Chapitre 22 | Partie 6 : Keep On The Sunny Side
HENRY
Henry vivait lui aussi à un rythme nouveau. Cet automne semblait commencer sous de nouveaux hospices, après des années de difficulté et de travail incessant. Alors que la neige commençait à tomber dans les hauteurs, il récoltait les fruits de toutes ses prises de risque. Il avait réussi à tenir ses promesses.
Il avait rétabli les passages à la frontière terrestre, sortant de la précarité de nombreuses familles qui avaient failli passer l'hiver dehors. Il était désormais l'intermédiaire direct avec les forces de l'ordre corrompues qui devaient répondre de leurs actes devant les Fitzgerald de Portland.
Il passait ses journées à surveiller des convois, à aller voir les producteurs pour discuter des prix, et à chasser ceux qui refusaient de payer leurs taxes. Il avait l'impression dérangeante de passer de moins en moins de temps dans les bois, à faire ce que sa famille avait toujours fait, la distillation artisanale...
Toutes les deux semaines, il allait à Portland rendre compte de la situation, comme un bon employé. Cette idée le révulsait. Lorsqu'il se rendait à Portland, il y retrouvait Danny venu faire la même chose.
Il passait souvent chez lui, sur la côte, avant de rentrer à Richmond. Son frère cadet occupait une petite maison de pêcheur dans un village pittoresque où son fils allait à l'école. Tout semblait aller mièvrement bien pour eux, pensait-il à chaque fois qu'il s'y rendait.
L'air marin était meilleur pour les petits poumons de Charles. Le gosse avait repris des couleurs, loin de l'humidité des forêts. Martha aimait mieux le paysage de la mer et la civilisation de la côté : elle pouvait aller faire des courses et acheter des produits introuvables plus au nord, elle avait fait équiper la maison d'un lave-linge et d'un réfrigérateur et prenait des cours à distance, comme une vraie bourgeoise.
Henry comprit que son frère ne reviendrait pas lorsqu'il lui annonça qu'il avait construit un alambic dans le bois, derrière sa maison. Crée les pièces, les assembler en plein air avant de distiller les produits de la terre avait toujours été le rituel le plus sacré de leur famille, celui qui liait les hommes entre eux et avec la terre à laquelle ils appartenaient.
Danny avait fait de la côte son nouveau territoire, il avait accompli son rite de consécration en faisant un alcool de pomme parfumé au pin maritime. Lorsqu'il en goûta, Henry fut forcé de reconnaître sa qualité. Son frère avait capturé l'essence du bord de mer et l'avait mis en bouteille.
A chaque fois qu'il quittait la maison de son frère, il avait l'impression de l'abandonner pour ne plus jamais le revoir. Il le laissait naviguer seul sur une mer d'ennuis, alors que lui retournait vers ses montagnes tranquilles. Trop tranquilles. Il réalisait que l'absence d'un membre de la famille à Pinewood lui était devenue moins supportable avec les années.
Alors qu'auparavant, c'était lui qui s'était enfuit, voilà qu'à présent il devenait sentimental et rêvait de voir sa famille réunie.
Qu'avait-il espéré en se rebellant contre Lloyd ? Il avait voulu du changement, non ? Maintenant il avait du mal à s'habituer à son goût étrange. Même Arlette avait acheté une autre marque de café. Décidément, rien n'était plus comme avant. Ces étrangers n'avaient vraiment aucun goût pour le café bien noir et fort.
Mis à part ce détail, il aimait rester assis sur sa chaise de comptoir, fixant le ciel pluvieux de l'aube, son corps se réchauffant lentement alors que le feu dans le poêle commençait à crépiter, une tasse de café entre les mains, accompagné par la vision de la jeune femme qu'il voyait coiffer ses cheveux roux en chignon. Même cela avait changé... Elle essayait de se donner des airs d'Américaine moderne, remarqua Henry.
Depuis que les températures avaient chuté , elle gardait son manteau le matin, lorsque les pièces n'étaient pas encore chaudes, et il ne voyait plus ses formes se dessiner dans ses robes. Peut-être était-ce mieux ainsi. Il avait l'habitude de lui parler comme à un collègue de travail. Comment pouvait-il parler normalement à un collègue féminin, se demandait-il. L'artifice du manteau restait cependant une esquive médiocre.
Il pouvait passer ses matinées à regarder ses mains, son cou, ses sourcils, sa bouche fine ou ses grands yeux, jusqu'à ce que Betty arrive. Heureusement pour lui, Margaret avait quitté Pinewood et il pouvait à nouveau passer du temps à l'auberge le matin.
Il y retrouvait un semblant de quotidien qui le rassurait, une constante au milieu de tout ce tumulte de nouveauté, qu'il avait envie de préserver dans un écrin pour que rien ne change jamais.
Paddy avait remplacé la veuve, mais il avait la décence de se lever bien plus tard. Et bien qu'Henry n'aime pas trop l'idée qu'un homme passe son temps là-bas, avec sa sœur et la Française, il devait reconnaître qu'il cuisinait bien. Et cela signifiait qu'Arlette n'était jamais seule à l'auberge, qu'il y avait toujours une personne à proximité au cas où Louis ou les communistes en veine avec son oncle passeraient.
Louis finirait par venir, au mois de novembre, puisque Fowler viendrait avec l'amie d'Arlette. Il aborda le sujet avec elle un matin et elle lui demanda s'il voudrait être présent ce jour-là. Elle avait peur de se retrouver à nouveau sous l'emprise de l'Anglais, ou de se laisser intimider par Fowler.
Cette requête le surprit d'abord. Il avait l'habitude de la voir régler ses problèmes seule et affronter les gens aisément, comme elle l'avait déjà fait avec Lloyd ou lui-même. Mais en y prêtant plus attention, il remarqua qu'elle parlait de son « amie » avec crainte, comme si elle avait peur de ce que cette femme pouvait rapporter de son passé...
Le 31 octobre, comme une mauvaise farce venue d'outre-tombe, une lettre arriva à Pinewood. Henry la trouva au petit matin sur le perron et non pas dans la boîte aux lettres. Quelqu'un était venu dans la nuit, quelqu'un que le chien connaissait puisqu'il n'avait pas donné l'alerte. Louis.
Il la remit à Arlette et la vit pâlir à l'instant même où ses yeux se posèrent dessus. Alors qu'elle s'asseyait en finissant de la lire, il se tint devant elle, attendant qu'elle lui en fasse la lecture. Si ça venait de Louis, alors il était en droit d'en connaître le contenu, pour sa sécurité et celle de sa famille. Lorsqu'elle eut terminé de lire, la jeune femme posa le papier sur la table et leva la tête vers lui.
—C'est une lettre de Paula. Elle et Fowler viendront le 11 novembre, « pour célébrer ensemble ce jour important que fut l'Armistice »... Elle écrit comme si elle organisait un banquet... Mais à quoi est-ce qu'elle s'attend ? une réception de qualité avec une remise de prix ?
Arlette était totalement désappointée. Comment osaient-ils la privée de la seule journée de deuil officiel ? Le jour où tout allait lui rappeler la guerre, son père et son frère. Henry sentit qu'elle commençait à paniquer. Il vit sa poitrine se soulever plus rapidement et ses mains qui se crispaient sur sa jupe. Il renifla bruyamment en détournant le regard et se racla la gorge.
— A quel point étiez-vous amies toutes les deux ? demanda-t-il.
— Je... Je ne sais pas trop si elle m'estimait comme moi je l'estimais. Mais cette lettre... c'est typiquement la façon d'agir de Paula : organiser son agenda sans aucune considération pour les autres, et s'offusquer si on lui demande de changer. Si je refuse ce jour-là, au mieux je n'aurai plus jamais l'occasion de la revoir. Au pire, elle le prendra mal et forcera Fowler à la venger.
Henry croisa les bras. Une vengeance pour un rendez-vous reporté ? Mais qui était cette Paula, la reine d'Espagne ? Il avait du mal à imaginer pourquoi la Française voulait absolument la revoir. Il la regarda se frotter le front nerveusement.
Pourquoi tenait-elle tellement à renouer avec son passé ? Elle était à Pinewood à présent, avec eux. Peut-être était-ce là sa véritable faiblesse. Elle avait encore des remords...
Il se demanda si lui-même aurait cherché à revoir ses anciens coéquipiers d'Alaska comme elle le faisait aujourd'hui avec son amie. Probablement pas. Il avait certainement encore un vieil ami là-bas, un fameux chasseur de carcajou, se souvint-il avec nostalgie. Mais il n'avait pas envie de le revoir. Des années s'étaient écoulées, des gens étaient morts, ils étaient tous les deux devenus des hommes sans plus grand-chose en commun. Et les autres ? Ceux qu'il n'avait pas lui-même enterré dans la glace devaient faire des cauchemars lorsqu'ils entendaient le vent du nord souffler dehors, laissant le nom maudit d'Henry Richter revenir dans leurs cœurs.
Il ne put réprimer un sourire en laissant cette idée sombre s'insinuer dans son esprit. Il pensa soudainement à ses propres craintes et perdit son sourire en regardant la jeune femme.
—Il y aura Louis ?
— S'il y a Fowler, alors il y aura Louis...
—Je les recevrai avec vous, je vous l'ai dit, déclara Henry.
Elle leva les yeux vers lui et vit la compassion dans son regard, mêlée à son air belliqueux, prêt à défier le monde. C'était le même air que celui qu'elle avait saisi dans ses pupilles sombres lorsqu'il lui avait promis qu'il ne laisserait pas les Irlandais se faire arrêter. Elle acquiesça en souriant et froissa le papier entre ses mains pour en faire une boule.
—Très bien. Je ne les recevrai pas toute la journée... Paula appartient à une époque révolue pour moi, et Fowler est officiellement devenu un ennemi depuis Portland. On les ferait partir d'une façon ou d'une autre, pour leur montrer un peu l'hospitalité des sauvages qui vivent dans les bois du nord du Maine.
Henry esquissa un rictus s'apparentant à un sourire et ricana :
—L'idée est plaisante.
Peinture: Emard Salmon Cannery, Sydney Laurence
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top