Chapitre 26 | Partie 2: Les Ménétriers


ARLETTE

—Y'a quelqu'un ? Rendez-vous sinon on vous en remet une ! cria une voix familière.

—Il n'y a plus que moi ! répondit-elle aussi fort qu'elle le pouvait.

Elle entendit des pas dans la neige et quelqu'un monta sur les planches de bois. Henry apparut dans l'encadrement. Il avait l'air immense dans la petite cabane. Il soupira, rassuré. Il posa son fusil contre la porte et entra pour serrer Arlette dans ses bras.

Elle sentit toute la tension de son corps l'abandonner. Il était là, contre elle, comme elle l'avait tant espéré. Elle passa ses mains menottées par-dessus son cou et l'embrassa. Il vit sa robe déboutonnée et défit son écharpe pour lui passer autour du cou. Puis il releva les yeux pour se plonger dans les siens.

—Walter, il t'a fait du mal ?

— Non... Prosper l'en a empêché.

Il se tourna vers le corps inerte du jeune homme à ses pieds et regarda les autres morts. Devin entra en portant la lourde mitrailleuse, suivit de Kenneth qui tenait un fusil à verrou.

—Elle va bien, c'est bon ? demanda son frère, il faut qu'on décampe rapidement avant que les flics ne viennent.

—C'est Walter qui va venir, corrigea la jeune femme en s'écartant d'Henry. Ils étaient censés l'attendre pour orchestrer ma mort. Ils voulaient que je tombe dans le lac et faire passer ça pour un accident.

—Il reste deux cavaliers en fuite, ils vont prévenir Walter et ils viendront avec du renfort, dit Kenneth en donnant un coup de pied rapide dans une caisse. Au son sourd qui en échappa, il en déduisit qu'elle était pleine.

Henry s'éloigna pour prendre une hache et revint couper les menottes qui liaient toujours Arlette. Sans rien dire, il prit le pistolet Mangel-Fournier qui était resté dans la main de Prosper et le tendit à la jeune femme.

Elle le prit délicatement et l'examina. Il ressemblait aux pistolets allemands qu'elle avait vus en France. De vieilles armes de la Grande Guerre et du minerai noir au fond de la montagne. Voilà pourquoi ils allaient tous mourir pensa-t-elle cyniquement.

Henry la regarda étudier l'arme. Ses cheveux roux tombaient sur son visage alors que ses doigts fins testaient la résistance de la détente, la tête penchée comme un renard devant un terrier de rongeur. Elle calculait intérieurement ses actes, comme un chasseur qui évaluait la situation. Perspicace, froide et efficace. 

Il avait à nouveau envie de la serrer dans ses bras. Combien de fois avait-il cru qu'il ne la reverrait plus jamais dans la même journée ? Devin aurait très bien pu la tuer sur le coup quand il avait utilisé la mitrailleuse, pensa-t-il soudainement, et il aurait retrouvé son corps sans vie parmi les autres. 

Mais elle était là, sous ses yeux, vivante et prête à se battre pour le rester. Il fallait qu'ils se sortent de là. Il se tourna vers les deux hommes.

—On ne peut plus retourner à Pinewood. On ne peut plus faire confiance à la police. La seule personne qui nous reste pour essayer de nous en sortir, c'est Fitzgerald.

— Tu as raison, commenta Kenneth, Walter veut te renverser pour prendre ta place, comme Prosper le voulait avec Arlette, comme Fowler le veut avec Fitzgerald. Il faut qu'on se débarrasse de Walter avant tout. S'il ne nous attrape pas, il s'en prendra aux autres. Une fois que ce sera fait, on pourra contacter les Irlandais de New York pour qu'ils règlent le problème.

—Si Walter revient avec la police, on n'a aucune chance de l'avoir, répondit Devin.

—Il faut miser sur son acharnement à vouloir se venger, qu'est-ce que tu en penses ? demanda Kenneth en se tournant vers Henry.

—Il voudra m'affronter seul. De toute façon il leur sera plus facile de monter jusqu'ici avec les chevaux plutôt que d'attendre la police qui n'est pas équipée. Ils auraient mieux fait de corrompre des gardes-chasse, eux ils ont le matériel pour monter dans la forêt.

—Comme si on pouvait corrompre les gardes-chasse des Northwood du Maine, fit Devin pour défendre ses anciens amis de la Garde Nationale.

—Peu importe qui suit Walter, lui et ses hommes devanceront les renforts, et ils voudront arriver le plus vite possible pour nous empêcher de partir dans les montagnes, expliqua Henry. Donc ce seront des cavaliers et non des flics qui viendront là-haut. Mais ils risquent d'être lourdement armés comme celui qui avait la mitrailleuse... Si on les prend à revers trop au sud dans la forêt, on sera en danger et les renforts auront le temps de nous rattraper.

Il se tourna vers la jeune femme qui caressait pensivement le manche de son pistolet, là où était inscrit le nom de sa famille. Le cadavre du cousin était encore fumant à ses pieds et il fallait déjà repartir...

Elle releva la tête vers lui comme si elle avait entendu ses pensées et le scruta de ses grands yeux noisette teintés de vert et de jaune. Elle lui prit la main doucement et serra ses doigts contre les siens, ils étaient brûlants.

—Je sais où aller.

Kenneth étouffa son rire en baissant la tête et remit une cartouche dans son fusil. Il aimait les tournures que prenaient les idées de la Française en général.

—La patronne a un plan ?

—Les collines rocheuses près du Mont Curtis. A cheval on y sera avant l'aube. La position est avantageuse, on pourra y tenir plusieurs jours sans problème, la rivière n'est pas loin et j'ai laissé du matériel de ma première expédition par là-bas. On pourra s'abriter dans les rochers et tenir la position.

—Le bastion de Pinewood, murmura l'Irlandais en jubilant. Un repli sur des hauteurs fortifiées, c'est l'opération Alberich ça, Arlette.

—Avec la neige ça risque d'être impraticable, déclara Henry sans comprendre leur référence.

—C'est justement ce qui nous arrange. L'ennemi aura un handicap en arrivant et nous on sera déjà en position. C'est pour ça qu'il faut qu'on y aille maintenant.

—Ce ne sera pas un siège, il faut qu'on puisse s'échapper rapidement avant l'arrivée de la police une fois qu'on en aura terminé avec les cavaliers, continua Kenneth au fur-et-à-mesure qu'il comprenait son plan.

—On continuera au nord jusqu'à la rivière qui doit être gelée et on descendra au Canada par-là, expliqua Arlette.

—On aura qu'à faire sauter la glace à la mitrailleuse pour s'assurer qu'ils ne nous suivent pas... souffla Devin en saisissant lui aussi.

Henry se tourna vers lui. Son frère était en train de fixer Kenneth d'un air entendu. Ils savaient ce qu'ils s'apprêtaient à faire, ils étaient prêts à en assumer les conséquences. Il regarda Arlette. Elle était déjà en train d'ouvrir une des caisses de munitions pour en vérifier son contenu.

Elle était furieuse, emplie de colère au point que ses mains en tremblaient. Pourquoi fallait-il que tout s'arrête, après tout ce qu'elle avait parcouru, après tout ce qu'elle avait enduré et tout ce qu'elle avait dû faire pour s'en sortir. 

Des hommes, des inconnus, étaient arrivés et avaient décidé que son destin serait d'être leur esclave ou de mourir. Ils l'avaient préparé, comme son oncle plus naïvement, ils avaient fait d'elle leur bête de concours, leur petite Française bien éduquée. Paula et tout ce qu'elle avait cru généreux et doux durant ces années n'avait été qu'une mise en scène supposée l'amener au rôle qu'on lui avait attribuée... 

Mais ils avaient fait l'erreur de la laisser seule avec la Nature. La petite fille sage et terrifiée avait retroussé ses manches, elle avait bâti son sanctuaire au milieu des bois et elle avait recraché tout le poison qu'on lui avait fait avaler. Les montagnes lui avaient rendu son souffle pur et la forêt avait redonné à son sang sa couleur rouge vif. 

Et à présent qu'ils avaient renoncé à faire d'elle une Paula, une pauvre femme droguée et vaincue, ils allaient l'abattre comme un cheval malade, incapable de faire d'autres courses. 

Ils n'étaient pas au bout de leurs surprises, se dit-elle en sortant une grenade de la caisse. Ils pourraient en parler dans les journaux, ou bien le taire à tout jamais, mais elle ne quitterait pas Pinewood sans se défendre. Elle se retourna vers le contrebandier et vit la même détermination dans son regard.

—On va l'avoir, Henry, dit-elle en se redressant.

Ils allaient l'avoir, ou bien tout s'arrêterait. Ils se regardèrent un instant sans rien dire. Puis il prit la caisse qu'elle avait ouverte et la referma pour la sortir de la cabane.

—Très bien, allons charger les chevaux alors.

Kenneth et Devin acquiescèrent et ils se préparèrent à partir.

La tempête sembla se calmer dans l'après-midi. C'était comme si en approchant des montagnes, ils avaient atteint les hauteurs au-dessus des nuages, le seuil du monde supérieur, où ne pouvait demeurer aucune brume, aucun brouillard et où les astres apparaissaient clairement. 

Ils avaient atteint les limites de la zone où Kenneth et les autres avaient taillé des sentiers. Ils avançaient à présent dans la neige profonde, sans savoir s'ils foulaient des branches, des lits de fougères ou des trous entre les racines. 

Arlette chevauchait en avant. Elle se souvenait de ce monde végétal vert et ombragé, peuplé d'oiseaux et de rongeurs qu'elle avait découvert à la fin de l'été. Il était à présent silencieux et obscur. Les pins et les épicéas s'étaient assombris, le blanc manteau de la neige avait éteint les sons comme des flammes de bougies. 

La jeune femme s'orientait en regardant sur quel côté des arbres poussait la mousse, fixant toujours le soleil pour garder le cap. L'hiver n'était plus une difficulté pour elle. Elle l'avait apprivoisé. Elle s'était habituée avec Kenneth à se déplacer silencieusement, à profiter de la neige pour pister ses proies. La forêt primitive et sauvage était devenue son territoire. 

Elle leva la tête en sentant son visage se réchauffer sous un rayon de soleil qui perçait à travers les branches nues et fit arrêter sa monture. Le vent s'était calmé, le ciel bleu parsemé de long fils nuageux en altitude leur offrait assez de lumière pour qu'ils évitent les pièges naturels du sol. Le bruit d'un torrent lui parvenait depuis le nord. Elle arrivait à la rivière. Les trois autres cavaliers la rejoignirent.

—Il y a un gué un peu plus bas. On va y passer et à partir de là on partira en amont.

—J'ai l'impression d'être un hussard qui arrive après la bataille, souffla Kenneth en approchant, tout est si calme et on est trop bien armés...

Devin hocha la tête et regarda un grand corbeau qui prenait son envol au-dessus de lui. Il semblait apprécier le silence de la nature plus facilement que l'Irlandais. Henry qui fermait la marche arriva à leur hauteur et jeta sa cigarette dans la neige. Il parsemait leur chemin d'indices visibles. Il voulait que son frère comprenne qu'il s'agissait d'une invitation. Il voulait le rencontrer. 

Arlette le regarda faire sans rien dire. Alors qu'ils parcouraient la forêt, une nouvelle idée avait germée dans son esprit. Elle n'allait pas le laisser affronter son frère seul. Pas de duel. Peu importe si elle n'avait rien à voir dans leur histoire fraternelle, elle ne le laisserait pas se faire tuer dans un règlement de compte. 

Elle pointa du doigt la direction qu'ils allaient prendre et talonna sa monture. Henry pourrait lui en vouloir pour lui avoir retiré sa vengeance, son moment de gloire, mais elle ne le laisserait pas rejoindre les rangs des martyrs de Pinewood. Au diable tous ses élans de virilité et son amour-propre. La vie était là, en cet instant au milieu des bois parmi les arbres et le monde des vivants, pas dans la rancœur et ce besoin ridicule de destin shakespearien.

Les chevaux passèrent la rivière à un endroit où l'eau était peu profonde et ils virent au loin les flancs des montagnes qui se dessinaient entre les épicéas. Arlette se leva sur son cheval pour tenter d'apercevoir le Mont Curtis mais il était encore dissimulé par les branches. 

Elle avait hâte de retrouver le vieux géant de pierre et de glace. Cela faisait longtemps qu'elle n'était pas allée lui rendre visite. Depuis qu'elle lui avait arraché l'épine du pied, la mine de pechblende, il s'était relevé comme un marcheur se libérant de ses scrupules. Il avait certainement pris une allure plus fière, et sa vénérable tête avait dû se couvrir de la chevelure blanche des sages enneigés.

Le soleil disparaissait rapidement à l'horizon, derrière les collines de l'ouest. Leur destination. Les chevaux avancèrent plus péniblement après la rivière. Les pentes se faisaient de plus en plus raides et rocailleuses. Les arrêtes tranchantes des roches dissimulées sous la neige piégèrent plusieurs fois les chevaux et les cavaliers durent mettre pied à terre pour passer avant eux. La lumière du ciel s'était teinté de jaune et de rose. Il ne leur restait plus que quelques dizaines de minutes avant d'être plongés dans le noir total.

La jeune femme arrêta sa monture et désigna un endroit plus plat entre les arbres.

—On n'y sera pas avant la nuit. Il vaut mieux qu'on s'arrête pour faire un camp dans les bois, à l'abri du vent, proposa-t-elle.

—Walter peut chevaucher dans la nuit, répondit Henry, il faut qu'on continue.

Elle se tourna vers Kenneth et Devin qui suivaient sans rien dire. Leurs visages osseux et couverts de poudre de fusils étaient pleins d'ombres. Ils éperonnaient faiblement leurs montures fourbues. Elles faisaient pitié à voir, avec leurs membres trop fins qui s'enfonçaient profondément dans la neige et se soulevaient difficilement.

—Les chevaux sont épuisés et nous aussi, protesta-t-elle. Si on ne se repose pas on ne sera jamais d'attaque demain et on va se blesser en montant dans les collines de nuit.

Il se tourna vers elle et son œil noir la fixa froidement.

—C'est vrai, les chevaux sont épuisés. C'est pour ça qu'on doit continuer. Si on s'arrête, avec le froid qu'il va faire cette nuit, on a des chances pour qu'ils ne puissent tout simplement plus marcher. On sera coincés dans les bois avec toutes les armes qu'on devra abandonner pour continuer et ça fera du matériel en plus pour Walter et ses hommes.

« On se reposera quand on sera morts, comme les chevaux », eut-il soudainement envie d'ajouter. Les pensées morbides envahissaient son esprit, elles bruissaient comme les ailes des mouches autour d'une charogne. 

Il resta silencieux en regardant la jeune femme caresser l'encolure de son cheval haletant. Lui aussi, il était fatigué, las de tous ces combats. Il avait envie de se coucher, de s'allonger dans le silence de la mort, avec Arlette dans ses bras. Mais Walter viendrait le chercher, même dans le sommeil éternel, il lui ferait descendre la montagne et le trainerait dans l'abîme avec lui. Il ne rejoindrait pas les spectres du lac, il n'errait pas dans les bois, il irait directement en Enfer. 

Cette pensée lui retournait l'estomac et lui serrait la gorge. Comme pour s'excuser d'avoir parlé aussi durement, il s'approcha de la jeune femme et releva une mèche de ses cheveux qui lui tombait sur le visage. Elle leva les yeux vers lui et lui montra son cheval qui toussait bruyamment.

—Il n'est plus en état...

Il examina l'animal. Il était en bout de course. Il sortit sa lampe torche, l'alluma, puis attrapa les rênes de son cheval et de celui d'Arlette. Elle essaya de protester mais il partit en avant, tirant les deux animaux. Ils étaient trop épuisés pour tracer le premier sillon dans la neige, il marcherait donc devant eux. Le convoi reprit sa route silencieusement.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top