Chapitre 25 | Partie 5: Gallows Pole
BETTY
Betty s'était assise à table, juste en face de Walter. Il la regardait en souriant. Ce sourire lui était étrange, inconnu, désagréable. Il y avait dans son rictus quelque chose de sombre et de morbide, dissimulé derrière la fausseté de son sourire figé.
Elle avait le sentiment qu'il pouvait lui sauter dessus à tout moment, comme si la corde serrée et l'espace qui les séparaient n'existaient pas réellement. Ils n'étaient déterminés que par la volonté de cet homme. Il pouvait les dissiper en un instant.
Depuis que Danny était sorti, elle était restée immobile, frémissante à chacun de ses mouvements. Elle avait l'impression que l'équilibre fébrile qui lui donnait le sentiment d'être en position de force menaçait de s'écrouler à tout moment.
—Dis-moi Betty, tu veux pas m'apporter une cigarette ?
—On m'a dit de ne pas t'approcher.
—C'est bien Betty, t'es une gentille fille. Obéissante... De toute la famille c'est toi qui ressemble le plus à grand-mère Lily, dit-il soudainement. Tu ne l'as pas connue n'est-ce pas ?
—Non.
—Elle avait ton visage, et les mêmes cheveux noirs et épais. C'était une sauvage de demi-sang, Algonquin. On n'a jamais su grand-chose de sa famille, mais qui pouvait bien en avoir quelque chose à faire ? Ces animaux ont la même vie depuis la nuit des temps, sans Histoire, sans loi-
—Maman disait que c'était une femme généreuse et attentionnée, le coupa-t-elle.
—Une descendante d'Algonquin qui travaille pour une immigrée française. Tu ne trouves pas ça cynique ? Ça l'est presque autant qu'une famille au sang mêlé de trappeurs et d'Amérindiens qui s'entretue pour des histoires de territoire. On dirait qu'on réécrit l'Histoire...
—Je ne comprends pas ce que tu veux dire, et je ne suis pas certaine d'en avoir envie.
—Ton frère Henry, est-ce que tu sais comment il a pris ma place ? Est-ce que Jessy te l'a dit ?
—Elle m'a dit qu'il t'avait dénoncé à la police alors que tu voulais franchir la frontière et attaquer un petit village.
—Alors elle ne t'a pas dit que c'était lui qui avait planifié l'attaque du village ?
Il vit l'expression de surprise naître sur le visage de sa sœur et il se pencha sur la table comme s'il s'apprêtait à lui faire une confidence.
« Mais je pari qu'elle ne t'a pas parlé de ce qu'il a fait en Alaska. Ça même Jessy ne le savait pas... Pauvre Jessy... »
—Qu'est-ce qui lui est arrivé ?
Il ne répondit pas et se contenta de lancer un sourire carnassier à sa sœur.
—Qu'est-ce que tu lui as fait ? siffla Betty en frémissant.
—J'avais des comptes à régler avec elle aussi. Elle ne m'a pas été fidèle quand elle aurait dû... « Il a jugé la grande prostituée qui corrompait la terre par son impudicité, et il a vengé le sang de ses serviteurs en le redemandant de sa main », se mit-il à psalmodier en se penchant sur la table.
Elle recula sur sa chaise et déglutit. Elle revit le visage vieillissant de sa sœur et les hommes qui l'accompagnaient. Elle revit leurs mains se poser sur elle et Jessy les regarder faire sans réagir.
Elle sentit une larme se former au coin de son œil mais elle la retint. Pas devant Walter. Il ne fallait pas qu'il voit cela. Il leva la tête et sourit plus doucement en voyant ses yeux rouges.
—Ne t'inquiètes pas petite sœur, j'ai trouvé l'époux qu'il fallait à notre sœur pour calmer sa frénésie lubrique et ses ambitions. Une longue corde terminée par un nœud coulant, accrochée à un grand saule. Si tu avais vu le beau couple qu'ils formaient. Ils dansaient tous les deux parmi les étoiles sous le ciel infini. Je crois que j'aurais pu les regarder... Jusqu'à l'aube. Ils doivent encore être en train de danser à l'heure qu'il est...
Betty serra les dents. Ses doigts s'enfoncèrent dans le bois de la table. Elle sentit les cheveux au bas de sa nuque se dresser.
Elle revit le visage froid de Walter fixant Henry avec cette lueur de défi étrange. Ce qu'il lui réservait devait être bien pire... Et pourtant, elle savait qu'Henry était le seul capable de stopper leur frère. Il le connaissait mieux que quiconque, il l'avait déjà vaincu une fois, et serait prêt à le faire une fois de plus.
—Qu'est-ce que tu veux faire à Henry ?
—Oh, ça c'est une question à laquelle des années n'ont pas suffi à répondre. Je n'ai même pas trouvé la solution dans la Bible. Et pourtant, les Saintes Ecritures ne manquent pas de créativité. Est-ce que tu peux imaginer ce que c'est, petite sœur, que de se retrouver piégé dans la montagne, aux abois, traqué comme un lièvre, trahi par son plus fidèle ami, par son propre sang, par la seule personne... La seule personne que je croyais incapable de me trahir.
Sa voix caverneuse était montée plus haut d'un seul coup, comme si la blessure s'était rouverte. Betty croisa les bras en serrant les dents. Elle avait l'impression qu'il venait de franchir une nouvelle étape, qu'il s'était encore dévoilé un peu plus, laissant apparaître plus de folie.
Elle voulait encore lui dire beaucoup de choses. Que c'était lui qui avait trahi cette famille en corrompant ses frères et sa sœur, en les plongeant dans son monde de sang et d'alcool. Elle avait envie de lui opposer ses arguments, d'essayer de le convaincre.
Au fond, ils étaient frères et sœurs, n'était-il pas possible de se réconcilier ? Comment pouvait-on vouloir tuer son frère ? Comment avait-il pu faire une chose pareille à Jessy ?
Mais au lieu de cela, elle se tut et le laissa la fixer avec ses yeux de meurtrier. Il était trop instable pour essayer de converser avec lui. Elle se demandait seulement si, comme il l'avait fait avec Danny auparavant, il allait lui demander qui elle choisirait entre lui et Henry.
Le plus terrifiant dans cette idée, c'était qu'elle avait le sentiment de plus en plus persistant qu'il valait mieux le suivre lui, si elle voulait survivre.
Il allait se déchaîner et tuer tout le monde. Elle n'avait plus du tout foi en ses autres frères, en leurs capacités à en finir avec lui. Il avait gagné en revenant parmi eux, il gagnerait à nouveau en les emportant tous les uns après les autres... Et même si elle le suivait comme l'avait fait Jessy, elle ne serait pas plus en sécurité.
Elle frissonna. Elle n'était maintenant plus certaine si Arlette était encore en vie.
Cette idée se creusa un peu plus dans son esprit lorsque Danny revint en courant, appelant Martha et Charles qui étaient restés en haut.
—Il faut partir, vite, les flics arrivent !
—Mais la police est avec nous...
—Je ne crois pas, on n'a pas été prévenus de ça...
La jeune fille sentit soudainement que tout s'effondrait autour d'elle. Ils venaient à la ferme. Ils étaient probablement déjà passés à Pinewood, et ils avaient certainement eu Henry et Devin en chemin. Ils ne pouvaient plus lutter, ils ne pouvaient plus tenir.
Pinewood était tombé dès lors que Walter y avait foulé le sol. Peut-être y avait-il une part de vérité dans son discours sur sa destinée terrestre. Il allait répandre les ténèbres et le chaos.
—Si vous fuyez vous n'aurez aucun moyen de vous en sortir, déclara alors Walter. Le mieux à faire est de rester ici et d'attendre qu'ils arrivent. Si vous me détachez maintenant, ils ne vous arrêteront pas violemment. Mais ça tu le sais déjà Betty, n'est-ce pas ?
Comment avait-il deviné ses doutes ? Elle se tourna vers Danny en le suppliant du regard. Il fallait le faire. Pour Martha et Charles... Les voitures arrivaient, elles étaient en bas de la route, à deux cent mètres. Elle se leva et se dirigea vers Walter.
—Garde-le en joue quand même, Danny.
Son frère hocha la tête et sortit son arme qu'il cacha discrètement sous son manteau. La jeune fille défit les liens rapidement sans cesser de regarder par la fenêtre. Les voitures s'étaient arrêtées devant la maison. Il y en avait deux. Les portières claquèrent.
—Merci petite sœur, je m'en souviendrai, dit Walter en se levant, vous avez fait le bon choix, celui de vivre.
Il partit à la porte avant même que les policiers aient pu faire de sommation et les invita à entrer. C'était des hommes en uniforme, mais jamais Danny ne les avait vus dans la région.
Ils avaient pourtant des matricules et des écussons. Par quel tour de passe-passe avait-on pu engager des policiers corrompus qui ne l'étaient pas par les Fitzgerald ?
-Père Madruger, l'appela l'un d'eux en montant sur le perron. Nous n'avons pas pu mettre la main sur le suspect, mais nous avons trouvé des preuves irréfutables de son affiliation à des groupes de pression communistes qui œuvrent contre le gouvernement, dissimulées dans sa chambre.
—La ferme Ricky, ne fais pas tout foirer si bêtement. Les lettres sont en russe, tu n'es pas sensé savoir ce qu'elles contiennent. Pour l'instant ce sont des pièces à conviction. Essaies de mieux jouer ton rôle ou je te fais rentrer entre quatre planches.
—Eh... Pardon, je... je vais rejoindre les autres.
Ils se mirent à fouiller toutes les pièces de la maison les unes après les autres, révélant toutes les armes et les bouteilles dissimulées. Ils montèrent à l'étage et firent descendre Martha et Charles. L'homme en uniforme prénommé Ricky redescendit à son tour.
—Pas d'indices communistes, mon Père. Seulement de l'alcool de contrebande et des armes.
—Très bien, il semblerait qu'il n'y ait que les deux aînés qui aient cherché à s'enfuir. Le délit de fuite ne fera qu'aggraver leur peine. Je vais mettre mes meilleurs hommes pour les rattraper. Amenez les suspects en cellule en attendant qu'on retrouve la Française.
Les policiers menottèrent Betty et les autres pour les faire sortir. Elle avait l'impression qu'elle ne reverrait plus jamais Richmond.
Qu'allait-on faire d'eux à présent ? Quelle était cette histoire de lettres en russe ? Pourquoi savaient-ils déjà leur contenu avant même de les avoir traduites ?
Tout cela n'était donc qu'un coup monté. On avait placé des preuves chez Arlette à son insu.
Elle observa Walter dont le sourire avait disparu. Il rajusta son manteau et son chapeau avant de sortir.
Il enfila une paire de gants en cuir et remonta à cheval lestement, glissant presque sur lui, comme si son corps n'était pas plus constitué de chair que d'os. Il n'était qu'un costume, un costume de brume, pensa la jeune fille en frémissant. Celui d'un spectre.
Il n'hésita pas un seul instant sur la direction à prendre pour retrouver la fugitive. Il savait où elle se trouvait. Il partit vers Pinewood.
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