HENRY
Walter courait en boitant, d'un pas saccadé, entrecoupé par des accès de rire dément, comme un damné tout juste sorti de sa tombe. Il fuyait dans la forêt, se retournant sans cesse pour tirer en arrière, sans viser avec précision. Il se savait suivi et il voulait retarder l'arrivée de son frère à tout prix.
Henry glissa derrière un rocher pour éviter un tir. Il eut du mal à se relever sur la glace glissante. Cette foutue glace, et ce satané vent, pensa-t-il. Le blizzard qui se glissait entre les mailles des pulls, dans les trous de ses vêtements rapiécés et qui mordait sa chair comme un affamé.
Il passa une main sur sa barbe pour retirer le givre qui se figeait autour de sa bouche et reprit sa traque, marchant dans les pas de son frère. Il jeta un dernier coup d'œil aux roches de la colline qui disparaissaient progressivement entre les cimes des arbres.
L'Irlandais ne s'en était pas sorti. Il avait vu les obus de mortier tomber deux fois sur lui... Il était mort bravement, protégeant jusqu'au dernier instant le bastion de Pinewood. Henry avala sa salive difficilement. Une sorte d'amertume remontait depuis son estomac. Kenneth avait beau être un homme taciturne, qui n'appréciait pas son autorité, ils s'étaient plusieurs fois sauvé la mise et il avait appris à l'apprécier. Même s'il était le meilleur ami d'Arlette.
Un frisson parcourut son échine. Et si c'était lui, Henry, qui avait failli à sa tâche. Il avait abandonné les autres pour partir à la poursuite de son passé, pour courir dans le piège que lui avait tendu Walter en l'attirant hors de la colline, au lieu de tenir la position avec son frère, au lieu de chercher Arlette. Et s'ils avaient tous les deux péris suite à son départ ?
L'amertume se transforma en véritable peur. Il regarda autour de lui les pics rocheux qui s'élevaient au-delà des arbres. Que faisait-il là ? C'était de toute évidence un traquenard mis au point par Walter. Il avait foncé dedans sans se poser de questions, et maintenant il était aussi pris dans l'étau des doutes. Il ne pouvait pas rester dans cet état pour affronter son frère.
Walter tira à nouveau dans sa direction et il se cacha derrière un sapin pour éviter le coup de feu. La balle se ficha dans l'écorce de l'arbre dans un bruit sec. Il recompta rapidement les munitions de son revolver. Quatre. Il ne lui en fallait qu'une. Une pour la planter dans la tête de Walter.
Le terrain était en pente, ils étaient en train de descendre la colline et de partir vers la rivière. Lorsqu'il sortit de son abri, Walter avait disparu.
Henry regarda ses traces au sol et descendit de quelques mètres, restant attentif au moindre bruit. Le plus inquiétant, c'était qu'il n'entendait plus ni la respiration saccadée de son frère, ni son pas lourd et traînant. Il s'était arrêté quelque part entre les arbres, et il l'attendait. Ce vieux renard n'était pas simplement mauvais, il était aussi vicieux, se dit-il. Il planifiait le mal, il prévoyait les choix de ses adversaires et leurs réactions.
Un bruit soudain venant de la droite le surprit. Il pointa son arme vers un fourré et presque immédiatement, il entendit un déclic venant de sa gauche. Avant qu'il n'ait le temps de se retourner, Walter était sorti de nulle part et avait fait feu. Henry sentit la balle s'enfoncer profondément dans son abdomen.
Il s'écroula contre une roche tranchante dissimulée sous la neige et écouta l'écho du tir se répercuter dans la forêt. De la neige glacée tomba des arbres secoués par le tir. Il tenta de se relever en gémissant. Il avait l'impression que cette balle était moins douloureuse que celle de Jessy. Il ne se sentait pas trahi. Il s'était attendu à la recevoir, celle-là.
Il tenta de reprendre son souffle et regarda autour de lui. Walter avait encore disparu, laissant seulement des traces de pas et un peu de sang sur la neige. Il continuait de le mener vers sa mort.
Il marcha plus lentement, sentant la balle qui s'enfonçait un peu plus entre ses muscles à chaque pas. Elle n'était pas mortelle. Elle n'était que la première des tortures que son frère lui avait préparées.
Les bois s'éclaircissaient peu à peu, ils approchaient de la rivière. Il dû enjamber des troncs et des branches pourris qui bloquaient le passage avant d'atteindre la glace sur le torrent. Elle n'était pas aussi solide que celle du lac. Les eaux bouillonnaient dessous, il pouvait presque les entendre.
Walter était là, faisant face à la forêt noire d'immenses sapins, contemplant les montagnes enneigées. Il était de dos et Henry ne pouvait pas le rater à cette distance. Pourtant il hésitait. Pouvait-il tuer à nouveau son frère de dos ? Ses psalmodies avaient-elles finies par l'influencer ? Il se demandait à présent quelle sorte d'homme il était pour simplement tuer un membre de sa famille. Il serra les dents et garda son arme le long du corps.
—Tu ne tires pas ? demanda soudainement Walter sans se retourner. Chercherais-tu la voix du pardon, mon frère ? Tu t'aperçois que ta résistance est vaine et tu décides de brûler tes idoles pour revenir auprès de ton véritable Seigneur ?
Il se ressaisit.
—Non Walter. Je ne suis pas venu t'abattre. Je suis venu pour le duel que nous aurions dû avoir il y a des années. Tu n'es peut-être qu'un meurtrier, mais les meurtriers meurent au bout d'une corde ou de la main d'autres meurtriers.
—Alors tu es tout désigné, petit frère...
Walter se retourna et lui lança un sourire carnassier, les yeux brillants de fureur. Comment avait-il appris pour l'Alaska ? Qui avait parlé ? Il s'approcha doucement et observa la posture de son frère. Il avait posé ses mains contre sa ceinture et attendait paisiblement. Tout pouvait changer d'un moment à l'autre. D'ici quelques minutes ou quelques secondes, il allait brusquement bander ses muscles et faire feu.
Il cherchait à faire augmenter la tension avant d'attaquer. C'était là l'autre différence entre eux. Son frère avait été marqué par le bruit et les flammes en France. Son silence et sa décontraction apparente n'étaient en réalité que des leurres. Il devait y avoir dans son esprit un bourdonnement perpétuel, un tumulte incessant qui l'avait pourri de l'intérieur.
A présent Henry comprenait. Il voyait en lui cette bête maudite qui écorchait le cœur de ceux qui avaient vécu la guerre. C'était elle qui animait aussi Kenneth, qui donnait sa rage à Arlette, dont Devin avait peur. C'était elle qu'il fallait abattre, cette fureur trop grande pour être supportée par des humains.
Walter jeta alors son arme au sol. Le pistolet glissa sur la glace en crissant.
— Ramasse-ça qu'on en finisse, lui ordonna Henry.
—Non, il n'y a pas de beau duel pour les traitres. Il est temps que Judas paye son crime par le châtiment de Dieu.
Henry lança à son tour son arme dans la neige et s'approcha. S'il voulait goûter à ses poings, il risquait d'être surpris, pensa-t-il. Il fallait juste qu'il arrive à prendre l'avantage dès le début.
—Je vais te donner toi aussi une leçon de catéchisme, Walter. Parce que les mots saints sont des balles en argent dans la bouche de tous les meurtriers. Te souviens-tu d'Esaü et de Jacob ? « Tu vivras de ton épée, Et tu seras asservi à ton frère. Mais en errant librement çà et là, Tu briseras son joug de dessus ton cou. »
Walter écarquilla les yeux. Il semblait réellement surpris. Henry entendit des bruits dans son dos. Quelqu'un arrivait sur la rivière. Ce n'était plus le moment de se retourner pour regarder. Il fallait qu'il profite de l'effet qu'il avait fait. Il se jeta sur son frère.
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