Chapitre 26 | Partie 4 : Les Ménétriers
ARLETTE
Près d'une heure passa sans qu'ils n'entendent rien d'autre que le vent qui sifflait entre les rochers. Henry cracha et regarda les bois qui lui faisaient face. Il était là, quelque part...
Il jouait avec la tension, il profitait du fait qu'ils l'attendaient pour prendre son temps, pour les laisser s'énerver, paniquer, prendre conscience du mal qu'il allait leur faire. Sa meilleure arme avait toujours été l'esprit de ses adversaires.
Mais cela ne prenait pas sur Henry. Il savait s'armer de patience et attendre, il ne craignait ni le vide ni le silence dans lequel les autres prenaient peur et se laissaient aller aux doutes.
Soudain quelque chose sortit des fourrés. C'était un cheval noir, sans selle, sans mors et sans étrier. Il galopait dans la neige en hennissant, chargeant droit vers la colline. On lui avait lacéré la croupe pour le faire partir.
—Henry ! s'écria Devin en voyant la bête le charger. Ils lui ont mis des grenades !
—Je l'ai ! répondit Kenneth sur la droite.
Henry se retourna pour lui dire de ne pas tirer mais c'était déjà trop tard. Il fit feu et la bête s'écroula dans sa course, à une dizaine de mètres de Devin. Elle tomba lourdement sur le flanc et les grenades accrochées à son poitrail explosèrent. Un nuage de neige et de fumée s'éleva. A présent Walter savait où étaient Henry et Kenneth. Il allait pouvoir passer à l'offensive véritable.
Alors que le nuage était balayé par le vent, les cavaliers montèrent à l'assaut. Il y avait six hommes, dont l'aîné Richter. Il avait probablement gardé certains d'entre eux à l'écart. Devin commença immédiatement à mitrailler le bas de la colline avec la puissante Maxim.
Des volées de terre et de neige sautaient en face de lui, alors que les cavaliers étaient lancés à toute allure. Il en faucha trois à la première salve. Leurs chevaux se pétrifièrent les uns après les autres, mortellement touchés.
Kenneth essayait de viser ceux qui utilisaient les armes les plus lourdes pour les empêcher d'atteindre Devin à mi-distance. Brusquement, il sentit une balle passer à quelques centimètres de son épaule. Il se retourna. Deux cavaliers venus du nord arrivaient dans sa direction. Mais combien étaient-ils au final ?
Il se retourna et dû se cacher derrière la roche pour éviter leurs rafales. Il tira et atteignit l'un des cavaliers en pleine tête. Il rechargea, s'apprêtant à se replacer en position de tir, à l'angle de la roche, lorsqu'un bruit puissant le paralysa. Un sifflement qui approchait, de quelques secondes.
Automatiquement, il se mit à couvert et sentit l'explosion briser la roche au-dessus de lui. Un lourd caillou lui tomba sur la jambe et il poussa un cri. Les morceaux de pierre qui volèrent lui lacéraient le visage en s'enfonçant profondément.
—Mortier ! Ils ont des putains de mortiers ! cria-t-il de toutes ses forces, avant que le sang dans sa gorge ne l'empêche de parler.
Il se releva sur un coude et posa sa main sur sa jambe. Il n'arrivait pas à reprendre son souffle. Son cœur était en train de s'emballer. Du sang ruisselait en flot continu. Il sentit les tremblements bloquer ses bras et ses lèvres se mettre à remuer toutes seules. Il poussa un cri et récupéra son fusil.
Des putains d'armes de guerre, ces enfoirés utilisaient les armes qu'avait vendues Armand Mangel pendant la guerre. Ils avaient repéré sa position pour le pilonner au mortier. Il n'arrivait plus à se calmer. Il entendait les obus, les balles, les hurlements des hommes, il voyait leurs visages couverts de terre et de poudre, leurs yeux sombres.
Arlette venait de voir le projectile passer par-dessus sa tête pour tomber là où se trouvait Kenneth. Elle prit peur et s'enfonça entre les roches en respirant bruyamment. Si elle tirait, si elle révélait sa position, ce serait elle la prochaine qui serait prise pour cible.
Elle sentit la peur enrayer sa volonté et bloquer ses gestes. Kenneth était seul, Henry et Devin étaient surpassés en nombre, il fallait qu'elle agisse. Il n'y en a plus que quelques-uns, quatre tout au plus, tenta-t-elle de se rassurer.
Elle mit son fusil à l'épaule et se redressa pour faire face au flanc sud-est de la colline. Deux cavaliers arrivaient dans sa direction. Elle poussa un juron. Si elle n'avait pas pris peur en entendant le mortier, elle les aurait vus venir. Ils étaient maintenant tout proches. Elle tenta de tirer mais rata son coup. Elle était trop nerveuse.
Rapidement, elle réarma et tira un deuxième coup, plus juste, et atteint l'un d'eux dans la poitrine. Ses mains se crispèrent. Elle venait de tuer un homme... Il tomba de son cheval et elle changea immédiatement de place, sautant d'un bond sur une autre pierre. Elle sentit son souffle se faire plus court et sa gorge se contracter. Le mortier. C'était à son tour, elle allait se faire tirer dessus.
Elle s'enfonça entre les rochers, dans une crevasse qui faisait à peine cinquante centimètres de large et attendit. Elle vit le projectile passer au-dessus d'elle et entendit le bruit de l'explosion qui faisait trembler la terre. Il était tombé plus loin. Des graviers tombèrent sur sa tête et elle poussa un cri.
Mais qu'est-ce qu'elle était en train de faire ? Elle se laissait aller à la panique, elle venait seulement de comprendre que c'était la guerre, qu'elle pouvait mourir. Mais les autres aussi. Là quelque part, quelqu'un avait reçu un nouveau pilonnage au mortier, alors qu'elle avait laissé un cavalier s'approcher de la colline qu'elle était censée garder.
Elle repensa au serment que Kenneth lui avait fait jurer à Portland. Etre prêt à défendre la vie de ses camarades à n'importe quel prix, au prix d'autres vies. Elle avala sa salive et se retourna. Peut-être que Kenneth était mort, peut-être que c'était Devin qui avait été touché, ou Henry. Comment pouvaient-ils rester en vie si elle quittait son poste pour aller se cacher ? Elle sentit son ventre se nouer. De toute façon si quelque chose tombait sur elle, elle ne pourrait pas l'éviter.
Avec résignation, elle poussa sur ses deux jambes pour se hisser sur les rocher et vit un homme au long cache-poussière noir qui montait à l'endroit où elle s'était tenue quelques secondes auparavant. Il visait la position d'Henry.
La jeune femme tira sans avoir le temps de viser. La balle transperça le bas du dos de l'homme et il s'écroula en hurlant. Elle vida la cartouche et fit à nouveau feu. La balle traversa la tête de l'homme. Arlette sentit les larmes monter au coin de ses yeux. C'était le deuxième homme qu'elle tuait, réalisa-t-elle.
Elle sentit l'adrénaline irriguer ses veines et elle se releva sur le rocher pour regarder les assaillants des autres côtés. Un nuage de poussière était en train de se dissiper sur la position la plus au nord. Kenneth avait été frappé deux fois... Mais elle apercevait les deux cavaliers qui avaient pris d'assaut son flanc. Ils étaient allongés dans la neige, morts. Peut-être s'était-il retranché plus loin.
Les trois assaillants restants du côté des Richter étaient entrés dans le labyrinthe de roches. Henry et Devin avaient disparu, ils devaient s'être repliés. La jeune femme entendit alors des cris venant des bois au sud. Des hommes et des chiens. La police. Les renforts. Et plus proche, elle vit de nouveaux cavaliers arriver.
Mais combien étaient-ils encore cachés dans la forêt ? Il y en avait quatre, qui montaient de front, là où la mitrailleuse avait été abandonnée. Il fallait les stopper avant que la colline ne soit prise. Arlette se glissa à nouveau entre les pierres pour se cacher et sortit seulement le canon de son fusil pour tirer.
Le tireur au mortier avait dû la voir. Elle serait la prochaine à entendre le sifflement aiguë s'approcher avant de voler dans la terre et la neige. Cela n'avait plus d'importance. Il fallait qu'elle abatte ces quatre assaillants.
Elle tira un premier coup et atteignit le cheval de l'un d'eux qui roula dans la pente, écrasant son cavalier dans sa chute. Il y avait peu de chances pour que celui-là se réveille, pensa-t-elle. Elle dû se remettre derrière le rocher alors que les balles volaient autour d'elle. Il fallait qu'elle change de position, le mortier allait tirer.
Elle balaya du regard les pierres aux alentours. La roche était trop haute, si elle l'escaladait elle se mettrait à découvert. La fissure par-laquelle elle était passée était maintenant exposée elle aussi. Et elle n'entendait plus Kenneth tirer. Il n'y avait plus personne pour la couvrir, pour la sortir de là.
Elle prit son courage à deux mains et pencha son fusil dans l'angle pour tirer à l'aveugle. Elle passa sa tête par-delà la pierre, au dernier moment. Elle tira dans la jambe de l'un des hommes et fut brutalement projetée en arrière.
L'un des cavaliers lui avait touché le bras. Elle roula au sol pour se mettre à couvert et sentit la douleur irradier tout son corps.
L'acier avait traversé le muscle, près de l'aisselle. Elle lâcha son fusil et mit sa main sous son bras. Le saignement n'était pas trop fort, l'artère n'était pas touchée, comprit-elle avec soulagement. Elle écouta les cavaliers. Ils avaient mis pied à terre. Ils allaient venir la chercher... Pourvu que le mortier passe avant.
Elle attendit le sifflement et la détonation, mais n'entendit qu'un coup de feu retentir au loin, dans la colline. Qu'est-ce qui se passait ? Elle leva sa tête et regarda par l'ouverture entre les rochers.
Il y avait des hommes à pied qui étaient en train de tirer depuis le bas de la colline. Ils ne portaient pas des uniformes de policiers, ils ne ressemblaient pas aux gangsters de Fitzgerald ou aux hommes des Richter. Ils étaient tous étonnement bien habillés. Et ils visaient les cavaliers. Qui étaient ces gens ? Elle n'y comprenait plus rien.
Elle décida de profiter de l'attaque des nouveaux arrivants qui occupait les trois assaillants pour se réfugier plus loin dans les rochers. Henry et Devin étaient encore seuls contre Walter et deux de ses hommes Elle fit sortir la balle de son bras en l'aspirant avec le sang. Elle la cracha par terre et se fit une atèle d'épaule avec l'écharpe d'Henry. Sans aucun remord, elle abandonna le fusil qui était trop long pour les étroites fissures et sortit le pistolet de Prosper.
Une pensée cynique lui traversa alors l'esprit. Un sourire plein de folie naquit sur ses lèvres encore pleines de sang. Comme elle était loin de Paris et du protocole des grands salons que Paula lui avait appris pendant deux années. Tout ces codes et ces manières lui paraissaient soudainement futiles et sans intérêt.
Elle passa entre les pierres couvertes de neige, dans des endroits où il n'y avait que les traces des loups. Les tirs en contrebas étaient de plus en plus distants. Leur écho disparaissait peu à peu entre les rocs. Elle cherchait des bruits pouvait la guider vers Henry et Devin, mais elle n'entendait rien venant de l'intérieur du labyrinthe.
Elle se baissa entre deux roches plus rondes au milieu desquelles s'était formée une petite mare glacée et se retourna. Si elle ne les trouvait pas, au moins eux la trouveraient aisément. Elle avait laissé une trainée de sang sur son passage. Elle tendit l'oreille et essaya de se concentrer sur autre chose que sur la douleur. Les oiseaux s'étaient tus dans le vacarme du feu et de l'acier. Elle n'entendait plus le mortier non plus.
Soudainement elle se tourna vers le nord. Des bruits de pas dans la neige. Elle serra son arme contre sa poitrine et se releva. Brusquement, quelqu'un tira à quelques mètres devant elle et le bruit de la détonation fit écho dans un claquement entre les roches.
C'était là, juste à côté. Doucement, elle s'avança dans l'étroit passage pour aller voir. Elle reconnut le souffle rauque et entrecoupé de l'homme qui venait de tirer.
—Devin ?
—Arlette, reste à couvert !
Un deuxième tir retentit. Elle courut dans sa direction et tomba nez-à-nez avec un homme vêtu d'un manteau noir, son arme encore fumante. Elle ne vit que ses yeux bleus qui se détachaient de la forme sombre de son corps.
Elle leva son pistolet et appuya sur la détente sans réfléchir. Le recul n'était pas aussi puissant qu'avec un revolver, réalisa-t-elle en tirant. Elle eut l'impression qu'il se volatilisait, qu'il se dissipait dans l'air plus qu'il ne tombait. Elle venait de tuer pour la troisième fois depuis le début de son existence, et cela lui devenait de plus en plus facile, découvrit-elle avec horreur. Elle n'avait même pas réalisé qu'elle tuait...
Elle se tourna vers Devin. Le géant était assis entre les pierres, sous des stalactites. Une tache rouge commençait à s'élargir sur son épaule. Des tirs retentirent plus bas, près de l'endroit où ils avaient laissé les chevaux. Devin regarda la chevelure flamboyante d'Arlette en affichant sa grimace étrange. Il souriait, une main tendue vers la jeune femme. Elle l'attrapa et s'accroupit en face de lui.
—Que tu es belle Arlette, murmura-t-il.
—Devin... Où est Kenneth ?
—On ne peut plus rien faire. Vas sauver Henry, empêche cet abruti de se faire descendre...
Sa voix se perdit dans le silence. Il ferma les yeux. Elle sentit sa gorge se serrer et posa sa main sur le visage défait de Devin. Il respirait toujours. Les hommes arrivaient, ces hommes qui avaient attaqués les cavaliers de Walter. Ils allaient le trouver et prendre soin de lui. S'ils combattaient Walter, ils étaient forcément pour les Richter tenta-t-elle de se rassurer.
En réalité elle n'arrivait pas à se poser de questions, à chercher à comprendre qui ils étaient. Elle ne le pouvait pas. Il fallait qu'elle retrouve Henry, c'était la seule pensée qu'elle pouvait contrôler à cet instant.
Elle prit l'arme de ses mains et mit trois balles supplémentaires dans son barillet. Il fallait qu'il se défende encore. Parce que Kenneth ne pourrait pas lui venir en aide. Elle refoula ses larmes et se leva. Oui, je vais sauver Henry. Elle se tourna vers l'ouest, là où les forêts s'étendaient jusqu'au pied des montagnes.
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