Chapitre 2 | Partie 2: Bonaparte's Retreat
ARLETTE
Louis et Arlette reprirent leur route vers le nord dans la nuit totale. Arlette regretta de ne pas avoir ouvert la lettre que son oncle avait écrite avant que le jour ne décline. Il lui était à présent absolument impossible de la lire dans l'obscurité de la voiture.
Elle passa le reste du voyage à discuter avec Louis de la faune et de la flore endémiques de la région dans laquelle elle allait vivre. Il lui parlait des ours, des porcs-épics, des orignaux, des grands cerfs, des saumons, des aigles à tête blanche et des busards.
Elle l'écoutait en imaginant les créatures de gravures qu'elle verrait s'animer et prendre des couleurs là-bas. Elle avait l'impression qu'elle allait se retrouver dans une histoire écrite par Jack London, avec pour seul grand absent l'animal préféré de l'auteur : le loup.
—... Cela fait des années qu'ils ont été exterminés dans la région. On appelle « animal fantôme » les bêtes égarées qui apparaissent parfois sur cette terre qui ne leur appartient plus. Il arrive qu'un mâle solitaire arrive par le Québec et s'en prenne aux provisions d'un campement de bûcherons isolés, lui expliqua Louis.
Mais on n'entendrait plus les hurlements des enfants de la nuit au-dessus des forêts du Maine, se dit-elle déçue. Louis avait beau être un garagiste originaire d'un autre Etat, il connaissait bien la région. La jeune femme se plaisait à penser qu'il était un peu son Amérindien initiateur qui lui parlait de la vie rude et sauvage qui l'attendait dans les forêts du Maine, comme dans un roman d'aventure.
A mesure qu'ils pénétraient dans les zones boisées que la jeune femme ne devinait qu'à l'ombre des arbres dans la lumière des phares, elle commençait à apercevoir les contours de ce monde conté qui devenait peu à peu une réalité. L'air était bien plus froid que dans la campagne, il transportait avec lui l'humidité des rivières et l'odeur de bois vert de forêts de feuillus.
Ils arrivèrent vers huit heure à Bangor, et prirent deux chambres dans un des hôtels du centre pour y passer la nuit avant de reprendre la route le lendemain. L'hôtel était semblable aux vieilles enseignes qu'on trouvait aux cols de montagnes en France, une ancienne ferme reconstruite en briques, gardant l'organisation d'une étable avec les chambres à l'étage, dont les murs de bois avaient été tapissés dans des couleurs sombres, pour dissimuler les tâches d'eau qui coulait des murs. On y trouvait aussi des tableaux de chasses ou d'ancêtres du coin.
Les chambres étaient modestes, pour ne pas dire d'un confort rudimentaire, mais sans parasites. Celle d'Arlette ne contenait qu'un lit, un lavabo, une armoire et une chaise en bois. Elle avait l'impression de retrouver là les chambres à louer au-dessus des estaminets des petites villes dans la campagne française. Ne devaient venir ici que les saisonniers et les travailleurs en mission.
Arlette s'installa et ouvrit la fenêtre pour chasser l'affreuse odeur de moisissure qui émanait des murs. Un vent froid s'engouffra alors dans la pièce et transperça les vêtements de la jeune femme.
Frissonnante face à l'air glacé des forêts, elle allait refermer la vitre lorsqu'elle sentit une odeur connue. Il y avait dans le vent un parfum de terre humide, celui de la nuit de printemps, mais la brise amenait aussi des fragrances plus lointaines, celles des pins et des épicéas. La forêt n'était plus loin. Comme si seize années n'avaient eu pour seule distance avec elle que l'océan Atlantique.
Elle était comme en 1914, alors qu'elle n'avait que six ans et qu'elle fermait ses volets le soir en regardant les forêts brumeuses du col du Donon. Ce souvenir, aussi vif et tranchant que le vent, la poussa à s'asseoir sur son lit face à la fenêtre. Elle n'était plus là-bas. Il n'y aurait plus de Vosges pour elle, plus de France. Elle allait vivre dans de nouvelles forêts, loin des horreurs, des bombes, des soldats, des morts. Elle vivrait dans un monde nouveau et vivant.
Il fallait qu'elle pense à la route restante, à l'endroit qu'elle allait retrouver le lendemain, mais l'odeur de sève lui avait tourné la tête et elle ne pouvait plus fermer l'œil. Elle se força à s'allonger mais le sommeil ne venait toujours pas.
Elle regarda en direction de son sac, se demandant ce qu'elle pouvait préparer pour être prête pour la journée qui l'attendait, et pensa soudainement à la lettre de son oncle.
Elle la sortit d'une poche et étudia avec plus d'attention le papier. Il était ondulé. La lettre avait visiblement pris l'eau durant son transport de Bangor à Boston. Elle l'ouvrit lentement et en sortit deux pages remplies d'une écriture manuscrite, minuscule mais concise. Elle se réfugia sous les draps et en entreprit la lecture :
« A ma chère nièce, Arlette Mangel,
Si une autre personne venait à lire cette lettre, elle n'y apprendrait rien d'utile pour quelque action illégale.
Arlette, je me réjouis que tu aies pu obtenir ma lettre et accéder à mon héritage. Pour toi, je ne dois représenter qu'une figure lointaine dans tes souvenirs, ou une tête blanche sur une vieille photo de famille. Je sais que j'ai passé trop peu de temps auprès de mon frère et de sa famille, et à présent il est déjà trop tard pour regretter. Le temps où j'espérais vous revoir est révolu. Je me souviens de toi quand je suis venu visiter la ferme de tes parents, à l'été 1913.
Je rentrais de l'Indochine et j'étais de passage en France avant de repartir pour le Labrador. Dès que j'ai franchi le portail d'entrée, j'ai vu un chat sauvage aux longs cheveux roux qui s'enfuyait dans le pré pour aller grimper en haut d'un arbre, un chat en robe du dimanche aux joues déjà barbouillées de boue à peine la messe dite. Toi tu jouais dehors, alors que ton frère et tes parents attendaient dans la salle à manger, tous assis, bien peignés, prêts à m'accueillirent comme si j'étais le photographe officiel. Ce souvenir, aussi simple et anodin soit-il pour toi, m'avait beaucoup marqué à l'époque.
Ce que je n'avais pas prévu, il y a dix-sept ans, c'était que mon frère, qui était aussi mon meilleur ami, la personne sur laquelle je pouvais le plus compter dans ce vaste monde, périrait dans les premiers mois de la guerre. J'en ai été dévasté, et je suis rentré en France pour servir le pays. J'ai moi-même été mobilisé pour partir à Verdun, deux ans plus tard, et j'ai appris que ton frère, Lucien, y était lui-aussi. Je suis navré de ressasser ces souvenirs douloureux, ils m'arrachent ce que la tuberculose ne m'a pas encore pris.
J'ai donc cherché mon neveu dans les tranchées pendant des semaines, vivant au front toutes les épreuves que le démon avait mises sur terre. J'ai appris après six mois de combats que Lucien était bravement tombé en franchissant le no man's land, baïonnette à la main. Avec cette pensée pénible, j'ai continué à me battre, jusqu'à la fin.
Quand je suis revenu à la ferme de mon frère, pour voir si je pouvais aider à quoi que ce soit, je n'ai trouvé que des ruines sur des monts nus, des montagnes de fer et de fumée, jonchés d'arbres morts et de corps. Les forêts n'existaient plus. Notre terre natale a été défigurée, notre famille décimée.
On m'a dit que vous aviez fait partie des tous premiers réfugiés quand l'état de siège à été déclaré en août 1914. Je ne sais pas ce que je m'étais imaginé en venant aux abords du col du Donon en 18... Peut-être que j'espérais simplement me rassurer, me dire que ce n'avait pas été aussi terrible qu'à Verdun. J'ai appris que toi et ta mère vous aviez suivi les hôpitaux d'évacuation pour rester au plus près du front. J'imagine que Lisa cherchait le visage de son fils parmi les blessés. Mais au moins je vous savais saines et sauves.
Je suis parti pour les Etats-Unis après quelques mois de convalescence en Bohême. Mes entreprises n'avaient pas gagné beaucoup d'argent pendant la guerre. L'armée avait abrogé le droit de propriété pour la défense nationale, toute la partie sidérurgie française de mon capital s'était effondrée, et tout ce qui me restait se trouvait outre-Atlantique.
Je n'étais plus préoccupé par des idéaux patriotiques ou quelque sentiment de haine envers qui que ce soit, c'est pourquoi je suis partis aux Etats-Unis. Je voulais oublier, ne plus avoir à regarder un fusil.
Maintenant, je me dis que j'aurais dû rester et vous rechercher pour rester avec vous. Les morts restent des morts, mais j'avais encore deux membres de ma famille quelque part sur cette terre. Ce n'est qu'après quelques années que je vous ai retrouvées et que j'ai essayé de vous venir en aide, malgré la distance.
J'ai rayé le nom de « Lucien » sur mon testament, pour y mettre le tien. Alors que je m'étais tout à fait trompé dans tous mes pronostics lorsque la guerre a été déclarée, avec la mort de ton père et celle de ton frère, j'ai commencé à te préparer pour devenir mon héritière, et j'étais certain que cette fois-ci, je ne me tromperais plus.
Tu serais la fière Mangel dont j'avais besoin. J'ai réussi à envoyer une petite rente à ta mère pour qu'elle t'envoie dans une école où tu apprendrais l'anglais, et je ne pouvais me trouver mieux lorsque tu as entrepris de voyager par toi-même. Je savais que tu viendrais tôt ou tard. Puis j'ai appris que ta mère, cette sainte Lisa, avait succombé du même mal que celui qui me ronge aujourd'hui. Ma peine fut aussi grande que lorsque j'ai appris pour ton père en 14.
A cette époque tu voyageais déjà, et je savais que tu n'aurais pas le cœur à rencontrer ton oncle, ni à faire preuve de compassion envers un homme qui n'avait jamais été présent pour sa famille.
Nous nous rencontrons enfin, sur le papier, alors que j'ai déjà quitté ce monde, et que toi tu es arrivée sur cette terre nouvelle. J'aimerais trouver les mots pour t'exprimer la honte qui m'envahit lorsque je pense à ce que j'ai entrepris toute ma vie pour m'enrichir sans jamais penser à mes proches. Si Dieu m'a puni, c'est en me retirant le bonheur d'avoir un jour des enfants. J'ai perdu cette chance à cause d'un obus à Verdun.
La guerre nous a tous changés. Je sais qu'elle a influencé chacun de tes choix. Je sais que si tu lis ces mots un jour, c'est parce qu'elle t'a amenée là. Pendant des années j'ai agi en y pensant chaque fois que je me levais.
J'ai envoyé la moitié de ma fortune à des hôpitaux, des orphelinats et pour la reconstruction des villes de notre pays. J'ai vendu ma propriété en Indochine et toutes les terres qui y étaient attachées, j'ai rendu la terre que j'avais prise. Mais je ne me suis pas séparé de celles sur le continent américain.
Ces terres-là, elles avaient était prises deux siècles auparavant aux véritables habitants de ces prairies et montagnes. Les rendre, cela n'aurait été que pour qu'un autre Français, Anglais ou Allemand les exploite. Tu dois le voir si tu es déjà dans le Maine, ce pays est magnifique, sauvage et plus vaste que toutes les forêts de France. C'est une terre bénie et source d'une nature pure. Je sais que tu sauras l'apprécier. Et chaque jour elle est lacérée, ses bois luxuriants sont mordus par l'acier des hommes. On fait du papier, on construit des bateaux avec le corps de ces forêts, on les défriche pour planter des choux et des pommes de terres.
Lorsque je vois les convois de troncs coupés qui redescendent la rivière et les étendues désertiques de forêts coupées, je vois la Meuse en hiver 1916, je vois la tête scalpée du col du Donon, rasé par les bombes. Ne laissons plus les terres être réduites en cendres. Tu peux voir ça comme les préoccupations idéalistes d'un malade riche et excentrique, mais je te promets que cette forêt recèle plus de richesses lorsqu'elle est bouillonnante de vie que lorsqu'elle est rasée, même si d'autres croient le contraire.
Je sais que la gamine qui grimpait aux arbres protégera les terres des Mangel. Je t'offre un peu de liberté en te faisant venir ici, l'occasion pour toi d'aller là où je ne suis jamais parvenu, au-delà de la guerre, par-dessus ce monde triste et gris. Organise mieux l'exploitation que ces destructeurs capitalistes. Les étendues sauvages sont à toi, les sources, les monts, les oiseaux dans le ciel, les poissons dans les rivières, tout t'appartient, Arlette. Et je ne parle pas seulement de ceux qui vivent sur le terrain délimité sur un morceau de papier disant que tu possèdes un caillou sur cette terre. Je parle de toute la Terre. Elle t'appartient si tu ne veux pas la posséder et que tu gardes les yeux ouverts.
Tu es la dernière des Mangel, tu ne nous représente pas auprès des hommes, tu n'as pas à défendre de titre ou d'honneur, mais tu œuvres pour que le résultat des vies de toute ta famille ne soit pas vain. Ce résultat pour lequel nous nous battons depuis toujours, c'est la Vie. Celle des nôtres et des autres. Voici ma seule requête pour le cadeau, ou fardeau que je t'offre. Protège la vie.
Tu possèdes à présent un territoire immense, ainsi que les économies qui me restent jusqu'à mon dernier souffle. Puisses-tu leur trouver une utilité. Ne t'occupes pas de ma tombe, ce n'est qu'un cercueil enterré à Augusta.
Je repose à présent sous terre, mais mon cœur est toujours au fond du jardin, à l'ombre du tilleul, sous la pierre de nos ancêtres. On parcourt les océans mais on retourne toujours chez soi pour reposer.
Je te souhaite un bel avenir, ma nièce,
Ton vieil oncle, Armand Mangel »
Arlette essuya une goutte d'eau qui coulait le long de sa joue et replia la lettre qu'elle rangea dans son sac. Puis elle s'allongea sur le dos et ferma les yeux, laissant les larmes ruisseler sur son visage. C'était la plus belle chose qu'elle avait jamais lu, plus belle que tous les Classiques, que tous les poèmes antiques. C'était son acte de liberté, sa Déclaration d'Indépendance. Serrant de toutes ses forces le drap entre ses mains, elle murmura entre deux sanglots:
-Merci Oncle Armand.
https://youtu.be/ZWj7Rpn25E8
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