Chapitre 24 | Partie 4 : Cold Frosty Morning
ARLETTE
Vers sept heure, Devin, Samuel et Henry arrivèrent avec Jim, apportant une lourde boîte d'un peu plus d'un mètre de hauteur. On appela Arlette pour qu'elle sorte de la cuisine et vienne voir ce qu'ils avaient amenés. Le salon était à présent rempli de quinze personnes. Ils étaient au complet.
—Il est pas encore minuit, mais on a tout de même dû l'amener ici, ça n'aurait pas supporté le froid dans la voiture, déclara Jim en boitant jusqu'à une chaise.
Devin et Samuel portèrent la boîte jusqu'à l'horloge et la collèrent au mur de l'escalier tandis qu'Henry faisait signe à Arlette d'approcher. Elle le rejoignit doucement, à la fois curieuse de découvrir ce que contenait la boîte et embarrassée d'être soudainement le centre d'attention de la salle, alors qu'elle portait encore son tablier sale et qu'elle avait le visage poisseux des vapeurs de la cuisine.
Devin et Samuel ouvrirent alors la boîte et en sortirent une table de bois étroite, ronde et haute. Entre ses pieds avait été calée une autre boîte que Devin saisit précautionneusement avant de la tendre vers Arlette.
—On a pensé que tu en aurais besoin maintenant que tu as une auberge renommée, déclara-t-il de sa voix rauque.
Elle prit la boîte et l'ouvrit doucement. Il y avait des fils électriques et une grosse forme de plastique noir qu'elle saisit. Étonnée, elle la souleva et réalisa que ce qu'elle tenait dans sa main était un combiné. C'était un téléphone. Elle se tourna vers Henry, émerveillée, et il évita de la regarder directement.
—On va le raccorder cette semaine, continua Devin en reprenant la boîte pour sortir le téléphone et le placer sur la table.
Ils avaient même choisi le bois du meuble pour qu'il s'accorde à celui de l'horloge à côté. L'appareil était d'un plastique noir rutilant qui donnait une impression de modernité jurant avec tout le reste de la pièce. Arlette ne savait plus où se mettre.
Elle chassa une larme d'émotion au coin de son œil et les Irlandais se mirent à applaudir, comme si ce moment n'était pas déjà assez gênant.
Heureusement pour elle, Betty prit immédiatement sa place de centre d'attention en saisissant le combiné pour faire l'imitation d'une conversation téléphonique qu'elle pourrait avoir avec Martha, à l'autre bout de l'Etat, pour se plaindre du beurre que Paddy mettait toujours en quantité astronomique dans tous les plats, créant l'hilarité générale.
Arlette profita de ce moment de répit pour s'approcher des deux Goliath qui étaient en train de chercher des fils dans la boîte.
—Merci beaucoup, Devin dit-elle d'une voix assez forte pour qu'il l'entende dans le brouhaha de la pièce.
Il chassa le remerciement d'un geste de la main comme s'il s'agissait d'un moucheron et son visage tordu se tourna vers elle, faisant une grimace semblable à un sourire.
— C'est pas moi, c'est Henry.
Elle se retourna et sursauta. Il était juste derrière elle.
—Ça aurait été moi j'aurais pris une radio, grogna-t-il nonchalamment.
—Mais on s'est dit qu'il valait mieux qu'il apprenne à parler, se moqua Devin en clignant de l'œil.
Henry s'excusa rapidement pour aller chercher l'alcool au garde-manger et Arlette fit de même pour aller se changer.
Ils passèrent les heures qui suivirent à manger et bavarder. Lorsque minuit sonna à l'horloge, tous se levèrent pour se souhaiter « Joyeux Noël » dans toutes les langues qu'ils connaissaient, en français, en irlandais, en anglais.
Puis ils déplacèrent les tables pour former une piste de danse. La première caisse de bocaux de fruits avait totalement été vidée, comme les bouteilles du whisky que Jim avait apporté. Kenneth se leva sur sa chaise et avant d'entamer Johnny I Hardly Knew Ye à la flûte, il appela chacun à se rappeler de ceux qui ne passaient pas cette soirée avec eux, Joshua et Mickey.
Son annonce plongea l'assemblée dans une sorte de ferveur étrange, et lorsque Charles se mit à chanter les paroles, tous l'accompagnèrent et se mirent à taper du pied. Directement après cette première chanson triste et émouvante, Betty se leva à son tour et entama le premier couplet de la ballade de Joshua, A Shantyman's Life.
Arlette la vit chanter avec émotion et entendit petit à petit les voix des hommes qui s'élevaient avec elle. Les Irlandais l'avaient aussi apprise. Margaret, de sa voix puissante, commença le deuxième couplet les mains jointes contre son cœur, tandis que Paddy la soutenait par les épaules. Au refrain, Arlette se leva et alla chercher le vieux dulcimer de Joshua.
Elle saisit l'instrument derrière le comptoir et se rassit pour les accompagna à son tour, sous les regards interrogateurs des frères Richter. Les notes métalliques et tristes résonnèrent dans le bois et elle sentit tout l'instrument se mettre à vibrer, comme si elle lui insufflait à nouveau la vie, en lui redonnant un rythme, un souffle.
Le dulcimer chantait, c'était à son tour à elle de joindre sa voix à celle de ses camarades. Elle laissa la plainte mélancolique des forêts sortir de son cœur. Cette chanson, la jeune femme réalisa que tout comme elle, les Irlandais ne l'avaient entendu qu'une seule fois. Ils l'avaient gardée en eux et se l'étaient répétée. C'était le souvenir vivant de l'Acadien. Oui, Joshua était parmi eux. Entendre toutes ces voix chanter à l'unisson cette ballade avait quelque chose de solennel.
Avant la fin de la chanson, Betty redescendit de sa chaise pour fondre en larmes dans les bras d'Arlette. Les musiciens durent attendre une minute avant de reprendre sur une note plus heureuse. Ils parvinrent finalement à commencer une valse qui se transforma rapidement en jig, tant ils avaient bu.
Le rythme de la valse leur semblait ambitieusement régulier. Arlette reposa le dulcimer précautionneusement. Elle ne se sentait pas capable de faire résonner ses cordes plus longtemps. En vérité, elle n'osait lui attribuer d'autre usage que celui du souvenir.
La jolie Eva attendit que Kenneth ait joué tout son soûl de flûte puis se leva et lui proposa de danser sans même qu'il ait pris le temps de retrouver son souffle. Il se retrouva au milieu de la piste, encore étourdi, dirigé dans la danse par sa compagne, sous les regards amusés de ses amis. Shannon et Charles les rejoignirent, suivis de Margaret qui venait de finir une bouteille de whisky.
Elle se rua sur la piste et héla Paddy pour le prendre comme cavalier. Malgré ses protestations, il n'eut d'autre choix que d'accepter, poussé par Betty et Arlette. Les deux jeunes femmes passèrent toute la danse à le regarder essayer de contrôler les pas ivres de l'Acadienne comme s'il bataillait avec un gouvernail en pleine tempête.
John, Ronald, Devin et Jim réussirent à se concerter pour commencer un air plus simple à danser. Le moins ivre des quatre fut chargé de jouer de la guitare rythmique, et ils commencèrent une valse irlandaise.
Danny et Martha se joignirent aux danseurs, et Betty chercha Samuel du regard, pour ne pas qu'il reste seul. Il s'était assis dans un coin à côté d'Henry. Ils étaient tous les deux en train de boire et de regarder les couples passivement. La jeune fille tapota l'épaule d'Arlette et retroussa ses manches.
— Vise un peu ces chiens de faïence qui ne veulent pas participer ! Viens, allons les obliger à se lever, déclara-t-elle fougueusement.
Arlette éclata de rire et regarda dans la direction des deux hommes. Ils se cachaient pour ne pas avoir à danser. Peut-être avaient-ils déjà trop bu. Elle aussi, la tête commençait à lui tourner, mais elle pouvait encore monter sur la piste, se dit-elle.
Elle regarda Henry en hésitant, repensant au matin même, où elle n'avait pas osé le regarder en face. Elle avait maintenant l'avantage de l'alcool de cerise, cette fois-ci, elle ne faiblirait pas, tenta-t-elle de se convaincre.
Elle se décida à suivre Betty et à aller demander à son frère s'il voulait danser, et s'il ne voulait pas, elle lui demanderait s'il voudrait sortir dehors un instant. C'était une bonne idée. C'était aussi la seule idée qu'elle avait à l'esprit.
Les deux filles esquivèrent les danseurs et les enfants qui jouaient sous les tables en les longeant précautionneusement, jusqu'à ce qu'elles arrivent à hauteur de Samuel.
—Tu es malade Sam ? demanda brusquement Betty, d'un ton de reproche.
—Je... non, bredouilla-t-il alors qu'il voguait encore dans les vapeurs de l'alcool.
—Eh bien alors danse avec moi.
Il sembla hésiter un instant mais Henry lui fit un signe de la tête en lui lançant un regard inquisiteur. Maintenant que sa sœur l'avait demandé, il avait intérêt à danser jusqu'à ce qu'elle se lasse.
Le pauvre Samuel se leva et partit rejoindre la piste avec elle. Arlette les regarda entrer dans la danse puis se retourna vers Henry. Il était toujours assis, fixant obstinément la piste. Elle s'assit à la place de Samuel en essayant de ne pas avoir trop l'air de tomber sur sa chaise sans contrôler ses gestes.
—Vous voulez danser ? demanda-t-elle à son tour.
—Vous n'êtes pas en état de danser.
—Vous avez dit ce matin que vous veillerez sur moi.
—C'est vrai.
Elle s'attendit à ce qu'il s'esquive en disant que c'était elle qui l'avait dit, qu'il n'avait rien promis ou qu'elle n'avait qu'à s'asseoir et rester tranquille pour laisser descendre l'alcool. Mais au lieu de ça il se leva et l'attrapa par la main pour l'aider à se relever à son tour.
D'un pas ferme, il vint se placer au milieu de la piste et mit une main sur sa taille pour commencer à danser. Arlette le laissa s'habituer au rythme qu'il avait du mal à prendre, mais dès qu'il fut lancé, ils se mirent à valser en tournant comme deux oiseaux, sous les regards étonnés et émerveillés des autres danseurs.
Qu'est-ce qui était en train de se passer ? Étourdie par l'alcool et les yeux d'Henry qui restaient fixés sur elle alors qu'ils se baladaient sur la piste, Arlette sentit qu'elle perdait peu à peu pied. Il la soulevait presque et elle ne voyait plus les autres qui tournoyaient autour d'eux.
Elle était en train de danser avec Henry Richter, le contrebandier... Cette idée lui semblait si étrange. C'était sa main qui était contre la sienne, sa paume contre sa taille. Lorsque la musique s'arrêta, il la reposa doucement et tout le monde les applaudit.
—Où est-ce que tu as appris à danser comme ça Henry ? s'exclama Betty ébahie.
—Avec des chercheurs d'or en Alaska, répondit-il.
Ils éclatèrent tous de rire alors qu'il conservait son air grave. Il ne mentait pas... Il resserra sa prise sur la taille de la jeune femme en sentant qu'elle baissait la tête.
Elle passa sa main sur son visage, les yeux à demi clos. Elle ne tenait vraiment pas l'alcool, pensa-t-il en la tournant vers les fenêtres pour ne pas qu'on la voit dans cet état.
—Allons prendre l'air une minute, déclara-t-il en l'entrainant avec lui.
Il prit deux manteaux à l'entrée avant de passer à la cuisine. Il la conduisit dehors, au milieu du potager, là où les fenêtres étaient si encombrées de neige qu'on ne pouvait voir au travers. Il l'aida à enfiler un des manteaux sans rien dire et remit sa main contre sa taille. Elle ne le repoussa pas.
La neige faiblement scintillait comme si c'était les étoiles qui venaient de tomber elles-mêmes. Le vent s'engouffra dans leurs manteaux et ils se collèrent l'un à l'autre. Il sentit sa poitrine contre son torse et se pencha en avant pour l'embrasser. Elle se mit sur la pointe des pieds et leurs lèvres se joignirent.
Etait-ce un rêve ? Il en avait bien l'impression. C'était trop doux, trop joyeux pour être réel. Ils restèrent ainsi liés jusqu'à ce que le froid commence à leur brûler les lèvres. La jeune femme remonta la capuche du manteau d'Henry pour l'embrasser à l'abri du vent. Il la serra plus fort contre lui et enfouit son visage contre son cou.
Il pouvait entendre les battements de son cœur, la vie, le feu intérieur qui l'habitait. La musique résonnait depuis la cuisine, lointaine et déformée dans le vent et la complainte des arbres nus.
Arlette leva les yeux au ciel. Elle vit les étoiles et la lune en croissant qui éclairaient faiblement la nuit. Elle avait l'impression que les astres dansaient au-dessus d'eux. Elle frissonna et se serra un peu plus contre lui.
—Tu as froid ? demanda-t-il.
—Oui, rentrons... et reste ici cette nuit.
—Et Paddy ?
—Envoie-le jouer aux cartes avec Devin, il y restera jusqu'à l'aube.
Il sourit et la serra une dernière fois contre lui avant de la ramener à l'intérieur. Est-ce qu'on avait remarqué leur absence ? Cela n'avait plus d'importance.
Les musiciens étaient en train de chanter On Top Of Old Smoky tandis que Chelsea et Shannon cherchaient à regrouper leur marmaille pour les préparer à rentrer.
Il était plus de deux heures du matin et les enfants s'étaient réfugiés à l'étage et dans les escaliers pour somnoler et regarder les adultes danser. Martha réussit à convaincre Danny qu'il était aussi temps d'aller coucher leur fils et il chercha Margaret du regard pour la ramener avec eux. Elle dansait toujours avec Paddy en riant, ivre de joie.
Arlette retourna auprès de Betty qui s'était assise au comptoir pour se reposer un peu. La jeune fille avait les joues rosies et ses cheveux noirs collaient à son front.
—Regarde-les un peu ! Comme ils vont bien ensemble ! dit-elle en montrant l'Irlandais et l'Acadienne. Il va bien falloir qu'ils arrêtent de valser pour qu'on puisse rentrer !
—Margaret s'amuse tellement, laisse-la profiter encore un peu.
—Pas trop quand même, qu'est-ce que je vais faire si mon commis de cuisine décide d'aller faire ses ragoûts sur la côte ?
—On t'en trouvera un autre, s'il est heureux comme ça.
Arlette détourna le regard des Irlandais et vit Henry qui parlait avec ses frères dans un coin. Il avait l'air soudainement beaucoup plus à l'aise et détendu dans la pièce. Betty avait dû le remarquer elle aussi.
Elle jeta un coup d'œil à la Française et partit directement chercher le dernier couple de danseurs au milieu de la piste.
La musique s'arrêta. Samuel proposa une partie de poker à la ferme et John se leva immédiatement pour participer, sous l'œil méprisant de sa femme.
Danny donna l'ordre de départ et tous les invités se souhaitèrent à nouveau un joyeux noël avant de se séparer pour repartir chacun chez soi. Les voitures quittèrent le parking enneigé les unes après les autres, tandis qu'Arlette leur souhaitait un bon retour depuis le perron.
Lorsque tous les invités eurent quitté l'auberge, elle retrouva Henry qui était en train de ranger les verres à la cuisine.
—Ils sont tous partis ?
—Oui.
Il reposa tout ce qu'il tenait entre ses mains et s'approcha d'elle pour l'enlacer à nouveau. Silencieusement, ils montèrent à l'étage.
Cette nuit-là, il n'y eut plus de bruits de lugubres fantômes, plus de sifflements du vent, plus de loups qui hurlaient dans les montagnes, seulement le bruit des bûches qui craquaient dans le poêle en bas et de l'horloge qui cliquetait paisiblement.
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