Chapitre 23 | Partie 3: The Cuckoo Bird
ARLETTE
Se retrouvant seules, Arlette la fit entrer dans sa chambre et s'asseoir sur le lit avant de refermer la porte. Le visage de la photographe se décomposa à nouveau. Elle vit les photos sur la commode et prit celle où elles étaient toutes les deux en tenues chinoises.
Des larmes coulèrent le long de ses joues. Est-ce qu'elle se souvenait de ce qu'elles avaient été l'une pour l'autre ? Est-ce qu'elle y repensait avec nostalgie ? Cela n'avait dû représenter que deux années de sa vie, qu'un bref moment au milieu de toutes ses intrigues... Peut-être n'y avait-elle jamais vraiment prêté d'importance. Elle essuya le sang qui avait coulé de son nez avec un mouchoir que lui tendit la jeune femme.
—Paula, dis-moi sincèrement, qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? lui demanda-t-elle en attrapant ses mains, celles avec lesquelles elle l'avait griffé au sang juste avant.
—Eux ? Rien du tout Arlette, il n'y a que moi. Moi et moi seule. C'est moi qui me suis mise dans cet état...
—Quand est-ce que tu as commencé à en prendre ?
—A une fête, à New York il y a quelques mois...
—A New York ? Mais quand est-ce que tu es arrivée aux Etats-Unis ?
—Arlette, je ne me sens pas très bien...
Elle se laissa tomber sur l'épaule de la jeune femme et ferma les yeux. Doucement, elle l'allongea sur le lit. Son fond de teint se répandit sur la couverture épaisse et Arlette la regarda un instant pour vérifier si elle n'était qu'endormie.
Elle s'en voulut une seconde d'avoir abandonné cette femme à la solitude et au monde des hommes. Elle se demanda comment avait-elle bien pu survivre jusque-là sans avoir de servante attitrée, sans personne pour l'écouter se plaindre et savoir à l'avance quel plat lui ferait plaisir après quel type de rendez-vous avec quelle personne.
Et puis non, elle n'avait pas à se sentir désolée. Ce n'est qu'en échappant à ses griffes qu'elle était devenue ce qu'elle était aujourd'hui. Elle laissa Paula se reposer sur son lit et redescendit. Elle retrouva les hommes dans le silence. Ils se toisaient du regard sans prononcer un mot.
—Elle va se reposer quelques instants, dit-elle avant de se rasseoir.
—Vous pouvez lui dire de redescendre, McCarthy, allez faire chauffer le moteur, dit Fowler sèchement.
Etonnée, elle les regarda tous les deux. Ils avaient l'air tendus.
—Elle n'est pas en état de voyager, protesta-t-elle, laissez-lui cinq minutes.
—Je n'en passerai pas une de plus en présence de ce voyou. Faites-la descendre.
Elle se tourna vers Henry qui se caressait la barbe avec satisfaction, le sourire au coin des lèvres. Qu'avait-il bien pu leur dire pour énerver Fowler à ce point. Le sénateur n'était pas le genre d'homme qui montrait ses émotions. Est-ce qu'il lui avait parlé des Fitzgerald ?
Louis se leva pour aller chercher les manteaux et Arlette remonta les escaliers. Lorsqu'elle arriva en face de sa chambre, elle trouva Paula debout, en train de reposer la photo sur sa commode. Comment s'était-elle redressée alors qu'elle avait l'air d'une mourante quelques minutes auparavant ?
Elle avait arrangé le fond de teint sur la joue qu'elle avait posé contre la couverture et affichait à présent un sourire radieux, comme si elle avait récupéré dix années de jeunesse. Comme Louis le faisait en changeant d'allure.
—J'ai entendu. Nous y allons, c'est ça ?
—Tu vas mieux ?
—Bien sûr, je suis une grande dame, moi !
—Paula, tu n'as pas besoin de jouer, si quelque chose ne va pas...
Elle s'approcha d'Arlette et la saisit par l'épaule, enfonçant à nouveau ses griffes dans sa peau à travers le tissu. Ses yeux exorbités luisaient et ses lèvres tremblaient tandis qu'elle parlait.
—Tu te crois meilleure que moi ? Tu penses que tu vaux mieux parce tu as choisi de t'exiler ? Tu m'as abandonnée pour profiter de l'argent de ton oncle. Tu m'as laissée toute seule alors que je pensais que nous étions amies...
Arlette lui saisit la main et l'écarta brutalement.
—Tu détestes toujours ce qui ne t'appartiens pas, Paula. Et tu as le droit de détester tout ce qui se trouve ici.
Le visage de Paula changea encore, comme si elle semblait à nouveau écrasée par la tristesse et le temps. Elle essaya de s'approcher pour serrer la jeune femme dans ses bras. Elle semblait à nouveau fragile et misérable, cherchant désespérément un peu d'affection. Perplexe, Arlette la repoussa doucement.
—Je t'en prie, ne fais pas ce qu'ils disent. Ils vont détruire ta vie. Il faut que tu parte, quitte cet endroit...
—Je n'irai nulle-part Paula. Mais qu'est-ce qui t'arrives ? Qu'est-ce que tu ne me dis pas ?
Brusquement, la photographe regarda à gauche et à droite comme si elle craignait que ses paroles n'aient été entendues par quelqu'un d'autre. Elle ouvrit la porte pour vérifier s'il n'y avait personne derrière. Elle semblait fébrile, animée par une folie étrange. Elle agrippa Arlette à l'épaule et lui murmura:
« S'il te plaît, sauve-toi avant Noël. »
Puis elle se mit à rire, comme si elle avait entendu une réponse dans le silence. Elle se retourna vers Arlette en reprenant son expression distinguée et méprisante.
—Alors au revoir Arlette. Tu te rendras vite compte que quoi que tu fasses ici-bas, tu seras toujours une femme. Et tu finiras comme moi si tu sors du rang.
Puis elle la chassa d'un geste de la main et redescendit d'un pas gracieux, le menton haut. Elle passa devant la table où Henry restait seul et ne lui adressa même pas un regard. Elle enfila le manteau que lui tenait Fowler et sortit dans la neige. Arlette apparut dans les escaliers et le sénateur lui fit une froide révérence.
—Merci pour votre hospitalité. Elle aurait été des plus agréables sans la présence de votre associé. Bonne journée à vous Miss Mangel.
Il sortit en claquant la porte.
Le salon fut soudainement plongé dans un silence apaisé. Arlette s'assit sur les dernières marches de l'escalier pour les regarder partir par la fenêtre. Elle soupira et massa son épaule douloureuse. Henry récupéra le mille-feuille de la photographe. Il essuya le sang qui avait coulé sur l'assiette avec un coin de la nappe et prit une fourchette au hasard pour en couper un morceau.
—Qu'est-ce que vous leur avez dit pour les mettre dans cet état ? demanda Arlette en le regardant engloutir la pâtisserie.
—Que Fitzgerald les attendait à Richmond.
—C'est vrai ?
—Oui, il a ramené des journalistes pour faire un article sur les vacances du sénateur avec des étrangères mariées, répondit-il en reposant la fourchette.
—Paula est mariée ?
—Depuis quelques mois. Elle s'appelle Davis maintenant. Je l'ai appris ce matin en appelant les Fitzgerald.
Elle regarda son poignet griffé et la tache de sang sur la nappe. On l'avait forcée à se marier. Tôt ou tard, les femmes riches et libres comme elle étaient rattrapées par leur condition... Voilà pourquoi elle lui en voulait tellement d'être partie.
—Je ne l'avais jamais vu dans cet état...
—Totalement cinglée votre « amie »... Faut croire qu'elle s'attendait à faire une visite de charité plus qu'à être reçue comme dans un restaurant, dit-il nonchalamment en lorgnant du regard le reste de mille-feuille dans l'assiette de la jeune femme.
—Elle se drogue, soupira-t-elle en se levant. J'ai du mal à croire que j'ai pu la prendre pour un exemple de femme libérée. Mais d'un autre côté, c'est moi qui suis libérée de sa présence. Elle était la dernière personne qui me laissait penser que peut-être que j'aurais dû rester en Europe.
Elle épousseta sa robe et regarda la table qui lui restait à débarrasser. Il se leva et souffla sur son café. La vapeur blanche qui en émanait se courba un instant avant de reprendre sa forme de volutes.
—Vous l'avez fait bien noir.
—Je n'y faisais pas vraiment attention.
—Hum.
Il fit mine de s'intéresser au chien qui dormait près de la cheminée et le réveilla pour regarder sa blessure. En réalité, il cherchait à évaluer s'il avait des chances de réussir ce qu'il s'apprêtait à faire. Il se mit à gratter le cou du chien et jeta un coup d'œil derrière lui pour regarder la Française. Elle avait l'air épuisée. Elle n'avait certainement pas la tête à ça... Il l'entendit commencer à empiler les assiettes pour les ramener à la cuisine. Il pouvait toujours essayer.
—Laissez tout ça, sortons tant qu'il fait jour.
Elle le regarda avec gratitude et reposa les assiettes. Partir, laisser tout ce travail sur place et prendre la route, comme c'était tentant... Puis elle se ravisa. Paddy et Betty n'allaient pas tarder à revenir. Elle n'avait pas envie de leur laisser de la vaisselle à faire, pas en cette journée. Et puis il faudrait rouvrir l'auberge le lendemain. Il fallait préparer les pâtes et faire les listes pour le réapprovisionnement. Et il y avait aussi la route à déblayer avant que la neige ne se tasse.
Et puis les tentatives de séduction de Paula lui avaient fait prendre conscience d'un sentiment qu'elle connaissait encore trop mal pour oser continuer directement sur cette voie.
—Je suis désolée, il y a trop de choses à faire avant qu'on rouvre demain...
—C'est pas grave, dit-il en baissant la tête, déçu.
—Henry... merci d'être venu, j'aurais eu du mal si-
Elle le remerciait encore en l'appelant par son prénom, nota-t-il.
—C'est fait maintenant. On n'a plus à s'inquiéter de ça, la coupa-t-il rapidement pour cacher sa gêne. Je vais planter des poteaux sur les bords de la route pour éviter que les prochains à passer ne tombent dans les prés.
Il enfila son manteau et sortit précipitamment pour aller chercher du matériel à la grange. Elle revit le regard enjôleur de Paula se poser sur le contrebandier et sentit la colère remonter dans son estomac. Elle s'en voulut immédiatement d'avoir refusé l'invitation d'Henry.
La jeune femme remit des bûches dans le feu, dérangeant le chien qui s'était à nouveau assoupi, puis partit laver sa vaisselle à la cuisine. Elle revit par la fenêtre le pré et la forêt qui étaient restés immobiles, silencieux, l'attendant toujours dans leur immuable beauté. Elle aurait mieux fait d'accepter et de partir se dit-elle en plongeant les mains dans l'eau glacée. Paula avait raison sur ce point, elle était comme l'albatros, trop gauche et pataud lorsqu'on le sortait de son élément.
Sentant que l'air se refroidissait dans la maison, elle mit plus de bois dans le poêle et remonta dans sa chambre pour enfiler des bas plus épais. Mais en entrant dans la pièce, elle sentit une atmosphère dérangeante, comme si quelque chose d'important avait changé. Paula n'avait rien touché, si ce n'est la photo qu'elle avait remise à son emplacement initial. Et pourtant cette impression étrange persistait.
Photo: Sunday River Covered Bridge in Newry, Maine Photo par Steve Yenco
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top