elle pouvait s'accorder en public la ravissait. C'était comme une tour de culture et de langage dans laquelle elle pouvait se réfugier à tout instant, loin de tous ces mots étranges qu'elle n'arrivait pas encore à traduire et qui l'assaillaient.

Les Américaines voulaient toutes entendre parler de la France, de Paris. Arlette aurait pu les contenter avec tellement d'histoires mondaines, de noms de parfums, de marques prestigieuses, tout comme elle aurait pu leur parler de Londres, de Viennes ou de Rome.

Mais elle n'avait pas quitté ce monde pour raviver ces souvenirs dans une contrée si lointaine et différente. Elle venait à peine d'arriver et n'était pas assez inoccupée pour se laisser envahir de nostalgie volontairement. Elle préférait apprendre tout ce qu'elle pouvait à propos de la terre sur laquelle elle allait vivre. Il y avait tant à savoir, sur l'hiver, ce qui poussait ou non sur ce sol acide.

Lorsqu'on lui demanda si elle avait de la famille, un fiancé, des connaissances en agriculture, elle répondit seulement qu'elle venait d'une petite ferme dans les montagnes, qu'elle avait travaillé comme cuisinière dans une grande maison, ce qui n'était pas tout à fait faux, et qu'elle était là pour prendre en main ce que son oncle avait laisser. 

Elle réalisa en parlant de son oncle que la curiosité des gens du village venait du fait qu'ils n'avaient probablement jamais pu parler avec lui.

Il était normal que ces gens s'inquiètent. Elle représentait pour eux le nouveau visage de Pinewood, le plus grand terrain de tout le comté.

L'isolement des fermes, la rudesse de l'hiver, semblaient rendre les habitants de la région plus charitables et munis d'un esprit d'entraide qu'Arlette n'avait jamais vu ailleurs. Personne ne demandait rien, personne ne se remerciait, tout le monde donnait, et il n'était jamais question de retour ou de comptes. 

Il y avait une véritable mine de bonté et de chaleur humaine derrière leurs airs austères et renfermés. Lorsqu'elle revint au marché la semaine d'après, les femmes de la ligue s'étaient réunies pour lui offrir des ustensiles de cuisine et du linge.

Entre temps, elle avait créé un véritable potager, repeint la façade de la maison et fini d'installer les meubles. Louis venait tous les jours, deux heures avant d'ouvrir son garage, et il terminait plus tôt pour l'aider à porter tout ce qui était lourd. Jamais il ne demandait quoi que ce soit en retour.

Elle l'attendait, toute la journée. Bien sûr, elle était sans cesse occupée, mais au fond, elle avait fini par se faire à l'idée que toutes ses journées seraient égaillées par sa présence. Lorsqu'il était là, elle avait quelqu'un avec qui parler.

Il lui expliquait comment faire pousser des légumes. Il lui avait acheté du fil et des hameçons pour pêcher. Parfois il parlait des problèmes qu'il avait avec d'anciens modèles de tracteurs au garage ou des jeunes qui se battaient sur les collines quand ils trouvaient du whisky qu'ils allaient acheter chez des contrebandiers. Cela arrivait souvent.

La Prohibition avait une cinquantaine d'années dans le Maine, et on n'avait jamais réussi à la faire appliquer complètement. Il y avait toujours eu des familles de trafiquants, mais leurs activités n'avaient jamais été aussi intenses que ces dernières années.

Louis était vraiment préoccupé pour les jeunes. Il les voyait chaque jour plus tristes et désespérés, prêts à tout pour se sortir du pétrin dans lequel la Crise était en train de les pousser. Deux gamins canadiens étaient morts au début du mois des suites d'un règlement de compte entre contrebandiers. 

Leur frère avait disparu avec son père pas loin de Richmond. Il en parlait les sourcils froncés, gardant les yeux rivés sur ses chaussures, comme s'il tentait de maîtriser ses émotions en écrasant de ses semelles. 

Arlette les voyait pourtant très bien, qu'elles soient au fond de ses bottes ou dans ses yeux. En deux semaines, elle avait appris à déceler les doutes et les inquiétudes dans les ombres dans son regard.

Elle se demandait souvent, lorsqu'elle était seule en fin d'après-midi, s'il lisait en elle autant qu'elle en lui. Elle se surprit un soir à penser que peut-être, il attendait que son installation soit terminée pour lui parler de choses plus sérieuses. 

Lorsque cette pensée lui eut traversé l'esprit, elle se mit à le regarder avec plus d'attention lorsqu'il lui parlait, à étudier ses mouvements et son corps lorsqu'il coupait les arbres morts pour en faire du bois de chauffage. Peut-être qu'elle aurait encore besoin de lui après son installation.

Peut-être qu'elle aurait toujours besoin d'un homme comme Louis pour l'aider à couper du bois, pour lui tenir compagnie, pour ne pas qu'elle se sente seule dans cette vaste maison, au milieu de nulle part...

A peine quelques jours après son arrivée, Betty était venue à la ferme. Elle était sortie de la forêt d'un pas décidé, apportant des bocaux et des sachets de riz qu'elle semblait « emprunter » chez elle, sans l'autorisation de sa famille.

Elle venait à pied depuis sa ferme qui était, selon elle, à seulement quelques miles d'ici. Chaque fois qu'elle arrivait, elle cueillait de grands bouquets de lupins violets et jaunes, puis s'installait sur le perron comme si l'endroit était encore désert, en attendant qu'Arlette sorte pour la saluer. Elle devait certainement venir dans les parages depuis des années.

Un jour, la Française la questionna à propos des contrebandiers qui distillaient dans la région. La jeune fille se contenta simplement de baisser les yeux en déclarant qu'une fille de son âge ne pouvait savoir ces choses-là. 

Arlette n'insista pas. Elle avait de l'amitié pour cette gamine à moitié Indienne qui apportait avec elle innocence et gaieté. Arlette lui parlait de ce qu'on mangeait en France, des gâteaux, des viennoiseries, des mijotés et de toutes les espèces de fromages qu'on trouvait, rien que pour la voir s'émerveiller et lui donner de cette substance douce et sucrée, qui sert à alimenter les rêves.

Betty aimait imaginer qu'elle irait un jour en France, qu'elle tiendrait un grand café sur un boulevard et qu'elle aurait un « amant ». Elle avait lu le mot en français quelque part, et elle avait trouvé ça joli, comme une amande. 

Elle apprit à Arlette à faire des pancakes aux myrtilles « plus gonflées que des pis de vaches » et des gâteaux à l'écrasé de citrouille et au sirop d'érable qu'elle ne pouvait pas cuire chez elle car elle n'avait pas de four.

Betty aimait les gens de la région et l'ambiance qu'il y avait à Richmond, mais elle avait du mal à s'attirer la sympathie des blancs comme des natifs, en raison de sa peau sombre et de ses cheveux noirs. Les uns la traitaient de peau-rouge, les autres de métisse.

Selon elle, il n'y avait qu'elle qui avait les traits amérindiens dans la fratrie. Ses frères avaient peut-être les cheveux et le teint sombre, mais c'était comme à peu près tout le monde au retour des camps de forestiers, et ils avaient les traits de leur père, un petit fils d'immigré allemand. 

Sa sœur aînée, quand à elle, avait les cheveux clairs et la peau pâle. Cela faisait trois générations qu'ils n'avaient plus eu d'Amérindiens dans la famille, et le sang de l'ancêtre était ressortie sur Betty en particulier.

On n'avait pas voulu d'elle dans les écoles religieuses de la région, et elle avait du mal à trouver une profession. On la jugeait trop blanche et d'une famille trop importante pour lui faire faire des tâches de fille de couleur, et trop peau-rouge pour lui donner un travail de blanche. 

Comme si cela ne suffisait pas, il y avait une liste assez longue d'emplois que ses frères ne voulaient pas qu'elle fasse. Tout ce qui avait un lien avec la vente de liquides et de cigarettes, les milieux d'hommes ou la danse.

Il ne se passait pas une journée sans qu'Arlette se demande comment elle pourrait venir en aide à cette jeune fille. Elle aimait sa présence lumineuse et son enthousiasme primesautier. Elle était volontaire, curieuse et généreuse.

Mais malgré toute son assurance, il y avait une personne que Betty faisait tout pour éviter de croiser. Louis. Elle partait toujours avant qu'il n'arrive, et lorsqu'elle voyait que quelque chose avait été fait par un homme dans la maison, elle évitait soigneusement d'en parler. Elle ne l'appréciait visiblement pas.


Un beau jour du mois de juin, Arlette reçu sa première lettre de France. Louis la lui apporta avec ses courses de la semaine. Elle attendit qu'il reparte pour l'ouvrir dans le salon, alors que les lumières du jour commençaient à baisser. Il s'agissait d'une petite enveloppe qui avait dû être envoyé un mois avant, alors qu'elle venait à peine d'arriver aux Etats-Unis.

Elle était de Paula Castelblanc, son amie photographe. Dans un style plus amical que soutenu, elle souhaitait à Arlette une bonne installation dans le Maine et de se trouver une belle demeure sur la côte pour qu'elle puisse venir lui rendre visite. Il semblait évident aux yeux de Paula que rester à Pinewood n'était pas une option.

Elle avait certainement eu une conversation téléphonique longue-distance avec le sénateur Fowler car elle faisait mention de lui et de l'aide qu'il n'hésiterait pas à mettre en œuvre si la jeune femme avait un quelconque besoin.

Lorsqu'elle lut la lettre, Arlette eut l'impression d'avoir fait une erreur en s'installant à Richmond. Était-ce donc ce qu'elle aurait dû faire ? Laisser le terrain de Pinewood à l'abandon et aller s'installer sur la côte comme tous les riches qui laissaient leurs hommes de main gérer leurs biens à distance. Avait-elle agit de façon inconvenante pour une dame ?

Arlette regarda par les fenêtres du salon la forêt face à elle. Les rayons du soleil jaune-orangé balayaient les branches les plus hautes des pins. Les grillons s'étaient mis à chanter, enfin couverts par l'ombre des arbres. Elle n'aurait pas échangé ce spectacle pour une demeure sur la côte. Non, elle n'était peut-être simplement pas faite pour être une « dame » comme l'entendait son amie.

Si elle n'avait pas lu la lettre d'Armand avant de s'installer, peut-être aurait-elle cherché à vivre ailleurs, peut-être aurait-elle renoncé à investir cette grande maison. Mais elle était tombée sous le charme de l'endroit, elle était bien forcée de l'avouer, et son oncle l'y avait aidé.

Ecrire une réponse capable d'exprimer ses choix lui sembla impossible. La photographe ne la comprendrait pas. L'avait-elle déjà comprise une seule fois ? Qu'est-ce que Paula savait de la liberté qu'elle avait éprouvé ces derniers temps, de ce confort rudimentaire qui la satisfaisait amplement, de ses nouveaux rêves ? Que savait-elle du sentiment de retrouver un foyer après ses années d'errance d'orpheline ? Les deux femmes n'avaient plus rien en commun.

Elle ne voulait plus devenir une aventurière parcourant le monde, elle voulait explorer et protéger les kilomètres de forêt vierge de Pinewood. Ce morceau de terre de l'autre côté de l'Atlantique prenait soudainement plus d'importance à ses yeux que l'Orient mystérieux qu'elle avait longtemps rêvé de découvrir.

Peut-être valait-il mieux ne pas répondre du tout à cette lettre. Elle ne se sentait pas prête à rendre des comptes, à expliquer ce qui lui arrivait ici. Elle n'avait que faire de correspondances épistolaires mondaines avec son amie. 

 Elle n'était plus son assistante ou sa servante, elle ne lui devait plus rien. Peut-être cela pouvait-il sembler hautain de sa part, qu'elle abandonne son amie à présent qu'elle avait touché un héritage. Mais le monde de luxe et de célébrités que la photographe s'était targuée de lui avoir offert, lui semblait à présent bien fade et sans attrait.

Si Paula la contactait, c'était parce que Fowler lui avait parlé de sa petite Française provinciale qui avait touché un héritage important dans le Maine. Rien de plus.

Elle laissa la lettre sur la commode de sa chambre où elle y prit la poussière quelques jours, et elle finit par la jeter dans le poêle avec de vieux journaux du mois de mai, noyée dans la masse de faits divers du Bangor Daily News.

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