Chapitre 4 | Partie 1 : Shady Grove

Pictures used with courtesy of Steve Yenco

ARLETTE

Les forêts et les lacs avaient quelque chose de troublant, quelque chose qui laissait les visiteurs rêveurs. C'était un piège bien connu des habitants de la région. 

Le ciel si limpide qu'on pouvait admirer depuis les hauteurs, parmi les cimes des pins, était le même que celui qui apportait le vent argenté qui cristallisait l'air sortant de vos narines. 

La forêt si profonde et luxuriante, était le repère des ours. Les lacs et les étangs aux eaux poissonneuses et claires, devenaient des nids à vermines, infestés de moustiques, dès qu'il ne gelait plus. 

L'été pouvait être terrifiant avec ses orages de montagne. Mais l'hiver était bien plus rude. Il arrivait qu'on ne puisse même pas ouvrir sa porte avec la neige qui s'amoncelait. Il fallait avoir une bonne raison pour rester dans ce mauvais pays, et en avoir le cran.

Arlette avait choisi cette vie. Elle avait pris sa décision. Elle avait à présent reçu l'argent de l'héritage, et elle ne l'utiliserait pas pour aller s'installer ailleurs. Elle vivrait ici, à Pinewood, parmi les arbres et les montagnes. 

Elle avait l'impression d'avoir fait le choix de la plus grande des libertés, celle de la lutte qu'elle allait devoir mener contre la Nature et les Hommes pour exister. 

C'était sa réponse. Là où elle vivait et pourquoi elle vivait. Loin de la vie tranquille d'enfant dans une ferme qui tournait déjà depuis trois générations, ou des grands salons parisiens, elle devait tout créer. 

Elle avait l'impression d'avoir passé une semaine à ouvrir des boîtes, empiler des caisses, creuser dans la terre, laver et cirer des planches de bois, repeindre des murs tristes.

Après avoir passé une nuit dans l'odeur d'huile de vidange et d'essence de la chambre de Louis, elle s'était empressée de trouver un matelas pour passer sa première nuit à Pinewood. 

Le garagiste était parti une journée, tandis qu'elle avait lavé les sols et aéré les vieux murs de la maison. Lorsqu'il était rentré le soir, il avait apporté une table, cinq chaises, un poêle à bois, une grande bassine en bois et des ampoules. Il avait dû emprunter une camionnette pour tout transporter.

En une journée, elle avait trouvé le minimum de meubles nécessaires et avait pu allumer la lumière pour la première fois. La maison avait alors pris une apparence plus vivante. Comme si elle s'éveillait seulement après une journée de frictions et de soins pour la réanimer. 

La jeune femme y avait imaginé des étagères, des tapis, des photos accrochées aux murs, une chambre avec un sommier et de grands rideaux, du papier peint coloré sur les murs et un gros fauteuil en cuir près de la cheminée. 

Elle allait faire de cet endroit la maison dont elle avait toujours rêvé. L'oncle Armand lui avait laissé assez pour acheter une deuxième villa de ce genre sur la côte, plus moderne et déjà meublé de tout l'électro-ménager dernier-cri. 

Mais elle n'avait pas besoin de s'encombrer de toutes ces commodités qui l'empêcheraient de quitter sa maison sans tout fermer à clef, qui la rendraient envieuse. 

Elle préférait vivre quelques années avec l'argent de son oncle pour établir une entreprise prospère. Tout le confort qu'elle pouvait s'offrir n'était qu'un faux besoin.

Elle commença à brûler les herbes sur la moitié du pré au sud de la route et avec l'aide de Louis, y mit des barrières en bois pour les protéger des chevreuils. 

Elle avait hâte de planter des pommes de terre, des courges, des choux et peut-être même des blettes. Ce n'était peut-être que le mal du pays qui l'envahissait, mais elle avait l'impression que tout ce qu'elle mangeait ici était fade et ne lui apportait aucune satiété. 

Les légumes que Louis lui ramenait, le peu de plats qu'elle préparait avec ses quelques ustensiles, tout lui semblait sans goût et triste. Cela faisait aussi partie des choses qu'elle devait accomplir ici, s'approprier la cuisine locale et s'y adapter. 

Elle devait rester optimiste, ne pas se laisser aller au dégoût et à renoncer à la beauté de cet endroit. Elle devait continuer de le laisser se dévoiler, chercher dans ce monde nouveau tout ce qui pouvait être utile, beau, tout ce à quoi elle pouvait s'attacher pour constituer son propre quotidien. Elle avait une vie à construire. 

Et cette vie commençait par la simplicité de planter des légumes. Pouvoir vivre de son propre travail la rendrait plus heureuse que tous les compliments qu'elle avait reçu en Europe, se disait-elle. Elle n'aspirait plus à la reconnaissance, elle avait appris dans les soirées mondaines à quel point le regard des autres était lourd et empoisonnant. 

La seule réjouissance qu'elle voulait éprouver était de se suffire à soi-même, avec une occupation honnête. Du moins, c'est ce qu'elle se répétait lorsqu'elle sentait la nostalgie l'envahir.

Les jours qui passaient la séparaient de plus en plus de celui de son arrivée, et plus encore de ceux où elle était encore en France. Ce nouveau monde était si étrange, si loin de tout. Même l'effervescence qu'elle avait vue à Boston lui semblait distante à présent. Ici il n'y avait pas de réfrigérateur ou de lave-linge, pas de jeunes femmes mettant du rouge à lèvres et portant du parfum. 

La modernité des Etats-Unis ne parvenait dans cette contrée que par l'épicerie où on trouvait toutes les marques à la mode et où on pouvait aussi bien acheter des oranges de Californie, du riz du Sud ou du maïs venu des plaines. 

Les affiches de Coca-Cola et des cafés Hill Brothers étaient placardés aux murs de la boutique, et on pouvait voir les gosses du village en sortir, mâchant des gommes au dernier parfum de bubblegum à la mode. 

Et malgré cela, tous ces produits modernes semblaient se couvrir de poussière, se charger de l'odeur de la terre et de la patine ancienne de la vie campagnarde dès qu'ils étaient déballés. Comme si le caractère rustique du village déteignait sur tout ce qui y entrait. Arlette aussi y avait pris des couleurs locales. 

Ses joues s'étaient rougies à force de travailler dehors et ses cheveux s'étaient éclaircis sous le soleil. Peut-être finirait-elle par se fondre dans la population locale, espérait-elle lorsqu'elle entendait les passants l'appeler « l'étrangère » quand elle arrivait en ville. Peut-être que cela n'arriverait jamais...

Richmond était si profondément puritain qu'on n'y trouvait pas même de speakeasy, ces bars clandestins où toute la population pouvait se retrouver le soir et où Arlette aurait pu faire des rencontres autour d'une bière ou d'un whisky. 

Les habitants qu'elle rencontrait à l'église le dimanche semblaient se rabattre sur les sucreries et la Root Beer, une boisson au gingembre et à la salsepareille, pour éviter les tentations obscures de l'alcool.

Arlette avait l'impression que pour ajouter à sa solitude, son oncle l'avait placée dans le seul village du comté où il n'y avait pas d'Acadiens ou d'autres francophones. . Elle n'y avait pas vu beaucoup d'Amérindiens ou de Noirs non plus, comme si une force étrange les chassait du village. 

Louis allait bien acheter ses pommes de terre chez un fermier noir qui s'appelait Sam, mais il fallait presque quitter le comté pour arriver à sa ferme, et Sam semblait éviter Richmond de lui-même. 

Peut-être était-ce un de ces endroits où vivaient des adeptes de sectes blanches, comme la jeune femme en avait vu dans le film qu'on lui avait montré à Paris, lorsqu'elle étudiait l'anglais à l'internat. La Naissance d'une Nation

Cette idée l'angoissait. Les souvenirs en noir et blanc du grand cavalier à la croix blanche, juché sur son cheval couvert d'un linge lui apparaissait comme un spectre menaçant. A Paris, ce film l'avait fait rire d'absurdité.

Quel sort réservaient ces fanatiques aux Français ? Peut-être s'en prendrait-on à sa religion avant de lui reprocher son origine... Le village était peuplé principalement de puritains anglo-saxons, issus de vieilles familles de Grande Bretagne. 

On y trouvait autant d'attelages que de voitures à moteur, et certains villageois étaient même fiers de dire qu'ils n'avaient pas besoin de toutes ces machines électriques. Il y avait aussi quelques familles aux origines allemandes d'après les noms germaniques inscrits sur les boîtes aux lettres. Arlette y avait vu quelques noms similaires à ceux qu'elle avait connus dans la vallée de la Plaine, dans les Vosges. 

Cependant, même si les habitants de Richmond se disaient fiers de pouvoir vivre leur religion comme ils l'entendaient, ils semblaient animés de la même haine que ceux qui les avaient poussés à quitter l'Europe. Ils haïssaient les Catholiques et les Juifs. Même entre les Blancs protestants, il y avait des tensions. 

Les familles britanniques n'aimaient pas les Allemands et les Scandinaves. Ces contraires qui se croisaient entre les Américains rendaient la jeune femme perplexe. Elle ne comprenait pas ces gens, elle se sentait perdue en les écoutant parler. Comme l'Europe lui manquait. Paula lui manquait. Pour toute confidente, elle n'avait plus que cette grande maison dans laquelle il lui arrivait de parler seule. Mais ses angoisses et ses doutes ne trouvaient pas d'écho entre les murs. 


Shady Grove... On attaque là un monument de l'histoire du bluegrass et des  Appalaches. Ce que vous entendez là, c'est le chant des montagnes des Cumberlands un bel après-midi d'été. Si vous avez l'occasion d'écouter tout l'album Appalachian Picking Society, vous allez découvrir quelques uns des meilleurs musiciens du folk-bluegrass de la deuxième moitié du XXème siècle. Ne remercier pas Mc Kraken pour cette petite balade hors des sentiers battus de tout ce qui est country moderne, c'est compris dans le voyage.

https://youtu.be/8ZdGu52D8_Q

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