Chapitre 3 | Partie 4: Gospel Plow

ARLETTE

Louis passa une main dans ses cheveux et se retourna vers la maison pour regarder les vitres cassées. Le jeune homme semblait amusé par la décision de la propriétaire. Peut-être pensait-il qu'elle n'y arriverait pas, qu'elle ne serait pas faite pour cette vie.

Le sourire moqueur sur ses lèvres fit rapidement oublier Dumont à Arlette. Il entra dans la maison et regarda rapidement au rez-de-chaussée. Elle s'attendait à ce qu'il fasse une remarque sarcastique à tout moment.

—Il n'y a vraiment plus aucun meuble... souffla-t-il. Je sais où on peut retrouver ceux qui ont appartenu à votre oncle. Les gens du coin ne volent pas, ils devaient penser que la maison serait détruite et ont préféré prendre ce qui pouvait être conservé.

Étonnée, Arlette s'en voulut de l'avoir cru malintentionné. Peut-être était-il simplement impressionné de sa décision.

—C'est vrai ? Vous êtes venu quand elle appartenait encore à mon oncle ?

—Quand les gens ont pris les meubles justement, répondit Louis. Avant cela, personne n'y allait, c'était juste une propriété privée au milieu de nulle part... En attendant vous ne pouvez pas dormir ici cette nuit, vous n'avez même pas un lit et ils n'ont pas encore rétabli le courant. Vous pouvez dormir chez moi si vous voulez. C'est pas très luxueux mais je vous laisserai la chambre pour dormir sur le fauteuil. Et puis il n'y a pas d'hôtel à Richmond, ça limite vos choix.

Arlette le jaugea un instant. Était-il digne de confiance ? Elle se raccrocha à l'idée qu'il avait été probablement payé pour s'occuper d'elle. Restait à voir s'il était professionnel. De toute manière, elle n'avait pas d'autres choix. Elle ne connaissait que lui à Richmond. Lui et cette jeune fille qu'elle avait croisée. Elle y repensa soudainement et son visage lui revint à l'esprit.

—Merci, j'apprécie sincèrement... Mais au fait, la fille avec qui j'ai discuté tout à l'heure, Betty Richter, elle a dit qu'elle n'habitait pas très loin. Il y a une autre ferme dans les environs, c'est ça ?

—Oh, les Richter ? demanda le garagiste avec surprise. Je ne vous conseille pas de les approcher. Ce ne sont pas des gens recommandables. La gamine est gentille mais c'est la seule. Il se dit des histoires étranges sur les autres membres de sa famille.

—Les racontars de village, ce n'est pas ce qui m'intéresse. Mais nous verrons cela plus tard, renchérit-elle en se tournant à nouveau vers la maison. Il faudra aussi que je refasse les vitres...

Elle soupira. Refaire les vitres, nettoyer l'intérieur, trouver un poêle pour remettre le chauffage en marche, vérifier les canalisations et le puit, trouver des meubles et les transporter, remettre en état le potager, commencer à explorer les limites de ses terres pour voir ce qu'elle pourrait en faire. Une partie d'elle avait envie de pleurer, de s'asseoir à même le sol avant de chanceler. Tout cela était vertigineux...

Mais l'autre part de son esprit, plus profondément enfouie, criait de bonheur. Oui, elle allait être seule, elle allait être maîtresse de sa destinée. Tout ce qui lui arriverait à présent, elle ne le devrait qu'à ses choix et au travail qu'elle fournirait. Elle en avait rêvé à travers tant de livres et de récits. Elle allait construire le monde dans lequel elle vivrait.

En voyant le comptoir et la grande salle, elle avait commencé à avoir l'ébauche d'une idée de l'activité qu'elle pourrait mener dans ce coin perdu. Mais cela allait prendre du temps, et il faudrait qu'elle ait encore affaire avec ce maire.

Elle se rendit alors compte de toute l'aide que lui avait fourni Louis. Elle aurait voulu le remercier, mais se rappelant qu'elle allait encore devoir passer une nuit chez lui, elle se ravisa, pour éviter de lui laisser imaginer certaines choses.

Décidant de profiter de son premier après-midi à Pinewood avant d'aller chercher des meubles et commencer les travaux, elle se tourna vers la forêt.

—Il y a plusieurs étangs sur la propriété, c'est ça ?

—Vous en avez un à trois cent mètres de ce côté, en partant de la forêt, répondit rapidement Louis, comme s'il savait ce qu'elle avait l'intention de faire.

—Est ce que ce serait possible de rester trente minutes de plus avant de partir ? J'aimerais juste voir un peu le terrain.

—C'est chez vous. Faites attention aux ronces tout de même.

Elle ne saisit pas le sens du mot « ronces » en anglais et se contenta de hocher la tête. Elle s'éloigna dans le pré aux herbes hautes, s'approchant peu à peu de la forêt. Ses bottines de ville ne convenaient pas à ce genre d'exercice, mais elle avait besoin de voir, de sentir ce monde végétal à présent tout proche. Autour d'elle, les herbes bruissaient sous le vent et se courbaient, révélant des teintes différentes de vert et de jaune.

Elle franchit l'orée des bois et avança sur un minuscule sentier visiblement tracé par le passage de chevreuils, plein d'empreintes de gibier, jonché de fougères et de mousse. C'est à ce moment qu'elle assimila le mot « ronce » avec « faites attention à ». Elle s'égratigna la main en essayant de détacher son pied d'une des lianes hirsutes.

Ce n'était pas une de ces forêts entretenues comme celles de son enfance. Celle-ci était vierge, dense, primaire. On y progressait difficilement. Les sapins et les épicéas étaient très peu espacés entre eux et les branches mortes humides rendaient la marche périlleuse. Elle faillit glisser sur une plaque de mousse collée à une pierre et se rattrapa contre un tronc.

Elle remarqua alors qu'un peu plus loin se trouvait un semblant de chemin, une sorte de passage, plus large que celui laissé par les chevreuils. Elle s'y aventura et fut surprise de trouver dans la boue la trace d'une chaussure. Les empreintes allaient dans les deux sens. Il y en avait aussi de plus vieilles, à des endroits où la terre était plus sèche. Cela ne pouvait être celles de son oncle. Des gens venaient donc à Pinewood.

Elle fut soudainement paralysée par une idée angoissante. Peut-être y avait-il encore quelqu'un au bout de ce chemin. Quelqu'un ou quelque chose. Elle n'avait pas considéré un seul instant la menace des ours. Elle pensa à faire demi-tour, mais la simple idée d'hésiter à avancer « chez elle », lui redonna du courage. Elle était sur son territoire à présent. Elle n'avait pas à fuir.

D'un pas plus déterminé, elle suivit le chemin jusqu'à ce que le ciel apparaisse entre la cime des arbres et que la dense forêt fasse peu à peu place à la lumière. Elle vit enfin les reflets dorés de l'eau. Les berges de l'étang étaient devenues impraticables à cause des branchages qui s'y étaient amassés. Le cresson d'eau y poussait en épais tapis qui troublaient le regard et laissaient penser que la terre continuait plus loin.

Elle voulut s'en approcher mais le chemin virait net vers l'est à cet endroit et elle arrivait à peine à distinguer si elle marchait toujours sur la terre ou sur des tas de branches pourries entassées sur l'eau. La mousse recouvrait tout, comme un manteau instable et trompeur, elle tapissait le sol comme les troncs d'arbres.

Par prudence, Arlette décida de continuer sur le chemin déjà tracé, pistant les empreintes de chaussures. Elle continua sur quelques mètres avant de voir une grande ombre en face d'elle. Elle fut saisie par la peur, croyant un moment qu'il s'agissait d'un ours.

Puis elle étudia un peu mieux la forme et se rendit compte qu'il s'agissait en réalité d'un grand objet métallique couvert intentionnellement de végétation. Elle s'approcha et resta muette d'effroi. C'était un alambic. A en juger par l'état de la cuve et l'odeur forte de moût, il était encore utilisé très souvent, et quelqu'un avait même laissé une écharpe à carreaux sur une souche à côté. Elle aurait dû s'en douter. L'Etat faisait la chasse à l'alcool et les gens du coin avaient à proximité une forêt entière interdite à l'exploitation, non fréquentée, en bordure de frontière. L'endroit parfait.

Un dilemme commença à germer dans son esprit. Devait-elle le signaler immédiatement, ou tenter de trouver un compromis avec les contrebandiers, les bootleggers comme on les appelait ici. Rien qu'en pensant à ce nom, elle s'imagina des tueurs sans vergogne.

De ce qu'elle en avait entendu, la distillation illégale était plutôt pratiquée par les vieux fermiers et ceux qui pouvaient fournir la matière première sans avoir l'air de l'acheter uniquement pour le distiller.

Il s'agissait surement de simples gens de la région qui essayaient de survivre, tenta-elle de se convaincre. L'idée de froisser les personnes qu'elle verrait tous les jours à Richmond ne lui plut guère, peut-être plus que celle de ne pas signaler immédiatement une affaire illégale sur sa propriété.

Elle pourrait toujours prétexter qu'elle n'était qu'une Française qui ne connaissait pas encore très bien la loi américaine...

Alors qu'elle réfléchissait, la lumière filtrée entre les arbres changea. La brume arriva sur l'étang. Une brume presque spectrale, qui se propageait sur l'eau comme si des esprits allaient en sortir. Arlette sentit un vent froid souffler dans son dos et abrégea ses réflexions.

Quelque chose d'étrange venait d'entrer dans la forêt, pensa-t-elle. Elle rentra presque en courant, empruntant le sentier des contrebandiers dans le sens inverse. Elle laissa la noirceur des bois disparaître derrière elle sans oser se retourner, comme si elle se sentait poursuivie.

https://youtu.be/gzDqCcTeSmY

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