Chapitre 22 |Partie 3 : Keep On The Sunny Side
ARLETTE
Henry tenta de continuer en reprenant la route mais entre la buée qu'ils faisaient sur les vitres et la pluie qui avait fait de la route une véritable rivière, il fut forcé de s'arrêter après une dizaine de kilomètres chaotiques. Il devait faire moins de cinq degrés dehors.
Frigorifiés, bloqués, ils restèrent dans le silence le plus total pendant près de vingt minutes, écoutant la pluie tomber sur le toit de la Ford dont l'étanchéité laissait à désirer. Arlette avait le dos mouillé.
Elle regarda en l'air et découvrit un trou dans le toit correspondant à l'impact d'une balle et des marques de pieds qui s'étaient enfoncés dans l'acier de mauvaise qualité. Mais comment est-ce que quelqu'un s'était retrouvé sur le toit de la voiture pour tirer ?
Elle referma son manteau et croisa les bras. A côté d'elle, Henry jouait nerveusement avec son briquet. Il semblait en colère, comme toujours. La jeune femme n'allait pas supporter cette situation très longtemps. Elle décida de commencer la conversation.
—Henry, je suis désolée de ne pas avoir parlé de mon plan avant, dit-elle d'une voix qui lui sembla trop faible.
Il ne réagit pas. Peut-être n'avait-elle pas parlé assez fort. Continuant de jouer avec son briquet, il releva seulement sa tête pour regarder le tronc en face duquel ils s'étaient garés. En réalité, il était simplement surpris qu'elle ait commencé en l'appelant par son prénom. Est-ce que c'était la première fois qu'elle le faisait ? La première fois en s'excusant en tout cas.
Tout en regardant l'écorce du pin en face d'eux, il pensait à ce qu'il pouvait bien répondre à cela. Que c'était un sale coup dans le dos, mais aussi une bénédiction qui avait sauvé tout le monde ? Il se tourna vers elle et regarda le manteau qui avait encore des taches de sang et repensa à l'état dans lequel il l'avait retrouvé à l'hôtel.
Comment est-ce qu'il pouvait en vouloir à ces yeux perdus et cet air terrorisé ? C'était lui qui devait être désolé, il avait encore à lui annoncer qu'un de ses amis était mort et qu'un autre était gravement blessé... Il serra les dents.
—Vous avez fait ce qu'il fallait faire... Pas ce que vous deviez faire, mais ce qui devait être fait.
Il réalisa l'étrangeté de sa formulation et se reprit :
« De toute façon... Si vous m'aviez prévenu avant j'aurais refusé, admit-il finalement.
—Je sais que Fitzgerald n'était pas la meilleure solution...
—C'était la plus efficace. Vous avez cloué le bec à Louis. Rien que pour ça, ça valait le coup, essaya-t-il de plaisanter.
Elle ne sourit pas. Son regard se perdit dans le vague, dans une expression triste.
—J'ai été vraiment stupide avec Louis...
—C'est un manipulateur. Et un enfoiré d'Anglais, j'aurais dû le savoir...
—Vous connaissez des Anglais ?
—Non, mais c'est sûrement pas des gens bien.
Elle rit franchement cette fois-ci, révélant ses petites dents blanches. Il aurait certainement eu la même réponse si elle lui avait dit qu'il venait d'Atlanta ou de Boston.
—Et qui sont les gens bien alors ? demanda-t-elle en plaisantant.
—Bah... Les Français, de ce que j'en ai vu... se lança-t-il, entrainé par les rires de la jeune femme.
—Et vous en connaissez beaucoup des Français ?
—Une seule, dit-il plus sérieusement.
Elle cessa de rire et baissa la tête, soudainement gênée.
—Quand est-ce que les autres vont revenir ? demanda-t-elle brusquement.
Le sourire qui avait mis tellement de temps à éclore sur ses lèvres d'Henry se fana subitement. Il garda la tête tournée vers l'avant mais jeta plusieurs fois des regards dans sa direction. Il avait trop parlé. Il fallait absolument qu'il change de sujet. Pourvu que cette pluie s'arrête enfin et qu'ils puissent repartir.
—Betty va revenir dans la semaine, Margaret aussi, je les ai eues au téléphone avant de partir. Il faut croire qu'elles sont devenues inséparables...
—C'est bien pour Margaret ça, elle m'a donné l'impression d'être très seule. Ça lui fera du bien d'avoir un peu d'agitation à Pinewood. D'ailleurs, merci pour ce que vous avez fait pour elle... On s'en serait pas mieux occupés avec Kenneth et les autres.
—Bah, c'était avec votre argent, éluda-t-il en espérant qu'elle s'arrête aux questions sur Betty.
—Mon argent ? Ah oui ! Si on en parlait aussi, maintenant qu'on est coincés, tenta-t-elle de plaisanter à nouveau en sentant ce qu'elle interprétait comme de la gêne dans sa voix.
—Qu'est-ce que vous êtes en train de me dire ? Que j'oublie mes dettes ? Je sais combien je vous dois. Ça vous sera rendu rapidement si c'est ça qui vous inquiète, dit-il sèchement.
—Excusez-moi, je ne voulais pas...
—Il pleut moins, on va pouvoir repartir.
Elle ne répondit pas. On y voyait encore moins avec la buée, et le martèlement sur le toit avait doublé d'intensité. Il essuya le pare-brise de sa manche puis la vitre de son côté tandis qu'Arlette nettoyait la sienne. Le contrebandier soupira silencieusement.
Devin avait raison, il n'arrivait pas à calmer sa nervosité lorsqu'il parlait avec la jeune femme. Malgré ses remords, il dût s'avouer que cette altercation lui était finalement utile. Elle lui évitait d'avoir à parler des Irlandais. Il ralluma le moteur et reprit la route.
Lorsqu'ils arrivèrent à Pinewood, deux heures plus tard, la pluie était devenue crachin. En quelques jours sans habitants, la maison avait retrouvé ses airs austères de vieille demeure hantée. La brume avait transformé les arbres en ombres fantomatiques. Le pré aux herbes jaunes avait été si imbibé de pluie que son tapis autrefois verdoyant s'était aplati et mêlé à la boue.
Toute la zone autour de la maison et de la grange s'était transformée en marécages. Arlette soupira en voyant ce spectacle naturel. Elle avait pensé défricher une partie du pré pour en faire un pâturage et élever une ou deux vaches.
L'automne venait de lui apprendre que ce serait impossible. Il faudrait assécher la zone avant. Ses yeux se baladèrent d'une part et d'autre du pré tandis qu'Henry roulait au pas lorsqu'elle sursauta soudainement et pointa du doigt quelque chose au loin près de la forêt.
—Mais qu'est-ce que c'est que ça ? s'écria-t-elle en frissonnant.
Une bête étrange était en train de fouiller dans la terre à l'orée du bois. Plus basse qu'un ours mais à la même fourrure d'un brun sombre, au trot semblable au loup, elle ressemblait à une chimère. Henry se pencha en avant pour regarder.
—Mais comment c'est possible... Il n'y en a... jamais eu dans cette région. C'est un carcajou. Ne l'approchez surtout pas. C'est plus agressif qu'un grizzly ces bêtes-là.
Elle regarda l'animal qui venait de se retourner pour regarder la voiture. Un carcajou ? Ce nom lui semblait étrangement familier. C'était certainement encore un nom indien pour parler d'une créature bien connue.
Elle vit sa petite tête qui tenait autant du chien que de l'ours et ses larges pattes griffues. « Wolvérène », voilà le mot qu'elle cherchait. Elle l'avait lu dans un roman de Jules Verne, Le Pays des Fourrures. C'était donc cela, cette créature nocturne et réputée pour sa témérité qu'on appelait aussi « glouton » dans certaines régions... Mais contrairement aux personnages du roman, ils se trouvaient encore loin du 70ème parallèle, du Grand Nord canadien.
—Qu'est-ce qu'il fait ici ? Le Chien n'est pas là ?
—Il est avec Shannon et Chelsea chez des amis de Bangor. Faut croire que les bêtes sauvages n'attendaient que ça pour approcher. Il faudra le chasser.
Il reprit sa route pour se garer devant la maison. Henry regarda le carcajou qui disparaissait dans la brume portée par le vent et frissonna. Ce n'était qu'un animal, une bête dirigée par son instinct et sa faim, rien de plus. Mais une voix lui répétait que c'était certainement un mauvais présage. Une créature du Grand Nord qui revenait le poursuivre.
Il descendit de la voiture en premier et alla ouvrir la porte. Il resta sur le perron alors qu'elle sortait. Il n'avait pas l'intention de rester plus longtemps. Alors que la jeune femme se sentait soudainement rassurée, à l'ombre de l'auberge, respirant ses odeurs familières, il saisit son revolver dans son holster et lui tendit.
—Ronald a pris votre fusil pour l'attaque. Prenez ça en attendant qu'il rentre, si le carcajou essaie d'entrer.
—Il va essayer d'entrer ? demanda-t-elle épouvantée.
—Si vous cuisinez, oui. Vous pourriez même l'entendre creuser en dessous de la maison pour atteindre le garde-manger.
—Mais qu'est-ce que c'est que ce monstre ? Vous en avez déjà vu avant ?
—Oui, en Alaska. Vous vous souvenez quand je vous ai dit que j'ai passé des années de fils prodigue ?
—C'est là-bas que vous avez rencontré Joshua ?
—Non, j'étais seul en Alaska... répondit-il d'une voix soudainement plus distante.
Perdue, Arlette prit l'arme et en examina la crosse distraitement. Qu'avait-il bien pu vivre là-bas pour qu'il en parle avec autant de retenue ? Il la regarda avec un agacement étrange.
—Ecoutez, avant que je rentre je dois vous dire quelque chose d'autre, déclara-t-il brusquement.
—Qu'il y a-t-il ?
—Demain, quand les habitants de Pinewood vont revenir... Il y en a deux qui ne reviendront pas. Mickey et Paddy.
—Qu'est-ce qui s'est passé ?
Il inspira avant de continuer. Ça ne servait à rien d'édulcorer, de minimiser. Il devait y aller directement, se dit-il.
—Paddy a été blessé, il est à l'hôpital, à Portland. Son état est... Assez grave. Pour ce qui est de Mickey... Il est mort.
L'arme lui tomba des mains. Elle resta figée sans rien dire, puis ses yeux s'animèrent soudainement, comme si une flamme venait d'en surgir. Elle revoyait le grand gaillard qui se promenait gaiement avec sa hache en faisant des blagues avec Paddy. Elle serra les poings et ferma les yeux un instant pour réprimer les larmes.
—Vous avez laissé mourir Mickey ? Et Paddy...
—J'ai mis quelqu'un à l'hôpital pour s'occuper de lui. Je dois rentrer maintenant...
Il fit mine d'aller à la voiture. Avant qu'il ait pu descendre du perron, elle le rattrapa et le gifla violement. Il recula et faillit tomber des marches, surpris. Elle explosa de colère :
—Vous me dites ça et vous partez ? Vous attendez le dernier moment pour me le dire ?
Il la toisa, laissant la colère remplacer la surprise.
—Qu'est-ce que vous vouliez que je fasse ? Que je passe tout le trajet à vous écouter pleurer et me mettre sa mort sur le dos ? Vous avez voulu jouer la chef d'entreprise et vous associer avec des contrebandiers, eh bien vous y êtes, alors bienvenue dans le métier !
Il rentra dans la voiture en claquant la portière et partit. Arlette le regarda s'éloigner en ressentant une profonde envie de ramasser le colt et de tirer sur sa voiture alors qu'il disparaissait dans les bois.
Ses derniers mots résonnaient dans sa tête comme les coups d'une cloche. Elle était soldat maintenant, et contrebandière, n'en déplaise à Louis. Henry avait raison, elle savait dans quoi elle s'engageait, les Irlandais aussi. Pauvre Mickey. Elle réalisa soudainement qu'elle ne savait même pas son nom de famille. Cette pensée la fit trembler. Quel nom allait-elle mettre sur sa tombe ? Mickey ? Mickael ? Elle tomba en larmes.
En rentrant, Henry faillit heurter un arbre. Il n'en revenait pas. Comment avait-elle pu le frapper ? Il fulminait de rage. Cette gifle soudaine était la goutte d'eau qui faisait déborder le vase.
Elle l'avait battu à plat de couture à Portland, elle lui avait sauvé la vie sans rien demander et maintenant ça... Lorsqu'il arriva à la ferme, il fit fuir les chiens à coups de pied et s'enferma dans la cuisine avec sa bouteille de whisky à l'eau de mer. Voilà le goût qu'avait cette journée, finit-il par se dire. Un goût de navire détrempé, échoué sur une plage.
Il prit sa tête entre ses mains pour tâcher de faire taire toute l'agitation dans son esprit. Il y avait trop de bruit, trop d'idées, de remords et de déceptions pour qu'il retrouve le silence. Il finit par sortir pour aller s'asseoir sous l'arbre au fond du pré. La proximité avec les bois et l'air humide l'apaisèrent. Il commença à y voir plus clair.
Oui, cette journée avait été comme un naufrage. Mais il se retrouvait à présent sur une plage déserte, sur une terre inconnue qui restait à explorer. Il allait falloir tout construire, avec les Fitzgerald, avec Arlette.
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