Chapitre 21 | Partie 5: 430.Arbacoochee

HENRY

D'un seul coup, les lampes s'allumèrent toutes simultanément. L'électricité était réactivée dans tout le bâtiment. Se détendant un peu, Danny ôta son bonnet et s'approcha du cadavre. Il regarda l'impact de la balle qui avait fait sauter la cervelle du gangster et l'arme qui était toujours sur le bureau.

—Putain mais c'est qui ce Louis au final ?

—Un vétéran de la Royal Flying Corps d'après Arlette, répondit Kenneth en s'essuyant le front.

—Ca faisait longtemps que vous prépariez ce coup ? C'est pour ça que tu avais disparu pendant quelques jours ? demanda Henry, les lèvres tordues dans une expression grimaçante d'aversion.

—Elle préparait ça depuis le jour où Louis avait tenté de l'agresser... Votre plan était une opération-suicide, reconnais-le Henry. Tu n'avais pas l'intention de vraiment prendre Portland et de garder la ville, tu n'avais pas prévu que ça prenne une telle ampleur. 

Tout ce que tu voulais c'était la sécurité de pouvoir continuer dans le nord. Tu pensais qu'en finir avec Lloyd réglerait tous tes problèmes, mais regardes, d'autres avaient aussi prévu le coup. Si on n'avait pas été là, Louis et Fowler...

Un vieil homme en costume noir apparut au bout du couloir. Il marchait d'un pas décidé. Deux hommes aux visages émaciés et sombres suivaient derrière lui. 

Il passa par-dessus le cadavre de George sans même le regarder et entra dans la pièce. Il avait des manières simples dans ses gestes mais ses vêtements tirés à quatre épingles trahissaient un goût prononcé pour l'ordre et la discipline.

—Messieurs... dit-il en inclinant son chapeau.

Danny et Kenneth s'écartèrent pour le laisser s'avancer jusqu'au bureau. Il s'approcha et étudia le visage de Lloyd avant de renifler l'air ambiant, à présent imprégné de la fiente de goéland et de la chair de crabe avariée.

—On dirait que les ordures entrent en décomposition plus rapidement que les autres cadavres, déclara-t-il avant de se tourner vers les contrebandiers. C'est toi Henry Richter ?

—C'est moi.

—Vous savez que vous n'étiez supposés attaquer que bien plus tard ? Tu m'as forcé à me déplacer alors que ce n'était pas sur mon planning et je déteste ça...

Il le regarda de bas en haut, étudiant son déguisement de marin. Savait-il seulement que les Richter n'étaient pas au courant de son implication ? Il s'adressait à eux comme s'ils avaient déjà eu des correspondances.

—Vous avez réussi à venir jusqu'à Lloyd dans cette tenue et à lui tirer une balle dans la tête sans qu'il se défende ?

Henry hésita une fraction de secondes. Il n'avait pas le temps de parler de Louis.

—Eh bien-

—Très bien. Virez-moi ça de mon bureau, dit-il en claquant des doigts.

Ses deux hommes de main vinrent prendre le corps et le transportèrent jusqu'à un coin de la pièce puis revinrent pour essuyer la table de travail avec des mouchoirs de poche. Fitzgerald s'assit dans le fauteuil où s'était tenu Louis quelques minutes auparavant. Il lui allait bien mieux. 

Sa prestance naturelle et son impétuosité trouvaient leur assise et se stabilisaient dans le cuir épais. Ses grands yeux bleus se dirigèrent vers Kenneth. Ils conversèrent en gaélique un instant et il s'esclaffa. Puis reprenant son sérieux, il se tourna vers Henry.

—Je dois vous féliciter, messieurs. On a rarement vu des receleurs faire une ascension aussi fulgurante dans le milieu. Vous avez fait le bon choix avec votre associée en faisant appel à moi pour régler les questions d'ordre légal. C'est toujours la même erreur que font les paysans. Ils se prennent soudainement pour de grands bandits parce qu'ils font quelque chose sous le nez du shérif, mais ils ignorent tout du complexe engrenage qu'est la justice de ce pays, et de la fine limite entre ce qui est hors-la-loi et ce qui est tout à fait légal...

Henry le dévisagea, incrédule. Il n'arrivait pas à comprendre ce qui était en train de se produire. Que voulait cet homme, qu'est-ce qu'Arlette avait bien pu faire pour que les Fitzgerald se mettent à leur donner des cours de droit ?

« C'est un peu comme être chimiste en vérité. Il y a un savant mélange d'argent, de relations, de politique et de média qu'il faut savoir maîtriser et doser à la perfection. Prenez par exemple les sénateurs Rushlow et Fowler. Ils sont maîtres et esclaves de cet engrenage, et ils ont bien plus de mal que moi à passer d'un côté et de l'autre de la ligne de la légalité parce qu'ils sont sous les feux des projecteurs. C'est pourquoi ils font appel à des gens comme Lloyd ou comme ce McCarthy qui vient de sortir par l'escalier de service. 

Oui, je l'ai vu, ne vous affolez pas. Les politiciens peuvent forcer ce genre d'hommes à s'entre-tuer et continuer à se lancer des sourires amicaux une fois qu'ils se retrouvent à un dîner de bienfaisance à Washington. Mais en revanche ils ne peuvent pas me forcer à faire ça. 

Pour moi, rien ne m'est plus facile que de passer de l'illégal au légal. Ils seraient bien contents si je leur mangeais dans la main et si je m'abaissais à faire toutes leurs basses-besognes sans qu'ils aient à se salir les mains. Mais moi, contrairement à Lloyd ou à McCarthy, lorsque je rends un service, je ne le fais pas pour une rétribution qui tombera à la fin du mois. Je le fais parce que cela nourris ce que j'ai construit, parce que c'est un investissement à long-terme...

Ce que je vous dis maintenant, c'est que votre attaque sur Portland, ça c'est un investissement à long-terme, ça c'est un service qu'il me plaît de rendre. Ne croyez pas que je sois venu dans ce bureau simplement pour vous sauver la peau et vous laisser repartir sans que les flics ne vous traquent jusque dans vos montagnes. 

Si je suis dans ce bureau, c'est pour y rester. Ou du moins y mettre quelqu'un en qui j'ai confiance. Et bâtir un projet sur le long-terme. Et vous, vous m'avez l'air de gens qui aiment voir loin, je me trompe ? »

Henry restait sur ses gardes. Il hocha la tête et son frère murmura un « oui » décontenancé. Le vieil homme invita alors les deux contrebandiers à s'asseoir en face de lui et ils s'exécutèrent lentement, mal à l'aise.

—Nous sommes tous des chefs d'entreprise non ? commença-t-il.

—Il manque Miss Mangel en tant qu'associée pour représenter l'entreprise. Aucune décision ne peut être prise sans l'avis des deux partis, intervint soudainement Kenneth qui était resté debout dans un coin.

—Est-ce qu'il y a quelqu'un ayant le droit de la remplacer ici présent ? demanda alors Fitzgerald d'un ton sentencieux.

—Oui, moi, répondit immédiatement Kenneth en sortant un morceau de papier signé du fond de sa poche, j'ai son autorisation écrite.

Les regards des deux frères passèrent d'un Irlandais à l'autre avec suspicion. De quoi allait-il être question pour nécessiter tout ce protocole ridicule ? Henry fulminait, « aucune décision ne pouvait être prise sans l'avis des deux partis » ? Et appeler Fitzgerald pour le faire participer à l'attaque, ce n'était pas une décision prise sans son avis, ça ?

—Eh bien prenez une chaise en tant que représentant de Miss Mangel pour que nous puissions commencer.

Kenneth saisit un fauteuil en tissus près du minibar et le fit glisser jusqu'au bureau, juste à côté de Danny. Fitzgerald sortit une petite édition de la Bible de la poche de son manteau et la posa à l'envers, la croix contre la table.

—On peut commencer ? Très bien. Compte tenu de votre investissement dans la prise de Portland, vous serez dédommagés à hauteur de vos dépenses, en considérant que vous l'avez fait pour nous permettre d'accéder au contrôle de la ville. Nous sommes d'accord ?

—Oui, répondit rapidement Kenneth qui avait pris un calepin pour prendre des notes.

Henry le regarda sidéré. Le contrebandier était coincé à présent. Face au chef de l'un des plus gros gangs de New York, il ne pouvait rien faire d'autre qu'accepter.

—Oui, dit-il d'une voix rauque.

—Très bien, continuons. Etant donné que notre entreprise va devoir faire ses débuts dans le Maine, il serait préférable pour nous de conserver les anciens acteurs de tout le circuit pour en préserver le fonctionnement. 

Seulement, étant donné que nous avons plus de demandes en marchandise que le précédent directeur, nous allons être obligés de continuer le transit par la mer mais aussi de re-développer celui par la terre, plus particulièrement dans votre comté où il semblerait que vous ayez mis au point un système plus performant ces derniers mois... 

Vous serez donc en charge de la production et de l'acheminement pour toutes les régions du nord et de la côte est de l'Etat. Est-ce clair ?

Le regard de Danny s'illumina et Henry eut du mal à conserver son calme. Fitzgerald venait de placer sur leurs têtes des couronnes. Restait à savoir si elles étaient faites d'épines ou de diamants. Ils étaient à présent les seigneurs du nord et les gardiens des côtes. 

C'était bien mieux que tout ce que Lloyd avait pu leur proposer. Ils ne retourneraient pas à leurs alambics pour faire leur gnôle comme tous les autres, ils allaient superviser toutes les opérations...

—Comment est-ce qu'on va justifier ça ? demanda alors Henry.

—Eh bien, comme nous l'avions prévu avec votre associée. Vous devez d'abord donner votre consentement et ensuite je pourrai passer à la partie légale, répondit Fitzgerald d'un ton agacé.

—C'est d'accord, dit-il rapidement.

—Au nom de Miss Mangel, je consens, reprit Kenneth sentencieusement, comme pour montrer aux frères Richter ce qu'il convenait de répondre.

Henry le dévisagea sans rien ajouter. Fitzgerald acquiesça avec satisfaction et retourna alors sa bible, la croix face au plafond. Le timbre de sa voix changea subitement, se faisant plus doux.

—Parlons d'abord de cette radieuse journée. Il y a, semble-t-il, eut un malheureux accident au port qui a pu occasionner des problèmes de circulation. Il s'agissait en réalité d'un accident provoqué par un ivrogne avec une lanterne qui a mis les pieds dans un entrepôt contenant de l'alcool réservé à la production industrielle.

Les policiers de la ville ont été submergés par la populace alors qu'une partie d'entre eux était affectée à la lutte contre la criminalité, déguisés en civils. Ils ont mené des actions dans toute la ville et il est possible qu'il y ait eu des blessés. Pendant ce temps un homme d'affaire a été assassiné dans son appartement privé par un fou furieux communiste qui s'est enfuit et qui court toujours. Quelle journée funeste pour Portland...

—Louis ? On ne peut pas le laisser partir, dit soudainement Danny.

—Vous vous rappelez de ce que je viens de dire sur le mélange de politique, d'argent et de relations qu'est le pouvoir ? Louis est inaccessible. Tout comme Lloyd l'était. Il n'y a qu'entre eux que ces personnes peuvent s'atteindre. Si tu avais tué Lloyd, Henry, tu serais à présent impossible à protéger, dit-il en pointa le contrebandier du doigt d'un air sentencieux, on dirait bien que vous avez vraiment une bonne étoile...

Henry baissa les yeux et serra les poings. C'était une étrange impression que de s'entendre dire qu'on venait d'échapper aux flammes et au soufre de l'Enfer. Il se sentait à la fois reconnaissant et humilié. Au moins n'était-ce pas public. Arlette n'avait pas dit à Fitzgerald qu'ils apprenaient son plan au fur-et-à-mesure qu'il l'expliquait. Elle lui avait fait croire qu'ils en avaient déjà décidé ainsi.

Il réalisa soudainement qu'elle n'était toujours pas revenue. Si l'hôtel était bien encerclé par les hommes de Fitzgerald, Arlette aurait dû leur livrer Louis et être revenue depuis au moins dix minutes. Où était-elle ?

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