Chapitre 23 | Partie 1: The Cuckoo Bird
ARLETTE
La neige arriva deux jours avant le sénateur, mettant toute sa magie en œuvre pour donner à Pinewood des airs de vieille auberge mystérieuse. Elle tomba dans la nuit, silencieuse et délicate, prenant possession du monde.
Le brame du cerf, le hululement de la chouette, le chant des merles, tout disparut soudainement, absorbés par son tapis insonore. Elle couvrit les prés et parsema la forêt de taches blanches.
Là-haut, au bord du lac, on n'entendit plus le coucou lointain et l'aigle qui chassait, les coups de hache se transformèrent en bruits sourds, chassés par le vent du nord. C'était à présent le temps du silence et de la lumière aveuglante, de l'Enfer glacé.
Les Irlandais qui travaillaient depuis deux jours à la construction d'une petite cabane pour la pêche sur le lac rentrèrent aussi vite qu'ils le purent. Il leur fallait s'équiper pour la neige. Kenneth avait déjà eu du mal à atteindre la White Moose River quelques jours plus tôt.
Avec l'approche de l'hiver, il était trop tard pour poser les premières balises des sentiers qu'ils essaieraient de dégager au printemps prochain, mais il avait tenu à s'approcher du Mont Curtis et à trouver des traces de la meute fantôme qu'Arlette disait avoir vu à la fin de l'été.
Il avait du mal à croire tout ce qu'elle lui avait raconté sur ces créatures gardiennes des collines, alors que l'histoire sur son oncle lui avait semblé tout à fait réaliste. Il ne croyait pas aux loups dans le Maine, mais de la folie du communisme, ça il en était convaincu.
Il passa une journée à marcher dans la partie la plus reculée de Pinewood, là où les arbres avaient poussé trop densément et où l'air était si pur et froid qu'il transperçait les épaisses couches de ses vêtements.
Il fut finalement bloqué par des mètres de neige au-dessus du lac et dû reporter son expédition, mais il lui sembla bien entendre des hurlements sinistres lorsqu'il se trouvait à l'endroit le plus éloigné, le plus en-avant à la frontière du monde sauvage, face aux murs de neige, de pins et d'épicéas.
Jim était passé dans la semaine pour profiter de la chaleur de l'auberge. Sa cicatrice et son pied fantôme était devenus douloureux et c'était pour lui le signe indéniable qu'une tempête de neige se préparait quelque part entre les montagnes, plus au nord.
Il avait donc passé donc trois après-midi à Pinewood pour fabriquer des raquettes de neige de cuir et bois de bouleau, demandant pour seule rétribution que l'on mette plus de bûches dans le feu et que le café soit plus fort. Le troc était répandu entre les habitants de la région, et Jim savait qu'on ne lui demanderait jamais de payer quoi que ce soit à l'auberge.
Il avait pris ses quartiers dans le gros fauteuil en cuir dos à la porte, orienté à l'angle de la cheminée pour ne pas être trop au chaud, et les habitués venaient tous le saluer avant de s'installer. Ses connaissances en matière de chasse et d'élevage de chien étaient appréciées de tous.
Pour Arlette, il était évident qu'il ne pourrait jamais prendre la place de Joshua, mais elle le respectait comme le vénérable ancien de ces forêts. Lorsque le premier flocon tomba du ciel, les chausses avaient entièrement séchées et tout Pinewood fut équipé.
Arlette passa la matinée du lundi 10 novembre à regarder la forêt enneigée par la fenêtre de la cuisine. Elle n'aurait pas le temps de s'y rendre. La journée qui l'attendait lui demanderait trop de préparatifs.
Elle ne pouvait s'autoriser une sortie dans la nature, et pourtant, ses murmures se faisaient de plus en plus fort. Elle pouvait entendre l'invitation de la forêt lorsqu'elle lavait sa vaisselle. Il n'y avait plus que le son de l'horloge pour rythmer le temps qui s'écoulait et la ramener à la réalité.
Recluse à l'intérieur, elle ressentait l'appel du silence, du vide et de l'immensité. Le monde de blanc et de noir lui parlait. Il avait quelque chose d'effrayant, de macabre, mais d'étrangement plaisant aussi, quelque chose qui l'attirait vers un monde peuplé d'ombres froides.
Il lui murmurait de quitter ses casseroles, d'ouvrir la porte et de franchir la limite du pré, de s'enfoncer dans la forêt, jusqu'à se retrouver perdue dans l'espace vertical des longs bras de bois noirs qui soutenaient le ciel blanc.
Elle s'y refusa toute la journée, luttant sans cesse contre cette envie d'abandon, de lâcher-prise, et lorsqu'elle se coucha le soir, elle crut entendre les hurlements des loups qui l'appelaient encore.
Au matin du 11 novembre, elle sortit tôt pour nourrir le chien et le vit arriver en boitant. Une large entaille se dessinait sur sa peau. Les loups étaient donc bien venus. Les empreintes des visiteurs avaient peut-être été couvertes par la neige, mais il restait les marques profondes de leurs griffes sur la porte. Ils avaient essayé d'entrer. Ce n'était pas seulement son imagination...
Si Kenneth était venu ce matin-là, il aurait vu de ses yeux les marques qui ne trompaient pas. Mais Kenneth était avec les autres Irlandais. Elle avait envoyé tout le monde chez les Richter. Betty, Devin et Samuel s'étaient retrouvés la veille avec tous les habitants de Pinewood, femmes et enfants compris, pour le jour de l'Armistice.
Henry passa à l'auberge une première fois pour soigner le chien puis une deuxième fois dans la matinée, pour s'assurer que tout allait bien. Il semblait presque plus nerveux que la jeune femme. Il était entré la deuxième fois, affichant son air placide, et avait caché un revolver sous le comptoir. « Plus facile à sortir qu'un fusil » avait-il seulement déclaré.
Lorsque midi sonna à l'horloge, Arlette était seule dans la cuisine, entre ses casseroles fumantes et son plan de travail encombré. Elle entendit le craquement régulier de la neige sous le poids de roues. Une voiture arrivait. Elle se précipita hors de la cuisine pour enlever son tablier et aller accueillir les invités. Elle ouvrit la porte d'entrée et s'arrêta sur le perron. Ils étaient déjà sur le parking.
Son cœur se serra brutalement lorsqu'elle vit au milieu de la fine couche de neige la chevelure blonde dorée de Paula.
Elle portait un chapeau et un manteau de fourrure élégant. Son visage blanc couvert de poudre de riz parfumée avait encore pris des rides.
Arlette sourit. Il lui suffisait de la voir au loin pour relire son histoire et son existence comme un livre qu'elle avait déjà parcouru. Sensuelle, pulpeuse, élégante, elle avait tout ce dont rêvaient les femmes modernes. L'âge semblait être son seul Némésis. Elle se considérait comme une fleur, et c'était bien triste pour elle, car elle ne se projetait que dans le jour où sa beauté se fanerait...
Louis était là, portant une veste en peau de mouton et un pantalon froissé comme un vulgaire boy. Il prenait un air serviable et poli qui fit frémir Arlette de rage.
Comment avait-il encore le culot de venir chez elle, se protégeant de son rôle officiel, pour se faire recevoir à sa table et servir comme un invité de marque... Il venait d'ouvrir la porte à la photographe et au sénateur Fowler qui avait rasé sa moustache.
Le vieil homme regarda Arlette sur le perron. Il lui lança un grand sourire affable et voulut lui adresser la parole, mais avant qu'il n'en ait eu le temps, Paula accourut d'un pas gracieux et serra son amie dans ses bras.
L'odeur de la poudre de riz mélangée à un parfum capiteux et musqué lui assaillit immédiatement les narines. La photographe avait pourtant l'habitude de porter des parfums fleuris et légers. Où étaient passés tous ses discours sur l'art de porter une eau de toilette et comment assortir les couleurs avec les odeurs ?
—Oh Arlette, comme tu m'as manqué ma chère amie ! dit-elle en français avant de la regarder de haut en bas. Mon Dieu, comme tu as maigri ! Tu as un chien ? Ça sent le chien ici... Oh si tu savais comme j'étais inquiète pour toi, j'en ai même perdu l'appétit... Regardes comme je suis maigre, tu ne trouves pas que j'ai aussi perdu du poids ?
—Tu as fait un autre régime, Paula... Je suis contente de te revoir.
Ce n'était pas entièrement vrai. Mais qu'est-ce qui l'était réellement à cet instant ? Les sourires de la photographe semblaient tout aussi faux que la politesse du sénateur.
—Bon, entrons, la pressa-t-elle en se précipitant à l'intérieur, oh mais quel charmante... Cabane ? C'est ça la maison que t'a légué ton oncle ? C'est... très rustique. Tu aurais mieux fait de prendre un cottage sur la côte ou de reconstruire quelque chose de plus décent dessus.
Arlette ne répondit pas, elle sentait les habitudes lui revenir, le silence qu'elle s'infligeait lorsque Paula caquetait bêtement. Elle ne le prenait pas personnellement, comme personne d'ailleurs. On estimait simplement qu'il s'agissait des bavardages mondains auxquels les jeunes femmes bien éduquées étaient tenues, puisqu'elles étaient considérées comme incapables de discuter d'un sujet en profondeur.
En parlant ainsi, à tout va, Paula avait l'impression de libérer sa parole, d'être une agitatrice gênante et une femme de caractère, mais elle ne faisait que se plier aux convenances qu'on lui avait enseigné. Arlette s'en apercevait à présent, cela lui paraissait étrangement inutile et versatile.
—J'ai entendu dire que tu avais des Irlandais à tes services, où sont-ils ?
—Ils ne travaillent pas le 11 novembre.
—Ah, tu les traites bien. Tu sais d'après certaines statistiques ils travailleraient deux fois mieux que des Chinois mais encore cinq fois moins bien que des Américains. C'est pour ça qu'ils ont stoppé l'immigration des asiatiques, dit-elle d'un air grave.
—Mais qu'est-ce que tu lis, Paula ? s'offusqua Arlette, atterrée.
—Ne me parlez pas trop d'Irlandais, j'en ai assez à gérer ces derniers temps, intervint Fowler qui venait d'entrer.
Louis prit son manteau et celui de Paula des mains d'Arlette pour aller les mettre sur le porte-manteau près de la cheminée, sans même un « bonjour » pour leur hôte.
La jeune femme décida de l'ignorer. Peut-être valait-il mieux qu'il ne parle pas du tout de tout le repas. Elle présenta la table sur laquelle elle avait dressé les couverts et les assiettes, sur sa plus belle nappe blanche.
—Je vous en prie, asseyez-vous, je vais chercher des verres, déclara-t-elle en passant derrière le comptoir.
Paula sortit de sa veste un étui d'acier dans lequel s'alignaient des cigarettes et Louis vint immédiatement lui tendre une allumette. Elle l'alluma en inspirant et laissa la fumée sortir de ses narines en se retournant vers Arlette.
—Oh, c'est qu'il est tellement facile d'avoir soif dans ce pays... Comment fais-tu pour survivre sans le vin ? Cela fait deux semaines que je voyage et je n'ai jamais bu d'aussi mauvais alcools de toute ma vie ! On m'a forcé à boire du blended malt, est-ce que tu te rends compte ? Personne n'était capable de me dire de quelles distilleries ça venait, c'est un coup à tomber malade et devenir aveugle ! se lamenta Paula en s'asseyant au comptoir en face d'Arlette.
—L'alcool est interdit ici, il vaut mieux ne tout simplement pas en boire, répondit-elle en souriant.
Paula sourit et ses yeux bleus s'animèrent malicieusement en étudiant son amie de bas en haut.
—Mon Dieu que tu as changé, Arlette. On dirait une vraie femme. Comment est-ce que tu as pu t'adapter à cet endroit sans te transformer en grosse fermière à la peau brune ? Est-ce que c'est l'ensoleillement du Maine qui donne ce teint si pâle ? Je devrais peut-être faire une cure !
Elle se mit à rire toute seule.
—Je travaille souvent sous la pluie, il faut dire que le temps en automne peut changer-
—C'est vrai, j'ai appris ça ! Tu travailles ! Et il paraît que tu as même ta propre affaire ! Comment tu en es arrivée là alors ? Tu as dû « passer de petits accords » avec un maire ou un procureur ? Tu peux tout me dire tu sais... Ou tu t'es trouvé un Jules avec un bon carnet d'adresse ? C'est bon, on parle français, tu penses vraiment que ces deux rustres d'américains nous comprennent ?
Arlette recula jusqu'à ce que son dos se frotte à la petite armoire derrière elle. Paula s'était appuyée sur le comptoir tout en parlant, la fixant de ses grands yeux pétillants. Elle était terrifiante d'audace et d'extravagance. Et vexante.
La jeune femme réalisa qu'en la harcelant ainsi, son ancienne amie remettait sur elle son pouvoir. Elle jugeait, elle portait sur tout son regard plein de désillusions, de luxure et attendait que le monde lui réponde en hochant la tête.
Elle voulait connaitre le vice derrière chaque réussite, pour se dire qu'au fond, chaque être était aussi noir qu'elle. Non Paula, ce n'est pas une fatalité, se dit Arlette en sentant le feu de la révolte monter dans son cœur.
—Cette maison que tu trouves si rustique est mon auberge, Paula. J'ai dû me battre pour la garder, la rénover, en faire une enseigne respectable, me faire accepter dans la région, et je l'ai fait sans avoir à jouer de mes charmes.
Le sourire de la photographe se perdit un court instant dans le vague, puis elle sursauta et reprit :
—Bah, de toute façon faire du charme ça n'a jamais été ton fort. On fait avec ce qu'on a quand on n'a pas la chance de naître avec une taille de guêpe. Mais peut-être que tu as mieux réussi avec ces cowboys ou bûcherons, je ne sais pas ce que vous avez ici comme spécimen, en tout cas ils ont l'air moins regardant que les européens...
Arlette baissa les yeux. Peu importe ce qu'elle pouvait répondre au fond, cela ne changeait rien. Elle n'avait plus rien en commun avec les bourgeoises françaises qu'elle avait côtoyé pendant quelques temps. Leur mode de vie, leur façon de penser, tout cela n'avait plus de raison d'exister ici dans les forêts du Maine. Il n'y avait ni concurrence, ni séduction entre femmes ici-bas, au milieu des bois.
Elle devait rester calme, réprimer l'indignation et l'envie de cogner qui agitait ses mains. Mais il fallait bien avouer que cela faisait beaucoup d'inepties à la minute.
Comment avait-elle pu accompagner cette femme partout en Europe, persuadée qu'elle était un exemple à suivre ? En repensant à la personne qu'elle était à l'époque, elle s'en voulut de sa naïveté et de son manque de confiance en soi...
—Je n'ai pas « réussi » avec les locaux, parce que je n'ai pas essayé, répondit-elle en sortant quatre verres qu'elle posa brusquement sur le bois. J'avais d'autres préoccupations. Et toi, entre qui et qui convoles-tu en ce moment ?
Elle jeta un regard en coin à Fowler qui allumait son cigare sans prêter attention à la conversation en langue étrangère. Arlette n'eut même pas envie de le plaindre. Il devait bien savoir quel genre de femme était Paula.
—Oh moi ? Eh bien nous sommes allés au Texas il y a deux semaines, j'y ai justement rencontré de vrais cowboys, tu aurais dû les voir. Grands, musclés et vigoureux, ils sont d'une race plus exotiques que les Chinois ou les Indiens ! Mais pourquoi est-ce que j'ai passé autant de temps en Asie alors qu'il y avait les Amériques ! Au moins ils sont blancs, enfin si on considère leur cuir tanné comme du blanc... Et puis il y a toujours ce vieux croûton de Fowler, il a peut-être de l'argent mais il a des appétits bien lassants... Mais parle-moi de toi ! J'ai cru comprendre qu'on t'avait laissée toute seule avec le charmant jeune homme derrière nous... Racontes-moi un peu ? Tu lui as fait les yeux doux ?
Arlette inspira profondément et jeta un regard plein de dédain à Louis. Il était justement en train de la regarder.
—Tu prépares un nouveau reportage ? demanda-t-elle brusquement pour changer de sujet.
—Oui, ça devrait t'intéresser, je fais des portraits d'hommes sauvages, de péquenauds et de fermiers. Tout le monde est dans les villes pour prendre en photo les gangsters en ce moment, mais les truands n'attirent pas les expositions pour des œuvres caritatives... La misère paye mieux que la criminalité dans les soirées mondaines tu sais. Mais dis-moi, toi qui vis parmi eux, tu en connaîtrais pas des plutôt bien taillés dans la région ? Autant lier l'utile à l'agréable ! s'exclama la photographe.
Elle se mit à rire la bouche grande ouverte, si fort que Fowler et Louis arrêtèrent de parler pour se retourner. Arlette baissa les yeux et serra les poings. Elle avait presque envie de vomir. Et s'ajoutait à cela le mauvais pressentiment que la situation n'allait pas s'arranger lorsque Henry arriverait.
Elle évita de répondre et invita Paula à rejoindre la table. Elle leur proposa en guise de boisson de la citronnade, puis elle partit en cuisine pour réchauffer ses casseroles et disposer son entrée sur des assiettes.
Elle s'arrêta un instant pour respirer et regarder par la fenêtre la poudreuse qui tombait lentement. Le monde était tellement beau dehors. Quelle injustice qu'elle ne puisse pas se délester sa condition humaine pour abandonner ses invités et partir galoper dans les bois comme un chien fou.
Il venait de tomber quelques centimètres de poudreuse en quelques minutes. Pourvu qu'il ne neige pas trop et qu'ils puissent repartir tôt.
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