Chapitre 23 | Partie 2: The Cuckoo Bird
ARLETTE
Lorsqu'elle reparut dans le salon, Paula avait changé de face, Fowler venait certainement d'avoir une conversation plus sérieuse avec elle, car elle sourit à peine à Arlette. La jeune femme leur présenta l'entrée, des ravioles de saumon fumé sur lit d'épinards.
Puis elle enchaîna directement sur le plat principal, un rôti d'orignal accompagné d'une bannique. Elle avait délibérément choisi de proposer à ses invités un plat rustique et déconcertant de simplicité.
Elle avait fait une sauce avec le jus du rôti et des champignons pour accompagner le plat et avait parfumé son pain de campeur avec des oignons frais coupés avec les tiges.
Elle voulait leur montrer qu'elle n'avait rien à leur prouver, aucune pirouette acrobatique ou culinaire à exécuter pour leur bon plaisir. Elle cuisinait, parce qu'elle pouvait le faire, pas parce qu'elle devait le faire pour eux.
A mesure que le repas avançait, Paula se plongeait de plus en plus dans le mutisme et le désarroi. Chaque seconde lui faisait prendre une année de plus et Arlette commença à s'inquiéter lorsque sa fourchette lui glissa entre les doigts, alors qu'elle se tenait immobile devant son plat depuis une bonne minute.
Pendant tout ce temps, Fowler avait disserté du Mal incarné que représentaient les Irlandais, les Italiens et les Juifs, sans se soucier de la détresse de son amie. Il avait visiblement eu du mal à encaisser le retournement de situation à Portland.
En vérité il s'écoutait parler plus qu'il ne cherchait à convaincre et n'avait pour tout auditoire que le chien qui le regardait avec attention depuis sa place près de la cheminée.
Louis était concentré sur les deux femmes. Silencieusement, son visage osseux passait d'une Française à l'autre avec gravité. Quel obscur plan avait-il encore mis en œuvre, se demanda Arlette. Elle vit son agacement lorsqu'il entendit la fourchette de Paula tomber au sol.
—Ça ne va pas Paula ? demanda-t-elle inquiète.
—Oh, ce n'est rien, est-ce que je dois juste aller rajuster mon maquillage, tu as une salle de bain dans ta maison ?
—Eh... eh bien figure-toi que oui, j'en ai une, Paula, répondit-elle déconcerté. Je t'accompagne. Excusez-nous un instant, messieurs.
Elle se leva et aida la photographe à se dresser sur ses deux pieds. Elle tremblait. Son maquillage ne tenait plus, effectivement, mais c'était parce que son visage perlait de sueur.
Les deux femmes se rendirent à la salle de bain et Arlette sentit à nouveau le parfum fort que portait la photographe. Peut-être lui avait-on offert et se sentait-elle obligée de le mettre en présence de celui qui lui avait fait ce cadeau.
Ce n'était pourtant pas son genre. Si quelque chose lui déplaisait, elle le jetait sans ménagement, que cela vienne d'un ambassadeur ou d'un prince.
Avant même qu'Arlette ne referme la porte pour laisser son amie seule, elle vit Paula s'agrippa au lavabo pour sortir une petite boîte à pilules qu'elle se passa sous le nez en inspirant bruyamment.
Voilà qui expliquait son agressivité. La jeune femme repartit tenir compagnie aux deux hommes en se préparant mentalement à retrouver une Paula Castelblanc plus arrogante et excitée que jamais. Depuis quand avait-elle commencé à prendre de la drogue ? En effet, lorsqu'elle reparut, elle avait remis du rouge à lèvres et souriait à pleines dents.
Elle revint d'une démarche langoureuse, et se rassit tout en fixant Louis. Elle était directement passée à la vitesse supérieure, se dit Arlette en réprimant un sourire. Louis écarquilla les yeux et se redressa sur sa chaise, tentant de prendre un air sérieux, alors que Paula ne le quittait plus des yeux, comme un chat concentré sur sa proie.
Arlette eut presque envie d'en rire. Voir la belle et civilisée photographe de renommée internationale transformée en tigresse sauvage était aussi savoureux que d'avoir en face Louis, l'espion à la solde de Fowler, qui faisait essayait de refuser les avance de l'amante de son employeur sous ses yeux.
La jeune femme se mit à poser des questions à Fowler pour capter son attention. Elle avait soudainement envie de voir jusqu'où Paula était prête à aller, de la laisser faire pour voir jusqu'à quel point elle était capable de se rendre ridicule.
Sans sembler se douter de rien, Fowler parla de la saison de ski qui ne s'annonçait pas particulièrement intéressante avec la sécheresse qui avait sévit dans toutes les plaines pendant l'été et l'augmentation des prix dans les stations.
Il ne parlait que de qualité de neige et de stations dans les Appalaches qui auraient pu être envisageables si elles n'avaient pas été peuplées de culs-terreux. Il préférait à la rigueur aller dans le Vermont, même s'il trouvait que c'était déjà trop aux limites de la Nouvelle-Angleterre pour être entouré de gens civilisés.
Arlette s'en moquait éperdument. L'hiver n'avait rien d'un loisir pour elle, il représentait une difficulté de plus qu'elle allait devoir apprendre à combattre. Elle glissa plusieurs fois un regard vers Paula. Elle était de plus en plus insistante dans ses regards sensuels, se dandinant sur sa chaise comme une poule sur son perchoir.
Lorsque l'aiguille sonna quatorze heure, Arlette mit fin à la conversation. Elle se leva pour débarrasser et ramener le dessert. Elle remarqua en partant que Paula s'était mise à toucher le pied de Fowler sous la table.
La jeune femme se rendit à la cuisine en se sentant un peu rassurée. Son ancienne amie était tombée bien bas. Elle faisait ce qu'elle pouvait pour survivre. Elle n'avait pas à se sentir diminuée par les paroles venimeuses de cette femme, se dit-elle en sortant ses desserts de la boîte d'acier couverte de glace.
Elle avait préparé des mille-feuilles à la crème de chocolat et noisettes caramélisées, pour dérouter et assommer définitivement ses invités. Elle n'était pas là pour leur faire plaisir, elle était là pour leur montrer qu'elle était le seul maître à bord, et qu'elle les renvoyait aussi bien qu'elle les soufflait avec un dessert si difficile à réaliser dans sa « cabane rustique ».
Elle revint avec les mille-feuilles et laissa ses invités sur leur ébahissement pour aller préparer le café derrière le comptoir.
Alors qu'elle faisait chauffer l'eau, elle vit la voiture d'Henry qui arrivait sur la route à présent à peine visible sous la neige. Elle ne put s'empêcher de sourire, se réjouissant d'avoir enfin un allié au milieu de ce bal de vampires.
Il sortit de la voiture dans un lourd manteau rembourré et s'avança sur le perron avec sa démarche pesante d'ours. Lorsqu'il ouvrit la porte, le vent froid s'engouffra avec lui et il plongea le salon dans une atmosphère glaciale et silencieuse. De sa grande taille et avec son large manteau, il semblait dominer la pièce au point d'en réduire la lumière.
Il jeta un regard noir à Louis et à Fowler et salua la dame d'un « bonjour » qui ressembla plus à un râle. Il transportait avec lui l'odeur de caves humides, d'alcool et de tabac froid qui laissaient clairement imaginer ses activités. Il y avait une arrogance naturelle et une force brute dans cette fragrance qu'Arlette aimait. Elle dérangeait les parfums luxueux et la propreté de ses invités.
Elle le présenta immédiatement avant de l'accompagner au comptoir pour lui servir un café.
—Messieurs, Paula, voici Henry Richter, mon associé. Henry, je vous présente Paula Castelblanc. Elle est photographe. Vous connaissez déjà les deux hommes assis à cette table.
La femme changea radicalement de pause, se tournant vers le comptoir les jambes croisées, un coude sur la table, sans plus porter d'intérêt pour la pâtisserie et le garagiste qui avait retenu toute son attention auparavant.
—Seigneur, Arlette tu ne m'avais pas dit que tu avais un vrai homme des bois, c'est exactement ce que je recherche... pour mon reportage, dit-elle d'une voix douce en français. Il a l'air bien bâti et son regard glacial, j'adore...
Arlette serra les dents en versant le café et en renversa à côté. Pendant qu'Henry enlevait son manteau, Paula s'était mise à dodeliner de la tête en souriant.
—Monsieur Richter, venez donc vous asseoir avec nous, dit-elle d'une voix suave sans même attendre l'aval du sénateur.
Le visage de Fowler se durcit pendant une seconde avant de reprendre son air heureux et paisible de vieil homme gâteux.
—Oui venez, asseyez-vous Henry, parlons un peu de votre entreprise ? Il parait que les affaires vont bien pour le transit frontalier en ce moment.
Sans hésiter une seconde, Henry prit une chaise à une autre table et lui fit racler le plancher jusqu'à ce qu'il la plante entre Fowler et Arlette, presque en face de Louis.
—Je ne voudrais pas vous empêcher de finir votre repas, dit-il d'un ton si sombre qu'il avait plus l'air d'un sarcasme que d'une formule de politesse.
—Oh mais pas du tout, nous sommes enchantés d'avoir la présence d'un homme tel que vous à notre table, susurra Paula.
Elle lui fit un clin d'œil et se mit à toucher ses cheveux en le fixant avec un demi-sourire qui laissait ses lèvres épaisses entrouvertes. Henry ne s'en aperçut pas. Il était trop occupé à guetter les mouvements de Louis.
Lorsqu'il se rendit compte que la blonde à côté de l'Anglais essayait d'attirer son attention, il l'étudia un instant puis baissa les yeux, gêné. Arlette posa sa tasse à café devant lui et il releva la tête pour la remercier en haussant les sourcils. Le sourire de Paula de l'autre côté de la table ne fit que s'élargir.
Arlette essaya de commencer à manger son mille-feuille, mais sa gorge se serrait à chaque fois qu'elle sentait son ancienne amie changer de position sur sa chaise pour se mettre plus en avant devant Henry. La colère nourrissait déjà son estomac. Elle était révoltée que cette femme frivole et vulgaire s'en prenne à lui.
Elle sentit qu'elle s'empourprait et essaya de se calmer. Au fond, c'était irraisonnable. Elle avait toujours vu Paula agir ainsi avec les hommes, peut-être plus discrètement. Pourquoi est-ce que cela la gênait avec Henry et pas avec Louis alors ? Elle sentit que même ses oreilles devenaient cramoisies alors que la réponse s'articulait dans sa tête.
—Arlette, je dois te dire que ton mille-feuille est dé-li-cieux, ça n'a vraiment pas dû être facile d'en faire dans un endroit pareil, mais j'ai toujours su que tu étais une bonne cuisinière. Mais tu aurais dû en préparer aussi pour Monsieur Richter, je suis certain qu'il aime les pâtisseries...
—Merci Paula... répondit-elle en se sentant de plus en plus mal à l'aise.
—Monsieur Richter, avez-vous déjà goûté aux pâtisseries d'Arlette ? Mais ne rougis pas Arlette, je dis juste que tes desserts sont toujours fantastiques.
—S'il te plaît Paula...
—Vous travaillez dans le commerce alors, Monsieur Richter ? Vous devriez me donner l'adresse de votre lieu de travail, je pourrais prendre quelques photos pour enrichir ma collection avec un véritable homme du Maine...
—Ça ne m'intéresse pas, siffla-t-il brutalement, mettant un terme à l'insistance de la femme.
Paula décroisa ses jambes et ses yeux s'agrandirent comme du maïs sautant dans une poêle. Ses narines s'élargirent et son sourire se figea. Elle ressemblait aux gravures représentant le chat d'Alice au pays des merveilles pensa soudainement Arlette. Mal à l'aise, Henry avait mis ses mains sur ses genoux et non pas sur la table.
Il lança un regard en coin à la jeune femme avant de se concentrer à nouveau sur l'autre Française. Fowler quant à lui ne semblait pas ennuyé ou vexé que son amie intime se fasse refuser par le bootlegger. Il se caressait la barbe en jetant des regards amusés à Arlette. C'était à présent à son tour de se moquer de la situation ridicule que provoquait Paula.
—Voilà qui est embêtant, vous étiez tout à fait le type d'homme que je recherchais... Cela me rappelle un poème de notre pays natal, à moi et à Miss Mangel, je peux vous le réciter mais ce sera bien entendu en français.
—Tout ce que vous direz m'enchantera, intervint soudainement Fowler d'une voix mielleuse pour encourager son amie.
—Très bien, écoutez la rime, et toi Arlette, dis-moi bien si les vers sont justes :
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !
Je crains malheureusement que ma mémoire me fait défaut sur les deux derniers vers, aussi je ne m'y risquerais pas, mais le sens du poème est bien là. L'avez-vous perçut Monsieur Fowler ? »
Elle sourit, mais pas à Fowler. Elle se tourna vers Arlette pour la saisir par la main sous la table et la lui serra avec ses ongles. Est-ce qu'elle venait de se moquer d'elle pour se venger de son humiliation ? Était-ce la drogue qui avait fait de Paula cette créature vampirique, méchante et sournoise ?
La jeune femme voulut se séparer de ses griffes mais elles s'enfoncèrent plus profondément dans sa peau. Ce n'était pas la femme qui l'avait prise sous son aile des années auparavant et qui lui avait fait voir le monde. Ce n'était qu'un spectre bien dressé par Louis ou Fowler.
Arlette eut envie de pleurer. Elle se sentait soudainement trahie, abandonnée par sa dernière amie française. Paula Castelblanc avait disparu, et avec elle, tout ce qui la rattachait à son passé en France. Le monde de luxe dont elle n'avait fait qu'effleurer la surface se liquéfiait en une crasse plus collante que le suif.
—C'est un bien beau poème et vous savez comme j'aime vous entendre parler votre langue si élégante, déclara Fowler comme on récompense un caniche qui fait le beau, et vous, qu'en pensez-vous Louis ?
C'était la première fois qu'on lui donnait la parole depuis le début du repas. Louis esquissa un sourire et posa ses coudes sur la table pour lancer à son tour un regard charmeur à Paula, celui avec lequel il avait regardé Arlette auparavant.
—C'est un poème de Baudelaire, n'est-ce pas ? L'albatros ?
—Louis ! Quelle surprise, vous comprenez donc le français ! S'exclama Paula en prenant une voix aigüe.
—Mes connaissances sont rudimentaires.
—Ne soyez pas modeste ! Je suis certaine que-
—Paula, tu saignes du nez, la coupa soudainement Arlette.
Paula se tourna vers elle avec un éclair de fureur et reprit son sourire pour poser délicatement son doigt sous son nez. Une goutte de sang tomba dans son assiette. Tous les regards étaient tournés vers son cou taché du liquide rouge.
Arlette guetta la réaction de Fowler. Il avait l'air excédé, comme Louis. Ils n'étaient pas là en qualité d'amis de Paula, ils étaient là comme deux montreurs d'ours qui promenaient leur créature rendue difforme par la torture et les exercices.
Paula n'était pas leur reine, elle était leur esclave. La jeune femme ne ressentit plus aucune haine ou aucun dégoût face à elle. Elle prit la main de Paula doucement et sourit.
—Ce doit être le froid. J'ai un onguent assez efficace en haut, la rassura-t-elle. Viens, je vais t'en donner un peu.
Reconnaissante, Paula baissa la tête et acquiesça, alors qu'Arlette se tournait vers Henry. Elle lui lança un regard inquisiteur. Pas de bagarre, pas de règlement de compte, pas de fusillade chez moi. Elle aida à nouveau Paula à se lever et lui fit monter l'escalier.
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