Chapitre 25 |Partie 1: Gallows Pole
ARLETTE
Arlette descendit l'escalier emmitouflée dans un large gilet de laine qu'elle avait enfilé par-dessus une robe épaisse en tweed.
Elle chercha le chien du regard. Il n'était pas sur le pas de la porte comme d'habitude. Elle alluma la lumière extérieure et posa son front contre la vitre pour essayer de discerner les ombres dans les ténèbres. Il faisait encore nuit, elle ne voyait que la neige qui tombait comme une pluie lourde et épaisse dans la lumière électrique.
Il était à peine sept heure du matin, mais elle s'était levée plus tardivement que d'habitude, épuisée par les retournements des derniers jours. Le chien aurait dû être affamé et gratter à la porte en aboyant depuis au moins trente minutes, comme à son habitude. Il avait tellement dormi au son de l'horloge qu'il en avait pris le rythme.
Elle soupira et s'appuya un peu plus contre la vitre. Est-ce que son front était assez brûlant pour la faire fondre ? Peut-être passerait-elle par le verre comme elle était passée par la surface de l'eau pour reprendre Henry au monde des morts. Peut-être qu'il faudrait qu'elle le fasse pour reprendre Pinewood à ses ennemis.
Le défaitisme des premiers jours après le départ de Prosper avait été remplacé par un sentiment plus fort, plus éloigné que jamais de l'abandon total qu'elle avait eu en plongeant dans le lac cet été. Elle avait envie de vivre, ici et pour toujours.
Elle essayait de se convaincre que ce n'était pas à cause d'Henry, que ce n'était pas parce qu'elle s'imaginait déjà qu'ils seraient toujours ensemble et qu'elle pourrait compter sur lui. Elle voulait encore croire qu'elle avait trouvé cette force toute seule.
Le jour de Noël, ils avaient passé la matinée tous les deux, à discuter en rangeant le bazar de la veille. C'était comme s'ils avaient enfin le droit de se livrer l'un à l'autre, de parler de leurs histoires, de leurs angoisses. Ce n'était peut-être pas pour longtemps, car l'héritage de Pinewood pesait toujours sur leurs épaules, mais ils s'étaient autorisés à aimer et être aimé.
Il lui avait parlé sans détours de ses amours de jeunesse, de ses années d'errance dans le nord. Elle se rendit à la cuisine où elle ouvrit une boîte contenant quelques morceaux de viande et des restes de légumes pour le chien et les mélangea en bouillie avant de les mettre dans un bol.
Alors qu'elle écrasait la mixture avec une fourchette, elle revoyait les mains épaisses d'Henry qui serraient ses poignets et ses yeux sombres qui la fixaient intensément. Pourquoi avait-il fallu tellement de temps pour qu'ils se livrent l'un à l'autre ? Il lui en restait si peu à présent...
Lorsqu'il lui avait raconté son histoire, elle avait eu l'impression de l'avoir déjà entendue. Dans ses silences et son regard. C'était l'histoire d'un homme qui était parti à la recherche de lui-même, et qui s'était aventuré dans les recoins les plus obscurs pour trouver sa propre lumière.
Il avait goûté à l'amour destructeur de la bouteille et d'une chanteuse de cabaret à Seattle, comme beaucoup avant lui, pensa-t-elle. Puis il avait été traîné par les pieds dans un bateau partant pour l'Alaska.
Il y avait passé les plus rudes années de sa vie, forcé à travailler toute la journée dans la glace à la construction d'une ligne de chemin de fer privée, pour payer une dette qui se creusait chaque jour qu'il passait à boire ou à manger. Elle frissonna en repensant à son corps qu'elle avait découvert la nuit de Noël.
Par endroits, il portait des marques indélébiles de morsures du froid et de coups qu'il avait reçus. « Comment un homme tel que lui avait-il pu se retrouver coincé dans ce genre de cercle infernal ? » S'était-elle demandée au départ.
Puis elle avait compris. C'était cette descente au plus profond du gouffre de l'humanité qui avait fait d'un gamin en quête de reconnaissance l'homme qu'il était devenu. Il avait appris à se battre auprès des plus rudes, à construire de ses mains un abri où dormir, à chasser les ours et les loups qui approchaient du camp, et à ne faire confiance qu'au silence. C'était comme ça qu'il s'en était sorti.
Elle reposa la fourchette et soupira. Elle se sentait à présent détentrice d'un savoir unique, du secret de son pouvoir, de sa force. Il lui avait tout raconté, il lui avait fait cadeau de la part la plus noire et la plus profonde de son être.
Elle passa dans le salon et s'assit sur une des chaises pour enfiler ses bottes. C'était dur pour lui de partager ces expériences. Elle aussi, il lui avait fallu du temps pour réaliser qu'elle n'avait pas à subir les fantômes seule.
C'est lorsqu'elle avait vu Kenneth qu'elle l'avait compris. Après la guerre, durant les années de reconstruction, elle n'avait jamais parlé de ses visions ou des cauchemars à sa mère... Et pourtant, elles avaient toutes deux vu la même chose. Elle se souvenait de s'être plusieurs fois réveillée en sursaut à côté d'elle, au beau milieu de la nuit, entendant les explosions fantômes résonner dans son esprit.
Jamais elle ne lui en avait parlé. Cela ne se faisait pas à l'époque, on ne parlait pas de ces choses-là entre femmes... De quel droit ? Il fallait penser aux soldats, à ceux qui avaient réellement souffert et qui méritaient d'en parler. On avait trop honte d'avoir l'air d'une faible et misérable alors qu'il y avait un pays à reconstruire.
Henry non plus, il n'avait jamais parlé à ses frères de ce qu'il avait vécu en Alaska. Il y avait des noms qu'il n'avait pas prononcés à voix haute depuis des années. Après tout ce temps, ils avaient été préservés dans leur écrin d'images éteintes et immobiles. Des amis oubliés, aux émotions effacées, des surnoms désuets, de vieilles haines jamais vengées.
Il avait décidé d'offrir à Arlette ces fragments de son passé, parce qu'elle venait de lui prouver qu'il y avait des choses qu'il valait mieux connaître sur les hommes, des expériences qu'il fallait partager avec ceux prêts à écouter et ceux qu'on voulait protéger.
Elle lui avait parlé de la Grande Guerre et elle avait raconté ce qu'avaient vécu les soldats là-bas. Il avait soudainement obtenu les réponses aux questions qu'il n'avait jamais osé demander à ses propres frères qui avaient combattus, Devin et Walter.
Ce matin de Noël, Henry s'était assis de son côté du comptoir et Arlette de l'autre, comme avant, comme lorsqu'ils évitaient encore de trop se regarder. Ce n'était pas l'endroit le plus confortable pour parler, mais c'était là qu'ils étaient les plus proches, en face à face. Il avait alors raconté toute son histoire.
C'était durant l'hiver 1921. Un jour qu'il campait avec son groupe de travail dans une forêt, il s'était réveillé avec la ferme intention de sortir de cet endroit. Cela faisait déjà un an et demi qu'il s'était retrouvé en Alaska, à vivre à la botte de ses créanciers, une compagnie minière peu scrupuleuse. Il savait que s'il n'agissait pas, il serait bientôt trop tard. L'alcool et le jeu avaient déjà fait de lui un chien de guerre, un mercenaire prêt à exécuter toute besogne contre un souper et une bouteille de whisky.
Glissant lentement le long de la pente, il s'était vu devenir esclave de ses faiblesses. Il frappait qui on lui disait, il donnait des coups de marteau là où on lui montrait, il tirait là où on pointait, il volait celui qu'on voulait. Lorsqu'il se regardait dans un miroir, il ne se voyait plus, il voyait la chose qu'on avait modelée à partir de son corps, un outil sans vie. Il était comme une lanterne éteinte, avec une mèche trop courte, submergée dans l'huile.
Il avait raconté à Arlette la difficulté du travail, toujours dans la glace ou le froid en hiver, à la merci des ours et des loups en été. Il avait vu des hommes mourir d'engelures gangrenées, des coups du froid sur leurs poumons, ou disparaître simplement dans les bois et ne jamais revenir.
Plusieurs fois, il s'était retrouvé lui-même traîné hors de sa tente par des hommes en armes venus pour l'étouffer dans son sommeil ou l'éventrer. Il s'en était toujours sorti, il avait toujours réussi à se battre, sans honneur et sans règle, pour rester en vie.
Sa famille à Richmond n'était alors plus qu'un lointain souvenir qu'il pensait ne jamais revoir. La seule chose qui le maintenait réellement en vie, c'était ce monde magnifique et sauvage dans lequel il avait sa place. Il n'y avait personne, aucune cause qui vaille la peine de lutter. Il n'y avait que lui-même, que la survie. Tout ce qu'il faisait était instinctif. Il avait simplement la volonté de vivre.
Le jour où il avait finalement ressentit le besoin de se libérer de ses chaines, il était donc sorti de sa tente sans rien dire, animé par une pensée fixe. Il avait attrapé celui qui tenait les comptes, et lui avait planté la tête dans l'eau de la rivière, jusqu'à ce qu'il change de couleur. Il se souvenait de cet homme si parfaitement qu'il pouvait en faire la description détaillée et évoquer le nom de chacun de ses enfants, dont il avait entendu parler plusieurs fois.
Puis, toujours sans un mot, et après avoir caché le cadavre dans la neige, il était allé chercher son homme de main, un grand suédois qu'on nommait Asgeir l'Avare. Avare pour la paye, mais généreux de coups et de plomb.
Il passait ses journées à menacer les ouvriers avec son fusil et avait pris en grappe Henry pour une histoire de pioche cassée. Dès qu'il le voyait ou le trouvait sur son passage, il lui donnait une volée de coups, et lorsqu'il buvait, le jeune gamin du Maine pouvait être certain de finir la nuit avec le visage en sang.
Sans autre forme de procès, Henry avait amené les trois autres ouvriers avec lui pour qu'ils tiennent le Suédois, et il lui avait écrasé le crâne contre une bûche. Pour lui aussi, il pouvait décrire son visage avec une précision chirurgicale.
Il avait tué deux hommes de sang-froid, sans se poser de questions.
Avec les trois autres ouvriers des chemins de fer, il avait alors fait un serment de silence. Ils avaient passé deux mois dans les montagnes enneigées, à travailler dans l'isolement le plus total, piégés par la glace et les sommets infranchissables.
Chaque jour, il s'était levé avec trois hommes terrifiés, et chacun avait travaillé sans recevoir d'ordres, alignant des rails dans le blizzard, avec une seule idée en tête : la fonte des neiges et le retour à la civilisation. Tous le savaient, c'était comme un pacte invisible qui les liait. S'ils continuaient à planter leurs clous dans le bois et à couper des arbres pour créer une voie, ils seraient innocentés et remerciés pour leur loyauté malgré un « regrettable accident ayant couté la vie à deux employés de la compagnie » ; et s'ils abandonnaient leur esclavage et fuyaient, ils seraient poursuivis et pendus pour meurtre.
Les quatre hommes avaient donc passé deux mois à s'infliger ce que deux morts ne pouvaient plus leur faire. Deux mois durant, Henry n'avait pas dit un seul mot. Il s'était enfermé en lui-même, sans plus savoir de quoi il était réellement capable. Ses mains avaient tué, après des mois et des mois sans avoir jamais choisi quoi que ce soit. Sa déclaration d'Indépendance avait été un meurtre.
Il s'était mis à avoir peur, pas des conséquences de ses actes, mais de ceux qu'il pourrait encore accomplir. Il était soudainement redevenu maître de ses mouvements, de sa pensée, de ses paroles et il avait pris conscience de leur importance. Il pouvait tout faire, tout subir, et donc tout posséder. Il lui suffisait de tuer pour y arriver.
Mais contrairement à son frère ainé, Walter, qui avait fait cette découverte des années auparavant, il avait alors décidé de ne pas laisser exploser cette liberté infernale. Il avait laissé la flamme s'allumer, son cœur s'emplir d'assurance, d'ambition et de courage, tandis qu'il préservait la fureur de son âme sans plus rien révéler de lui-même, jusqu'au timbre de sa voix.
C'est dans cette noirceur qu'il avait sculpté l'homme qu'il allait devenir, qu'il s'était fabriqué son armure pour préserver cette lumière sombre, cette indépendance morbide qui le déliait de tout.
Et dans cet enfer dans la glace et les profondeurs de la forêt, le silence qui l'habitait avait déteint sur ses trois comparses. Après leur retour, lorsque la compagnie ferroviaire les avait questionnés sur la disparition de leurs deux chefs, ils n'avaient pas pu faire sortir un seul son de leurs bouches meurtries par le gel.
Lui s'était avancé et avait simplement donné quelques mots en pâture à ces chiens bruyant: « on avait déjà perdu plus d'ouvriers l'année précédente». Les conditions de vie sur cette ligne de chemins de fer privée étaient connues de tous. On avait conclu que le premier était tombé dans une rivière et que le deuxième était tombé du haut d'une falaise.
Lorsqu'il était revenu dans le Maine, quelques mois après, le silence était devenu son arme la plus efficace. Plus affûté qu'une hache, plus perforant qu'un fusil, il s'en été adoubé. Pour quelqu'un d'autre c'était peu de choses, la simple négation de la parole et du son, mais pour lui c'était devenu un talent.
Le silence avait protégé sa famille pendant des années, il avait fait de lui un homme sur qui on comptait pour mener des affaires, qu'on évitait de croiser du regard. Mais il avait aussi fait taire toutes les nuances de bonté et de passion qu'il possédait auparavant. Il les entendait résonner comme des chants lointains, à travers les vieilles ballades qui passaient à la radio. Il aimait écouter ces airs populaires qui lui rappeler ce que c'était que d'être humain...
Et finalement, après des années d'errance dans le silence, il avait retrouvé ses émotions comme on retrouve de vieux amis. Il les avait redécouvertes dans la violence et la fureur du regard d'une étrangère, un soir de printemps, alors qu'il était venu la chasser de chez elle.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top