Chapitre 27 | Partie 4 : Follow The Drinking Gourd
ARLETTE
Les cavaliers voyagèrent dans le froid jusqu'à la tombée de la nuit. Alors qu'ils marchaient à la lumière des lampes, ils quittèrent les ombres hirsutes des arbres pour arriver dans un pré enneigé, suivant des poteaux de bois signalant le chemin menant à Pinewood. Ils étaient de retour à la maison, enfin.
Les hommes s'arrêtèrent devant la bâtisse et Wojtek raccompagna seul les deux blessés. Arlette découvrit alors ce que les policiers avaient fait de l'auberge. Tout avait été mis à sac. Les tiroirs avaient été sortis des commodes, la vaisselle avait été brisée, les tableaux et les outils étaient tombés du sol.
Le poêle du salon avait été renversé, répandant des cendres dans toute la pièce et une des fenêtres était cassée. La propriétaire avait mal au cœur en voyant ce spectacle. Ce qui l'attristait le plus, c'était qu'il n'y avait pas eu le chien pour les accueillir.
Elle prit un rideau et des clous pour bloquer le vent qui s'engouffrait par la vitre en morceaux et redressa le poêle pour l'allumer. Wojtek aida la jeune femme à porter Henry dans le salon et partit chercher sa mallette en cuir pour le recoudre.
Le contrebandier resta assis à même le sol, contemplant cette étrange scène : l'auberge sens dessus-dessous et Arlette qui courait d'un bout à l'autre de la pièce. Elle s'était immédiatement trouvé une occupation en réparant la fenêtre, mais il savait que c'était simplement pour ne pas avoir à regarder autour d'elle. Elle refusait de s'apitoyer ou de se donner du temps pour penser. Si elle ne faisait rien, ses craintes pour Kenneth allaient resurgir avec ses regrets.
Louis était parti et il avait emporté les ennemis de Pinewood avec lui. Il ne fallait pas se laisser abattre, pas après tout ce qu'ils avaient vécu.
Wojtek revint avec sa mallette et recousu ce qu'il pouvait sur le corps déjà couvert de points de suture d'Henry. Arlette sortit chercher de la neige à faire chauffer pour nettoyer ses bandages et remarqua les traces fraîches des loups. Ils avaient dû être attirés par la carcasse du chien...
La Nature ne respectait aucun temps de répit pour les mettre à l'épreuve. Implacable, la prochaine vague d'ennuis s'était déjà levée, prête à déferler sur les murs venteux et écorchés de Pinewood.
Elle récupéra rapidement la neige dans une casserole et fixa les ténèbres devant la maison. Elle repensa à Walter et aux cavaliers qu'elle avait vus. La vague pouvait venir s'écraser sur elle. Le feu avait repris dans le foyer, elle était de retour et elle tiendrait bon. Loups, bandits, le Diable en personne pouvaient bien tenter de prendre d'assaut sa forteresse, elle tiendrait à son poste.
Elle rentra et regarda alors le Polonais au visage anguleux qui était en train de ranger ses outils. Il avait quelque chose d'étrangement familier. Est-ce que les Polonais avaient des traits particuliers ? Il lui rappelait de vagues souvenirs d'enfance.
—Vous êtes polonais alors ? Vous avez fait la guerre ? Vous étiez dans quel régiment ?
L'homme leva les yeux sur elle et sourit. Il s'exprima alors en français.
—J'ai lu votre dossier, mademoiselle Mangel, je sais bien ce que vous me demandez-là. Vous voulez savoir si nous nous sommes déjà croisés en Europe, n'est-ce pas ? Je n'étais ni dans le 2ème régiment d'infanterie ni dans le 25ème si c'est ce que vous cherchez. Je ne suis jamais venu chez vous à Raon l'Etape, mais j'ai des amis qui y sont morts. C'était de rudes combats que vous avez-eu là-bas, à la Chapelotte et à Fontenelle. J'étais médecin en France à l'époque et j'entendais les demandes de renforts et de trains d'évacuation sanitaire pour vos blessés sur les lignes Alliées.
—Vous... vous parlez français ?
—Comme beaucoup de Polonais, s'esclaffa-t-il tranquillement.
— Je ne pensais pas entendre à nouveau parler de la Chapelotte un jour, murmura-t-elle en se penchant au-dessus d'Henry.
—Peu se souviennent du début de la guerre, vous savez. Il y a eu tellement d'atrocités par la suite, que les hommes ont bien vite oublié les exploits des premiers jours, comme le tout premier zeppelin allemand que vous avez abattu. Je me suis toujours demandé l'impression qu'avait pu faire un de ces monstres de fer au-dessus des montagnes, je n'en ai jamais vu ailleurs qu'en ville...
—C'était en août 1914, je venais de fuir notre ferme avec mon frère et ma mère, souffla-t-elle pensivement.
Il la laissa se souvenir sans rien dire pendant quelques minutes, puis il referma sa mallette et se leva.
—Tout cela est bel et bien terminé, mademoiselle Mangel. Vous êtes libre et vivante, alors ne vous enfermez pas dans le passé et vivez pleinement l'instant présent. Nous ne sommes jamais qu'à une guerre d'une autre, croyez-en l'expérience du vieux Polonais que je suis.
Il rajusta son chapeau sur sa tête et la salua en faisant mine de sortir.
—Merci Wojtek. Merci pour tout ce que vous avez fait pour Pinewood.
Il grommela une phrase incompréhensible, gêné par les remerciements, puis se retourna une dernière fois:
—On aura encore l'occasion de discuter, quand vous viendrez témoigner. Qu'on en finisse une bonne fois pour toute avec toute cette histoire ! Et que je puisse ranger toute cette paperasse...
Il referma la porte et disparut dans la nuit.
Après le départ de Wojtek Arlette resta seule avec Henry. Ils s'assirent dans la chambre, enfouis sous les couvertures pour rester au chaud et passèrent de longues heures à regarder la nuit par la fenêtre sans rien dire, jusqu'à ce que la fatigue l'emporte sur leurs angoisses.
Le lendemain matin, Arlette se leva mécaniquement à sept heure et descendit dans le salon pour chercher du regard son molosse noir. Le premier geai du matin s'était mis à chanter, comme pour lui rappeler qu'il n'y aurait plus que les oiseaux pour la réveiller à présent.
Henry dormait encore d'un sommeil profond à l'étage et elle se sentit envahie par la solitude. Le salon était encore sens dessus-dessous, et elle n'arrivait toujours pas à s'imaginer la place devant la cheminée sans Le Chien. Il fallait qu'elle aille enterrer les restes de son corps avant que les loups ne s'installent définitivement chez elle, se dit-elle pour s'ôter ses idées tristes de la tête. Il fallait qu'elle liste les choses à faire pour garder son esprit occupé.
Elle ne pouvait rien faire d'autre, il n'y avait personne aux alentours, tous les gens de Pinewood devaient être à Bangor et elle n'avait pas de voiture. Elle avait disparue, probablement emportée par les hommes de Walter. La jeune femme se mit à ranger les tables et les chaises.
Elle était en train de réparer le pied d'une chaise lorsqu'elle vit Betty apparaître dans le pré. Elle était seule, au volant d'une voiture. Étonnée de la voir conduire, Arlette lâcha son pied de chaise et descendit sur le perron.
La jeune fille sortit et courut jusqu'à elle pour la serrer dans ses bras. Elle avait attaché ses cheveux en une longue natte qui pendait dans son dos, sur son manteau beige en peau de mouton. Elle sentait l'humidité des vieilles caves et la sciure de bois.
—Qu'est-ce qui s'est passé ? On vous a fait du mal ?
Betty s'écarta d'elle et s'assit sur une chaise pour commencer son récit.
—Fowler nous avait fait enfermer dans la vieille scierie près de la rivière. Quand les hommes du Bureau d'Investigation sont arrivés ils nous ont demandé d'y rester tant qu'ils n'avaient pas arrêté Walter et tous ses hommes. Ils nous ont laissé des couvertures et de quoi manger. Ensuite hier soir ils sont revenus et on a appris que Devin et Kenneth avaient été envoyés à la clinique de Bangor.
On n'a pas eu le droit d'y aller et on est restés à la scierie en attendant qu'on nous autorise à sortir. Il paraît qu'ils ont fait la chasse aux faux policiers toute la nuit dans le comté. C'était des membres d'un gang qui venait du Canada et d'autres Etats. D'après un agent polonais, c'était tous des hommes de Walter...
—Les journaux locaux vont enfin avoir quelque chose d'intéressant à raconter, soupira Arlette. Une belle double-page sur le sujet et-
—Il n'y aura aucun article sur ce qui s'est passé, intervint tristement Betty. Il paraît que c'est une affaire de sécurité de l'Etat, le Polonais nous a tous fait comprendre qu'il valait mieux que personne n'apprenne jamais rien de ce qui s'est passé.
Le regard d'Arlette s'assombrit. Personne ne saurait jamais de quelle injustice ils avaient été les victimes, personne ne saurait qui était réellement Fowler... Mais personne n'apprendrait jamais que son oncle avait été un communiste actif et que son terrain valait plus cher qu'une mine d'or.
—Mais je n'ai pas fini de te raconter... Ce matin quelqu'un est venu nous prévenir que Devin allait mieux.
La Française se figea soudainement.
—Et Kenneth ?
Le regard de Betty changea brusquement, il se chargea de larmes.
—C'est pour ça que je suis là. Il faut qu'on aille à Bangor immédiatement, les autres y sont déjà.
—Je vais chercher Henry.
Elle remonta les escaliers à toute vitesse, en essayant de contrôler le mal de ventre qui était en train de la prendre. Lorsqu'elle ouvrit la porte de la chambre, elle se sentit à nouveau totalement abattue par l'état chaotique dans lequel les policiers l'avaient laissée. Le sol était couvert de vêtements, ses cadres de photos avaient été brisés, les oreillers avaient été éventrés. Elle n'avait pas trouvé le courage de ranger la veille.
Henry venait de se lever. Il était en train de regarder ses blessures en décollant les bandages. Il leva la tête en la voyant entrer.
—Qui est en bas ?
—C'est Betty, il faut qu'on aille à Bangor... pour voir Kenneth, dit-elle en étouffant un sanglot.
Il se leva rapidement et sans même remettre des bandages, enfila sa chemise et la prit par la main pour descendre. Dès qu'il arriva au salon, il serra sa sœur dans ses bras puis enfila son manteau et ses bottes dans la précipitation, oubliant même de prendre des chaussettes. Si on leur demandait de se déplacer, c'était parce que les médecins savaient que Kenneth n'allait pas tenir.
Il n'y avait pas de temps à perdre. Il fallait qu'ils le voient une dernière fois, pensa Henry, il fallait qu'il le regarde droit dans les yeux, et qu'il lui dise qu'il était désolé. Désolé de l'avoir mal jugé, de ne pas s'en être fait un ami. Et il fallait qu'Arlette puisse lui dire au revoir. La jalousie qu'il avait pu éprouver envers lui et le lien qui l'unissait à la Française avaient disparus. C'était un type bien cet Irlandais.
Ils partirent immédiatement et Betty reprit le volant sans hésiter. C'était la première fois qu'elle roulait sur de si longues distance, dans la neige qui plus est, mais son frère était fiévreux et Arlette aussi, malgré sa vigueur apparente.
Elle n'osa pas leur parler. Lorsqu'elle avait découvert Pinewood à son arrivée, elle ne s'était pas attendue à un tel saccage. Son cœur s'était serré en entrant dans le salon pillé et en trouvant Arlette un bras couvert de sang. C'était trop dur après ce qu'elle avait appris sur Kenneth, elle n'arrivait même pas à se représenter ce qu'ils allaient trouver à l'hôpital. Quel dieu pouvait bien leur en vouloir à ce point pour leur faire traverser tant d'épreuves ?
Elle regarda le couple dans son rétroviseur. Ils avaient l'air de revenir d'un pays différent, d'une guerre lointaine. Se tenant l'un contre l'autre, leurs regards vides et délavés fixaient l'horizon.
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