Chapitre 27 | Partie 2: Follow The Drinking Gourd

ARLETTE

La forêt s'éclaircissait peu à peu, Arlette savait qu'elle approchait de la rivière. Elle suivait les traces dans la neige en courant depuis qu'elle avait vu une flaque de sang entre deux arbres.

Elle venait d'atteindre un endroit où le terrain était plus plat lorsqu'elle entendit les cris retentissants d'hommes qui excitaient leurs montures.

Trois cavaliers surgirent du sud, brandissant leurs armes en poussant des hurlements de bêtes. Le bruit lourd des sabots qui s'enfonçait dans la neige les accompagnait comme des tambours de guerre. Ils fonçaient droit sur elle, se préparant à faire feu. 

Arlette se mit à courir en direction de la rivière pour essayer de leur échapper lorsqu'elle perçut du mouvement sur sa droite. Encore des ennemis ?

Elle tourna la tête et vit cinq hommes à pied qui tiraient sur les cavaliers. Ils semblaient sortir des fourrés enneigés comme s'ils y avaient passé la nuit en embuscade. Prise entre deux feux, elle se jeta dans la neige pour les laisser s'affronter. Les fantassins décimèrent les cavaliers en quelques secondes.

Dès qu'elle n'entendit plus de coups de feu, la jeune femme se redressa et reprit sa course effrénée. Il fallait qu'elle rattrape Henry, peu importe qui étaient ces gens qui venaient les secourir.

—Arlette, arrête-toi !

Surprise, elle se retourna dans sa course et perdit l'équilibre. Elle tomba lourdement sur son bras blessé. La douleur la paralysa un instant. Lorsqu'elle releva la tête, les hommes approchaient. Où était celui qui avait parlé ? Elle avait reconnu sa voix. Une voix qu'elle avait espéré ne plus entendre.

L'un des hommes ôta son Stetson noir, révélant ses cheveux blonds ramenés en arrière et son visage anguleux. Louis. Il était habillé étrangement, portant un trois-pièces noir bien trop sophistiqué pour les forêts du Maine. Son regard électrique était froid comme la glace. Il lui lança un sourire satisfait. Stupéfaite, elle le fixa sans bouger. Pourquoi était-il ici ? Pourquoi s'en prenait-il aux cavaliers ? N'était-il pas dans le même camp ?

Il tenait un fusil de chasse, mais pas un de ceux de Prosper. Il s'approcha d'elle et lui tendit la main pour l'aider à se relever. Elle refusa son aide et se redressa toute seule en le fixant avec mépris. Il fallait qu'elle se dépêche si elle voulait lui échapper. Qu'elle se prépare à courir immédiatement, peu importe ses protestations. Il prit un air plus distant et déclara d'une voix ferme :

—Vous interférez avec une affaire officielle, Miss Mangel. En tant que représentant du Bureau d'Investigation, je vous demanderai de vous éloigner pour ne pas gêner le déroulement de l'arrestation qui va suivre et-

—Laisse-moi faire ce que je dois faire, le coupa-t-elle sèchement.

Elle se retourna vers la rivière et se mit à courir. Que venait-il de dire ? Louis n'était pas venu pour elle. Elle sauta par-dessus un amas de branchages en s'appuyant sur son bras valide. Le Bureau d'Investigation ? N'était-ce pas celui qui chassait les communistes et les gangsters ? Qui venaient-ils arrêter ? Henry ou Walter ? Elle n'avait pas le temps de leur poser la question de toute façon. Louis suivait juste derrière elle, courant dans ses pas.

Elle pensa à utiliser son arme pour lui tirer dessus avant qu'il ne la rattrape, mais elle savait qu'elle n'arriverait pas à la garder longtemps braquée sur lui. Pourquoi n'arrivait-elle pas à lui en vouloir, à le haïr totalement, après tout ce qu'il avait fait. Pourquoi était-elle si faible avec lui, alors qu'elle pouvait être si forte avec Henry ?

—Arlette, dit-il en se retournant pour voir si les autres hommes n'étaient pas trop près, je ne suis pas venu pour te faire du mal, je suis là pour t'aider.

—Je n'ai pas le temps de m'occuper de toi, cria-t-elle brusquement.

Elle chassa les branches d'un sapin à hauteur de son visage et arriva sur la rivière. Là, au milieu de la neige plate, Henry se tenait de dos, faisant face à Walter. Son long manteau noir de prédicateur s'était déchiré et il avait perdu son chapeau. Ses cheveux bien brossés étaient toujours collés à son crâne par la laque mais une mèche partait devant ses yeux. Il peinait à tenir debout. Du sang coulait de sa cuisse. C'était probablement là qu'Henry avait tiré.

Leurs armes à feu étaient tombées dans la neige à quelques mètres. Ils s'apprêtaient à s'affronter à main nue. Arlette s'avança, retenant son souffle, et Louis la suivit en regardant la glace sur laquelle ils marchaient. Walter les vit arriver par-dessus l'épaule de son frère, mais un rictus étrange figeait déjà son visage.

Avant d'Arlette ait pu intervenir, Henry se jeta brutalement sur son frère. Walter sortit subitement un couteau de sa ceinture et tenta de frapper Henry d'un coup vertical. Ce dernier le bloqua en lui attrapant le bras de ses deux mains.

L'autre lui donna un coup de pied et le frappa de son autre main en pleine face. Henry ne lâcha pas le couteau. Il reçut tous les coups de Walter dans le visage sans relâcher la pression de sa main.

—Tu frappes toujours comme quand on était gosses, Walter.

Il se releva et d'un geste vif, retourna le couteau pour le plonger dans le bras de son adversaire. Au lieu de crier, Walter se mit à rire. Il renversa son frère et l'attrapa à deux mains pour l'étrangler. Arlette sortit son pistolet et le pointa vers Walter, mais Louis lui saisit au dernier moment.

—Ce n'est pas à toi de faire ça.

Il s'élança rapidement et se jeta sur l'ainé des deux frères alors que d'une main, celui-ci avait ôté le couteau de son bras et s'apprêtait à frapper Henry. Le prédicateur eut le temps de commencer sa phrase : « Au nom du père... ».

Louis le percuta alors qu'il faisait glisser le couteau sur la poitrine de son frère sans avoir le temps de l'enfoncer.

Le nouvel assaillant roula avec Walter et lui asséna un uppercut qui le cloua au sol. La glace se mit à craquer sous l'impact. Arlette accourut auprès d'Henry. L'entaille sur sa poitrine était superficielle. Il se releva péniblement. Il avait le souffle court. Le sang coulait abondamment d'une autre blessure sur son ventre.

Il lança un regard étrange à Arlette. Il semblait dans un état second. Il tituba et récupéra le couteau qui était tombé et se dirigea vers les deux lutteurs.

Walter était en difficulté. Il était totalement stupéfait par la force des coups de Louis. Il ne comprenait pas d'où lui venait une telle technique, un tel maintient. Il ne frappait pas seulement fort, il jouait avec la neige, avec la blessure à la jambe de son adversaire. Il le faisait partir en vrille et le rattrapait avant qu'il ne tombe pour le maintenir debout.

—Écarte-toi, Louis dit Henry en approchant.

Louis lâcha Walter et le laissa retomber au sol. Il sortit soudainement son pistolet et le pointa vers Henry. Mais celui-ci ne s'arrêta pas, fixant l'Anglais avec défi. Louis comprit qu'il ne reculerait pas. Il changea alors de cible. Son arme se braqua plus à droite, sur Arlette et il enleva la sécurité en soutenant le regard du contrebandier. Henry s'immobilisa.

Arlette dévisagea Louis avec colère. Il ne la voyait pas, il ne voyait pas non plus derrière lui Walter qui était en train de se redresser. Il fixait Henry comme si c'était le seul adversaire qu'il ait jamais voulu affronter.

Elle avait envie de crier, de protester. Ce n'était pas lui qu'il fallait arrêter. Pourquoi avait-il dit qu'il venait l'aider si c'était pour tuer Henry ? Louis tourna la tête vers elle. Il ne la menaçait pas réellement, il voulait seulement empêcher Henry d'intervenir.

Les hommes qui l'accompagnaient arrivaient sur la glace. Mettant tous en joue Walter. C'était à ni rien comprendre. Ils venaient donc pour lui ? Louis se tourna vers le gangster et s'approcha.

—Walter Richter, je vous arrête pour homicide, conspiration contre la nation et braquage à main armée.

—Non, je n'irai en prison, cracha-t-il, vous n'avez même pas une corde ou une balle pour moi dans cet Etat !

Il se redressa et fit mine de s'attaquer à Louis en essayant de s'emparer de son arme. Sans chercher à l'esquiver, Louis fit feu. La détonation résonna entre les montagnes, avant de plonger le monde dans le silence.

Il n'y eut que le bruit feutré du corps de Walter qui glissait dans la neige.

Était-ce la fin du cauchemar ? Le monstre était mort. Le fantôme retourné au tombeau, laissant les vivants pour de bon. Les hommes derrière attendaient impassiblement, comme des chiens d'arrêt bien dressés.

Arlette se tourna vers Henry. Il regardait le cadavre, les yeux écarquillés. Louis qui rangea son arme tranquillement avant de se retourner vers les spectateurs.

—De toute façon il n'aurait pas été jugé dans le Maine, déclara-t-il en faisant une moue déçue. Allez porter le corps aux chevaux, messieurs !

Les hommes qui l'avaient suivi s'empressèrent d'obéir. Ils se mirent à trois pour récupérer le cadavre de Walter et le transporter. Louis resta face à Henry, regardant la blessure à son ventre, puis il vérifia l'heure à sa montre en se tournant vers le Mont Curtis au nord-est. Le soleil passa entre les grands nuages gris, réchauffant le dos d'Arlette. Tout semblait soudainement si doux et paisible, comme si tout cela n'avait été qu'un rêve.

—Bon, je crois qu'il est temps de rentrer, déclara Louis. Merci pour votre collaboration, ce sera noté dans le dossier d'enquête.

—De quoi est-ce que tu parles ? demanda brusquement la jeune femme.

A cet instant, un coup de tonnerre retentit dans toute la vallée. Un fracas immense qui sembla ébranler la terre comme le ciel. Était-ce la fin de l'Apocalypse annoncée par la dernière trompette ?

Arlette leva les yeux vers le nord-est et comprit alors. Tout le versant ouest du Mont Curtis venait de s'écrouler dans un nuage de neige et de poussière. Les magnifiques roches érodées avaient roulées sur le champ de pierres qu'elle avait créé quelques mois plus tôt. Louis était donc aussi venu pour la libérer de son héritage ?

—Non pas que le travail ait été mal fait, commenta Louis en fixant les volutes de poussière, mais nous avons préféré nous assurer que l'endroit n'attirerait plus personne. On a dévié la rivière pour inonder la mine.

Arlette voulu comprendre, mais elle sentit soudainement une main se poser sur sa hanche pour la tirer en arrière. Henry. Silencieusement, il s'était approché pour l'écarter de Louis.

Ses hommes avaient disparus et le prétendu garagiste était concentré sur la montagne. Ils avaient une chance de s'échapper. Mais Henry saignait abondamment et peinait à rester debout. La course serait difficile.

—Où est-ce que vous comptez aller, au juste ? demanda Louis d'un ton acerbe, sans se retourner. Mes hommes couvrent toute la forêt. A l'heure qu'il est ils ont déjà libéré votre famille et vos amis. Ils vont s'occuper des blessés que vous avez laissés sur la colline. Vous n'avez pas à fuir.

—Tu les as libérés ? Mais pourquoi ? Tu ne travailles pas pour Fowler ? l'interrogea Arlette.

—Je travaillais pour Fowler pour pouvoir réunir des preuves et l'incriminer. Assassinat, détournement de fonds, association contre l'Etat, antinationalisme, vente d'armes, corruption. Comme je te l'ai dit, Arlette, je représente un bureau d'enquête fédéral, je ne réponds pas de l'autorité d'un Etat mais du gouvernement.

Elle sentit soudainement une pression sur tout son corps. Henry ne tenait plus debout. Il s'était appuyé sur son épaule. Elle le prit dans ses bras. Louis vint l'aider à le porter, à sa plus grande surprise.

—Qu'est-ce que tu fais ?

—Je suis venu pour t'aider, dit-il, Wojtek t'expliquera tout, mais pour l'instant il faut retourner aux chevaux.

Elle le regarda interloquée. Qu'allait-il faire ? Attendre qu'elle ait le dos tourné pour jeter le contrebandier dans la rivière ? 

Elle n'arrivait pas à réaliser qu'il était là, tenant Henry par le bras, prêt à le porter jusqu'aux chevaux, alors que quelques mois auparavant il avait voulu le faire arrêter. 

Comme elle hésitait, il renforça sa prise sur Henry qui n'arrivait plus à protester tellement son visage avait enflé, et partit en avant. Elle le rattrapa et ils retournèrent tous les trois vers la colline. Les hommes qui avaient pris le corps de Walter avaient disparus. Ils étaient probablement déjà en route pour retrouver la civilisation en emportant leur trophée. 

D'autres hommes en costume les avaient remplacés. Ils étaient une dizaine à cheval, portant tous à l'arrière de leurs selles des cadavres et des caisses de munitions qu'avaient laissées les hommes de Walter. Ils allaient nettoyer toute la zone. Arlette chercha parmi les vivants comme les morts, si elle voyait Kenneth ou Devin. Aucun des deux n'était là.

Elle remarqua alors un homme immense et fin qui se tenait assit sur un rondin entre les chevaux. Emballé dans un lourd manteau de fourrure, il fixait Arlette par le verre de ses lunettes épaisses. Ses petits yeux perçants semblaient luire entre les rides de son visage. Il tenait entre ses mains un gros appareil photo. 

Discrètement, il appuya avec ses longs doigts sur un bouton et il y eut un déclic métallique. Henry qui avait relevé la tête pour le regarder se laissa partir en arrière en grognant. Est-ce qu'il venait simplement de prendre une photo ? 

Arlette se détourna de lui pour ouvrir le manteau d'Henry et sa chemise. Il saignait encore beaucoup. Elle regarda Louis d'un air désespéré. Il avait besoin de soins avant de monter sur une selle.

—Vous avez des bandages ? Il faut lui retirer la balle, dit-elle.

Il fit un signe à l'homme aux lunettes et partit discuter avec un autre. L'étranger s'approcha et examina le blessé sans rien dire avant de partir à son cheval chercher une petite mallette de cuir noire. Il revint rapidement et l'ouvrit sous ses yeux. C'était une trousse médicale comme celles que portaient les infirmiers sur le champ de bataille. 

Il commença à sortir des forceps et une seringue. Il posa une couverture au sol pour allonger le blessé dans cet hôpital de fortune.

—Je vais lui retirer la balle d'abord. Vous êtes aussi blessée ?

—Une égratignure, dit-elle en se levant pour regarder autour.

Il nettoya l'extérieur de la plaie et passa sous la flamme de son briquet les pinces avant de les plonger dans la blessure d'Henry. La jeune femme l'aida en s'assurant qu'il ne bougeait pas.

—Qui êtes-vous ? demanda-t-elle en voyant ses gestes assurés.

Il sourit derrière le verre épais de ses lunettes. On devait rarement lui poser la question.

—Je m'appelle Wojtek Wolinski, je suis polonais et je travaille pour le Bureau d'Investigation. J'ai été comptable et huissier de justice, ma spécialité c'est de débusquer les détourneurs de fond. Et sans me vanter, c'est grâce à moi si nous avons pu arrêter l'ancien sénateur Fowler. Mais je pense que vous êtes plus intéressée par des réponses de nature plus directes, étant donné que je suis en train de charcuter votre ami. Je vous dirai donc que j'ai été médecin pendant la guerre, si ça peut vous rassurer.

—Arrêter Fowler ?

—Oui, cela fait des mois que nous y travaillons. Votre aide nous a été très précieuse d'ailleurs. Par contre si vous pouviez empêcher votre ami de me broyer la main...

Elle saisit la main d'Henry qui s'était refermée sur celle de Wojtek. Il ne parlait pas mais il avait les dents serrées et le regard furieux. Son visage était encore trop gonflé par les coups qu'il avait reçu pour qu'il puisse articuler quoi que ce soit. 

La jeune femme lui fit lâcher prise et caressa sa main pour le calmer. Louis était donc un agent de l'Etat en infiltration. Pourquoi n'avait-il pas agi plus tôt ? Il avait vu tellement de choses, il en avait laissé faire tellement d'autres. Jusqu'à quel point s'était-il dissimulé ? N'avait-il pas pris un peu de plaisir à jouer ce rôle, comme la fois où il l'avait agressée dans son garage ? Pourquoi ne lui avait-il rien dit avant qu'elle prenne conscience de la valeur de l'héritage ? 

Elle serra la main d'Henry avec force et il poussa un grognement alors que Wojtek passait un bandage contre sa poitrine. Si Louis n'avait rien dit, c'était parce qu'elle était aussi une suspecte au départ. Il avait attendu qu'elle fasse un faux-pas. Qu'elle décide d'exploiter la mine, de contacter les communistes, de se joindre à Prosper. 

Elle serra la main d'Henry en le regardant dans les yeux. Elle partageait sa haine. Il était en train de penser aux mêmes choses. Louis l'aurait tué avec son frère, il aurait fait arrêter Henry et toute sa famille à Portland, si elle n'avait pas été là pour retourner la situation.

La jeune femme releva la tête pour regarder Louis qui discutait avec un homme. Il revint au bout de quelques instants.

—Il faut qu'on parte immédiatement. L'équipe qui s'est chargée de l'explosion rentrera seule. Vos deux amis ont directement été ramenés à Richmond pour être soignés. Il y a un blessé grave parmi eux.

Le cœur d'Arlette se serra. Kenneth, pensa-t-elle immédiatement. Elle aida Henry à se relever et à monter sur un cheval avant de prendre le sien. Louis lui présenta une jument grise pommelée et lui tint la bride pendant qu'elle montait en selle. Il la regarda s'asseoir sur le cheval et passer ses cheveux en arrière, souriant.

Elle en était certaine à présent, s'il l'avait aiguillé, s'il avait essayé de la prévenir alors qu'il devait la laisser faire ses choix et ses erreurs, ce n'était pas par conscience professionnelle. Il leva les yeux vers elle. Il n'y avait plus de dureté en lui. 

Il semblait fier, satisfait de la tournure qu'avaient pris les événements. Il avait fait ce qu'il avait à faire, elle aussi, et ils s'en étaient tirés tous les deux. Comme deux amis qui se retrouvaient après la guerre, alors qu'ils avaient combattu dans des camps différents. Dès qu'elle fut en selle, il partit en avant pour mener les cavaliers

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