Chapitre 21 | Partie 4: 430. Arbacoochee
HENRY
Henry et Danny entrèrent dans le hall principal au style art-déco géométrique, tout de bois sombre, de cuivre et de cuir. La moquette verte foncée sur laquelle ils s'essuyèrent les pieds empestait le cigare froid et l'alcool fort.
On les fit passer par un grand escalier en colimaçon sur lequel se dressaient des imitations de statues grecques qui menait au premier étage, puis ils montèrent une série d'escaliers larges couverts de moquette rouge.
George qui marchait devant eux ne se retournait pas, il ne les regardait pas, tâchant de conserver une distance de sécurité pour éviter que l'odeur nauséabonde de leurs vêtements ne lui donne envie de recracher tout l'alcool qu'il avait bu la veille. La panne de courant lui permettait au moins de ne pas avoir à supporter la lumière du jour. L'escalier n'était éclairé que par les fenêtres qui y avaient été installées tous les deux étages.
En passant, Henry étudia discrètement toutes les possibilités de sortie. Il n'espérait pas une retraite facile, mais il ne comptait pas laisser son frère entrer dans le bureau de Lloyd avec lui s'il savait qu'il n'en ressortirait pas. Il ne semblait pas y avoir d'autre option que l'escalier. L'ascenseur était bloqué, et il n'y avait pas d'électricité.
Était-ce une coïncidence ? Ou bien Lloyd leur avait tendu un piège.
Ils arrivèrent au dernier étage. Sans se retourner, George les prévint :
—Ok, vous entrez, Lloyd vous fait le laissez-passer et vous décampez. Et vous ne débarquez pas dans le port de Portland, faudra décharger à la deuxième planque plus au sud, à...
L'alcool et la cocaïne ne faisaient vraiment pas bon ménage. Était-ce Hallicom Cove ou bien Mussel Cove ? C'était sur une île, non ? George n'arrivait plus à s'en rappeler.
Il attendit une seconde que les Acadiens lui donnent le nom du lieu mais ils ne répondirent pas, continuant à le suivre. Il n'arrivait vraiment pas à trouver le nom du port clandestin...
Il s'arrêta alors et se retourna vers eux. Jack, celui à la barbe bien noire, baissa la tête en poussant un râlement comme si sa gorge était prise tandis que Phil, le deuxième, le fixa avec une lueur de défi dans le regard, sans rien dire. Pourquoi est-ce qu'ils ne donnaient pas le nom ? Ils le connaissaient pourtant bien.
—Alors ? Vous savez bien où est la deuxième planque, non ?
—On est pas censés le dire, répondit Phil gravement.
—Je suis la deuxième personne à gérer Portland après Lloyd, s'il y a bien une personne avec qui vous devez partager les informations, c'est moi... Mais ça, vous devriez le savoir, dit-il en les dévisageant suspicieusement.
Danny et Henry se figèrent, abandonnant subitement le rôle qu'ils s'étaient donnés. George n'allait pas tarder à les reconnaître. Ils se préparaient à sortir leurs armes lorsqu'un coup de feu retentit dans la pièce devant eux.
George se retourna immédiatement et accourut pour ouvrir la porte. Alors qu'il l'avait à peine entrouverte, il fut projeté en arrière par une autre détonation. Les deux frères se réfugièrent sur les coins du couloir et regardèrent le corps inerte de George, une balle entre les deux yeux. Henry se pencha pour essayer d'apercevoir l'assaillant.
—Couvre-moi Dan, souffla-t-il subitement avant de passer devant en approchant de la porte.
Plus personne ne tira. Ils passèrent au-dessus du cadavre et entrèrent dans le bureau. Ils furent aveuglés quelques secondes par la lumière du jour qu'ils n'avaient pas dans le couloir. La baie vitrée donnait directement sur le port, et on pouvait voir les flammes de l'incendie qui brûlaient toujours les bateaux sur les docks.
Mais ni Henry ni Danny ne fit attention au paysage. Ils avaient les yeux et leurs canons braqués sur l'homme qui se tenait derrière le bureau de Lloyd, alors que son cadavre y était étalé sur le dos, une balle entre les deux yeux.
Louis était là, attendant les deux hommes les pieds sur la table, affalé dans la chaise de bureau en cuir. Il observait les Richter avec amusement, jouant avec le bouton du col de l'élégante tenue rouge et noire de majordome qu'il avait dû emprunter quelque part.
—Et voilà les deux frères Richter qui viennent à moi d'eux même. Vous n'auriez pas le troisième dans le coin que je puisse dire que ma journée a vraiment été fructueuse ?
—A quoi tu joues Louis ? cracha Henry en regardant le corps de Lloyd qui refroidissait sur le bureau.
—Au même jeu que vous je crois. Je moissonne ce que j'ai semé... Sérieusement, vous avez cru que vous pourriez venir comme ça et prendre le contrôle de Portland en exécutant le sbire du sbire de quelqu'un d'important ?
—Pour qui tu bosses ?
—Vous le savez très bien. Et pour ce que je fais ici, je l'avais déjà dit à Arlette, je l'avais prévenue d'attendre et de me laisser faire. Si elle m'avait écouté, vous n'en seriez pas là aujourd'hui... Quoi que vous ayez tenté, peu importe le temps, l'argent, les relations que ça vous a pris, cela n'a été qu'un coup d'épée dans l'eau. J'aurais tué Lloyd de toute façon. Vous m'avez juste donné l'ouverture dont j'avais besoin... Et donc, vous pensiez que faire tomber Lloyd suffirait pour régler vos problèmes ?
Il sortit un paquet de Chesterfield et alluma une cigarette. Affichant un sourire confiant, il fit une pause avant de continuer. Il savait pertinemment qu'il tenait les deux Américains. Il pouvait se permettre de les faire patienter. Si l'un d'eux s'énervait, il tirerait plus vite.
« Lloyd ne fait qu'obéir au sénateur Rushlow. Et alors que le sénateur a accepté de se mettre au pas, Lloyd a préféré conserver sa place et a refusé de témoigner contre des personnes importantes... Et voilà où ça l'a mené... Si vous faites preuve d'un peu de tact et d'instinct de survie, vous devez être en train de vous demander ce qui vous attend. Je vais donc vous le dire.
Vous allez être accusés du meurtre de Francis Lloyd, de son associé, et tenus pour responsables de la pagaille que vous avez faite aujourd'hui. Je m'en assurerai, ne vous inquiétez pas. La justice, la presse de cette ville, tout va revenir à mon employeur, et vous n'aurez plus aucune protection, pas même à Richmond. Vous serez condamnés à perpétuité cette fois-ci, et vos sœurs purgeront leur peine à la prison fédérale pour association de malfaiteurs. »
Henry regarda son frère et sentit la colère monter dans ses entrailles. Un feu incontrôlable se frayait un chemin dans son estomac et remontait sinueusement dans sa poitrine. Il plissa les yeux et serra les dents. Pas maintenant, tenta-t-il de son convaincre. C'était déjà trop compliqué, et Danny était là. S'il essayait de se battre, Louis pouvait très bien s'en prendre à son frère.
—Pourquoi tu fais ça ? demanda soudainement Danny. Qu'est-ce qu'on a de si détestable pour que tu veuilles nous enfoncer ? Tu ne veux pas te contenter de retourner à Boston pour servir ton sénateur ?
—Vous êtes de la mauvaise graine pour ce pays. Vous apparaissez, vous soulevez les bootleggers comme des syndicalistes, vous prenez les armes, vous volez à vos ennemis. Ce que vous avez fait à Lloyd je sais maintenant que vous serez capable de le faire à mon employeur. Vous êtes une bande de péquenauds qui appartiennent au mauvais siècle. Les réglementes de compte en bataille rangée ça ne marche plus, messieurs. Il fallait vous engager en 1916 pour ça. Regardez-vous aujourd'hui ! Vos hommes n'arriveront pas à sortir de la ville, elle est encerclée par ceux de Lloyd. Vous n'avez même pas prévu de retraite. Vous faites peut-être de bons agitateurs mais certainement pas de fins stratèges.
Henry avala sa salive en fixant l'arme de Louis. Il l'avait posé sur le bureau. C'était un modèle de pistolet qu'il n'avait encore jamais vu. Ça ressemblait à un Mauser, avec le canon fin et son petit magasin de dix cartouches.
Il était incapable de dire à quelle cadence il tirait et s'il était au coup par coup. Il ne fallait pas qu'il ait le temps de l'apprendre. Il fallait que ce soit lui qui tire en premier. Qu'il le mette à terre une bonne fois pour toute, qu'il l'empêche de nuire à sa famille. C'était la seule idée cohérente qu'il arrivait à articuler dans son esprit.
Louis le fixait avec attention, comme s'il lisait en lui. Qui était cet homme au juste ? Le corps dissimulé sous les vêtements trop larges, avec son air de gamin heureux, Henry l'avait longtemps cru plus jeune et naïf que lui. Il s'apercevait maintenant qu'il était plus âgé, et qu'il avait certainement plus d'expérience du combat. Par quel artifice arrivait-il à jouer avec son âge comme s'il passait de vingt-cinq à trente-cinq ans en un claquement de doigts?
Soudainement, il pointa son arme étrange dans sa direction. Le contrebandier vit alors sur la crosse le nom du fabriquant. Mangel-Fournier Co.
—Mais vous devez comprendre qu'il faut aussi que j'assure ma retraite. Et après ce que je viens de vous raconter, vous vous doutez bien que je ne vais pas vous laisser sortir le dire à tout le monde, même si je doute que quiconque prête attention aux paroles de condamnés...
—Tu n'en feras rien Louis, parce que rien de ce que tu as dit ne vas se produire, tonna alors une voix derrière eux.
Louis se retourna surprit et baissa son arme. Arlette venait d'entrer par l'escalier de service. Elle avait retroussé ses manches et attaché ses cheveux en chignon. Henry la regarda s'approcher doucement.
Sa robe était tachée, ses mains crispées sur son revolver étaient noire d'huile. Elle avait dû plonger les bras pour arrêter le mécanisme de l'ascenseur. Kenneth apparut derrière elle, le visage bruni par la saleté comme un mineur de fond. C'était eux qui avaient coupé toutes les lignes et l'électricité.
Toute l'assurance et la détermination fondre dans les yeux de Louis. Tout espoir de retraite lui était à présent ôté. Il devait revoir ses plans. La Française s'avança et jeta un coup d'œil au corps de Lloyd.
Elle tenta de le faire disparaître de son champ de vision en se focalisant sur le visage de Louis. Il avait laissé sa barbe blonde pousser et ne ressemblait plus du tout à celui qu'elle avait connue.
Elle sentit son cœur se serrer à cette simple idée. Où était passé le jeune homme charmant, la première personne qui était devenue son amie sur ce continent ? Elle avait envie de croire qu'il était encore là, quelque part enfoui au fond de cet étranger. Comment avaient-ils pu en arriver là ? Lui face à un cadavre, menaçant les Richter, elle tenant une arme pointée vers lui.
—Vous n'avez pas entendu le silence qui a pris place dans les rues ? Reprit-elle. Les combats ont cessé. Les hommes de Lloyd se sont rendus. Le gang des Fitzgerald de New York est arrivé pour prendre la ville.
A ce simple nom, les deux frères frémirent. Les Fitzgerald étaient l'un des plus grands gangs de la côte, un autre groupe d'Irlandais. Henry se tourna vers Kenneth en l'interrogeant du regard.
—Oui, c'est moi qui les ai prévenus. Ils arrivent ici, avoua-t-il.
—Fowler n'emportera rien de cette victoire, reprit Arlette toujours en fixant Louis, s'il veut quoi que ce soit, il devra le disputer à New York. Et pour les responsables de ce qui s'est passé aujourd'hui, il y a simplement eut une opération de lutte contre la vente d'alcool qui a occupé tout l'ouest de la ville, alors que le port brûlait à cause d'un incendie accidentel. C'est la seule information qui apparaîtra dans les journaux. Quant au meurtre de l'entrepreneur Francis Lloyd, il sera attribué à son seul et véritable auteur. Le ressortissant britannique se faisant appeler Louis McCarthy.
Le garagiste déglutit difficilement en entendant ces derniers mots. Elle regarda le biceps sur lequel se trouvait son tatouage et il comprit ce qu'elle avait vu. Il se mit à rire nerveusement. Avec le gang de New York à Portland, Fowler n'avait plus aucune chance de pouvoir gérer la police. Ces Irlandais allaient prendre le pouvoir et laisser les Richter gérer le Nord.
Officiellement, tout cela allait prendre l'aspect de rachats de biens et de capitaux entre de grands entrepreneurs. Et si la presse réclamait des têtes, on lui offrirait les anciens associés de Lloyd. Louis lança un regard à Henry.
Les frères de Richmond allaient être innocentés, ils allaient reprendre les affaires avec une entreprise bien plus importante et prospère que celle que chaperonnait le sénateur Rushlow.
La seule satisfaction qu'il pouvait en tirer était que Rushlow allait tout de même tomber, et que d'autres suivraient après lui. Il regarda à nouveau Arlette.
Qu'elle avait changé depuis leur première rencontre à Boston. Elle avait maigrie, ses cheveux avaient perdus de leur superbe couleur chatoyante, son regard était plus dur, plus déterminé, mais moins triste et dévoré par les ombres. Elle lui apparaissait à présent comme le cristal sortit de la mine et taillé pour la première fois. On découvrait des éclats de lumière en elle, là où il n'y avait avant qu'une couche épaisse de rocs qui avaient plongés son cœur dans les ténèbres pendant trop longtemps.
—C'est bien joué, dit-il simplement d'une voix qui ne trahissait aucune émotion.
Arlette s'avança alors vers lui. Elle regarda Henry avec inquiétude. Est-ce que le contrebandier lui en voulait ? Ses yeux noirs n'avaient pas changé de cible, il guettait les mouvements de Louis, prêt à tirer. Kenneth passa à la droite du bureau, le gardant lui aussi en joue. Il s'approcha de l'entrée.
—Ils arrivent, Arlette, dit-il en regardant dans le couloir.
Elle tâcha de contrôler sa voix pour ne pas faire sentir l'angoisse qui lui serrait le ventre.
—Monsieur Fitzgerald est là, il va vous recevoir, Henry et Danny. Kenneth, reste avec eux pour leur expliquer. Louis, tu vas me suivre par l'escalier de service.
—Ne reste pas seule avec ce type, intervint Henry sans bouger d'un pouce.
—Laisse-la faire, lui répondit brusquement Danny, on dirait bien que les gens de Pinewood ont leur propre plan. Et quel qu'il soit, il est meilleur que le nôtre.
Les deux frères se tournèrent l'un vers l'autre et Arlette en profita pour s'approcher encore de Louis. Elle lui prit son arme et l'obligea à reculer vers la cage d'escalier.
Henry serra les dents. Ce traître attendait d'être seul avec elle pour s'échapper. Il se laissait faire sans protester. Ils disparurent derrière la porte et les trois hommes se retrouvèrent seuls quelques instants.
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