Chapitre 25 | Partie 2: Gallows Pole
ARLETTE
Arlette tourna la poignée de la porte et sortit. Elle baissa les yeux sur le bol qu'elle tenait entre ses mains et contempla le pâté. La viande filandreuse ressemblait aux nervures du bois qu'on coupait en planches à la scierie de Richmond. Elle ne comprenait pas ce qu'Henry avait vu en elle à leur première rencontre. Peut-être était-elle simplement folle, et lui aussi. Peut-être s'étaient-ils reconnus l'un dans l'autre.
Lorsqu'elle sortit dehors ce matin-là, elle eut l'impression qu'elle pourrait à présent chasser tous les spectres d'un simple revers de la main. Elle était passée à une nouvelle vie, et même si elle ne durait plus très longtemps, elle ne reviendrait pas en arrière.
Elle appela le chien d'une voix forte et prit la lampe torche à côté du porte-manteau. Elle décida de partir vers la grange où il avait certainement passé la nuit. Peut-être avait-il encore été blessé par un animal sauvage.
Elle accéléra le pas en voyant une traînée rouge maculer la neige, dans le faisceau lumineux de la lampe. Elle regarda alors les traces autour d'elle et vit avec effroi que le parking était couvert d'empreintes de sabots. Elle sentit un frisson la parcourir. C'était bien réel. Il y avait vraiment des cavaliers...
Sans réfléchir, elle se mit à courir vers la porte de la grange, comme portée par une force inconnue. La marque sanglante s'étirait comme un ruban, elle n'entrait pas à l'intérieur du bâtiment. Elle en faisait le tour par la droite. La jeune femme suivit la traînée rouge et vit contre le mur sud une masse noire qui gisait là, la neige fondant encore sur son corps chaud.
La bête était couchée sur le flanc, la gueule béante, un énorme trou dans l'épaule. C'était bien son grand chien noir. Elle s'assit auprès de lui dans la neige et posa sa lampe toujours allumée vers la forêt.
Elle caressa sa fourrure en le prenant dans ses bras et le serra contre elle. Il était mort quelques minutes auparavant. Comment avait-on pu tirer sur un chien comme ça ? Des larmes coulèrent de ses yeux et elle les sentit se geler directement sur ses joues.
Soudainement, le vent porta avec lui les bruits des éperons qui tintaient. Un cheval mâcha son mors. Elle releva la tête. Dans la lumière de la lampe, elle vit les gros flocons qui tombaient et l'ombre imposante qui s'approchait.
Les yeux du cheval se mirent à briller à l'approche du faisceau lumineux, mais le visage du cavalier restait sombre. Il s'avançait lentement.
Lorsqu'il entra dans le rayon de la lampe, son fusil de chasse renvoya des reflets blancs. Arlette plissa les yeux et se mit dos au mur, serrant toujours dans ses bras le corps inerte du chien. Elle ne pouvait pas s'échapper, elle ne pouvait pas courir.
Elle eut envie de dire quelque chose, de faire sortir quelque chose de sa bouche, une question, un cri, n'importe quoi qui puisse lui rappeler qu'elle pouvait encore exister alors que le monde était en train de s'écrouler.
Le cavalier avançait toujours vers elle, alors que les six autres se détachaient peu à peu des ténèbres, comme des ombres encore naissantes. Arlette serra les dents au point de sentir sa mâchoire devenir douloureuse et lâcha le chien pour se remettre debout. Elle tremblait de tout son corps. C'était un véritable cauchemar.
Le cavalier pointa son arme vers elle et elle découvrit son visage dissimulé sous son large chapeau aux bords plats. Cette barbe épaisse, ces yeux sombres terrifiants, ces vêtements noirs et ce col blanc...
Elle reconnut le spectre devant elle. C'était le prédicateur, Madruger, l'homme qu'elle avait vu dans la station-service au retour de Portland. Il fit encore avancer sa monture d'un coup d'éperon et sourit d'un air satisfait.
—Sais-tu pour lequel de tes pêchés les anges ont-ils sonné les cors des Enfers mon enfant ?
Elle ne répondit pas et le fixa, totalement terrifiée. Il avait des yeux noirs qui semblaient luire comme des braises. Son sourire se transforma en rictus inhumain.
« On ne passe pas à la croisée des chemins pour tricher avec le Diable. »
Il descendit du cheval et ses bottes s'enfoncèrent dans la neige en fumant comme des morceaux d'acier qu'on plongeait dans l'eau pour en durcir le métal. Était-ce réel ?
L'obscurité l'entourait comme un halo, comme des ailes. Son long manteau caressa le sol blanc, répandant sa noirceur autour de son corps immense. C'était cela, les mots qui lui étaient venus au lac, pensa Arlette. Le Fils de l'Aurore.
Il tendit le bras et ses mains s'étirèrent en doigts gantés sur Arlette dans les ombres déformées de la lampe. Elle sentit sa nuque se raidir et tenta de le regarder dans les yeux, de lui faire face. Elle devait rêver, ce qu'elle voyait n'était pas humain.
Il fallait qu'elle se réveille, immédiatement. Ses hallucinations se fondaient dans la réalité.
Il s'approcha encore, et d'une main, la saisit par le cou, tandis que l'autre il sortait son arme et la pointait contre son ventre. Cette sensation-là était bien réelle. Il colla la jeune femme contre la grange et plongea sa tête contre sa nuque, comme le faisait Henry. Elle retint son souffle et ferma les yeux.
Il inspira profondément puis serra son corps froid contre elle. Il était raide comme un mort. Elle garda les yeux fermés et sentit son souffle qui passait de sa nuque à son visage. Il portait un parfum étrange qui rappelait la myrrhe et l'oliban.
« Intéressant... Sais-tu qui je suis mon enfant ? Le Seigneur, le juste juge, a placé sur ma tête la couronne de justice et m'a donné ses armes pour que je défasse les ruses du Malin, pour que je jette dehors le Prince de ce monde. Sais-tu qui est cette personne qui voudrait que tous dans les cieux et sur terre fléchissent en entendant son nom ? »
Il caressa doucement son front et la serra un peu plus contre le mur de bois, l'étouffant presque du poids de son corps.
—Tu as son odeur, mon enfant. L'odeur du Mal est sur toi...
Elle ouvrit les yeux et le fixa. Elle sentit alors la chaleur en lui. La rage, la colère profonde qui l'habitaient, qui rétrécissaient ses pupilles, qui donnaient à sa voix son ton dérangeant, comme s'il raclait un vieil archer sur ses cordes vocales désaccordées.
« Je viens, tombé du ciel comme un éclair, détruire cette terre impure, cette Babylone qui se dresse en affront à Son nom. Je viens emporter avec moi le frère meurtrier Caïn, le traître Judas qui a répandu le Mal et rendu le monde infertile. Mais avant d'achever mon œuvre, je vais te délivrer du Malin, mon enfant.»
Ses doigts se serrèrent plus encore sur son cou.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top