Chapitre 2 | Partie 1 : Bonaparte's Retreat

ARLETTE

Le rêve d'un café chaud s'évanouit dans l'esprit d'Arlette quand le chauffeur s'arrêta au bord de la route, à la sortie de la ville. Il allait lui chercher un encas près du port, là où l'odeur de vase et de poisson se mêlait à celle de colle à bateau. Il descendit de voiture en marchant lestement dans la boue, sans faire attention à ses chaussures noires cirées.

Il disparut derrière une baraque peinte de bois blanc et lorsqu'il reparut, il tenait dans ses mains deux bols en aluminium fumants. Il lui tendit par la fenêtre de la portière arrière où elle était installée, pour qu'elle n'ait pas à poser un pied dans la boue.

—C'est typique de Boston. Mais il paraît que c'est meilleur dans le Maine et à Rhode Island. Ce sera à vous d'en juger.

Arlette se pencha au-dessus d'un des bols. Un demi-homard flottait dans une soupe de coquillages laiteuse. C'était ce que les travailleurs mangeaient avant d'aller travailler par ici.

Après une première bouchée, elle fut surprise de ne pas trouver au homard un quelconque « goût de luxe », comme elle s'y était toujours attendue en voyant ces crustacés dans les grands restaurants parisiens. Ici, c'était un ingrédient comme les autres, noyé dans la soupe. Elle sourit. Le premier véritable repas qu'elle prenait depuis son arrivée aux Etats-Unis était une provocation envers la Haute Cuisine française. Et il était délicieux de simplicité.

Elle s'assit à côté de McCarthy pour reprendre la route. Les vitres de son Austin étaient si bien isolées et la carrosserie si brillante qu'elle avait l'impression d'être transportée dans un boudoir.

En voyant les autres voitures qui passaient sur la route, elle se rendit compte que le luxe de cette automobile était tout à fait hors norme pour la plupart des Américains. On voyait plus souvent de vieilles Ford cabossées, aux carrosseries déjà rouillées, couvertes d'éraflures.  Les routes semblaient pourtant praticables et agréables, en comparaison celles qu'elle avait connues en France. Elle vit qu'ils dépassaient une petite ville aux grosses maisons carrées, Georgetown. A ce rythme, ils en avaient pour une demi-journée de route avant d'arriver à Bangor, dans le Maine.

Après une vingtaine de minutes, la pluie laissa place à de grands nuages étirés par les vents océaniques en altitude. Elle voyait pour la première fois la campagne américaine, les élevages et les champs qui se perdaient au milieu des bois de feuillus. Les routes étaient droites comme des sillons fraîchement retournés.

La jeune femme était totalement écrasée par l'immensité du paysage, comme si le Vaste s'engouffrait en elle et lui faisait trembler tout le corps. Elle se sentait possédée par cette nature incroyablement grande. Des larmes se formaient aux coins de ses yeux lorsqu'elle fixait le ciel infini, presque trop lumineux. Cet endroit, cette terre avait quelque chose d'irréel. Malgré la route et les champs, elle pouvait encore sentir les terres vierges et sauvages, respirer le parfum de la sève et de l'herbe qui les annonçait longtemps avant qu'on puisse les voir.

La route et les villes qu'ils traversaient témoignaient bien de l'existence de l'Homme en ces lieux, mais le ciel semblait résister à cette invasion en balayant de sa grandeur tout ce qui pouvait tenter de s'élever au sol.

McCarthy regardait loin devant, tenant des deux mains l'immense volant noir. De temps à autre, il jetait un œil à la jeune femme avec un sourire amusé mais bienveillant. Au bout de quelques temps, il ne put s'empêcher de rompre le charme dont elle était victime.

-Vous avez l'air d'aimer le paysage, fit-il remarquer pour lancer la conversation.

Arlette ne sut pas immédiatement quoi répondre. « Aimer », voilà un mot qu'elle trouvait trop petit pour exprimer ce qu'elle ressentait. Cela tenait plus de l'adoration fiévreuse, comme celle d'un prophète voyant le ciel s'ouvrir sous ses yeux.

—Oui, ça n'a rien à voir avec la France, répondit-elle humblement. Mais vous devez y être habitué, non ? Vous êtes du Maine ?

—Non, je suis du Nevada. J'ai quitté ma ville d'origine pour bosser dans une usine de moteurs. Je vous rassure, ça me fait aussi le même effet lorsque je roule ici, et c'est encore plus impressionnant dans les Grandes Plaines. C'est peut-être pour ça que je suis toujours partant pour sortir des forêts et voir un peu le ciel... il est magnifique ici.

Le chauffeur s'exprimait sans reprendre sa respiration, comme si cela faisait des heures qu'il attendait de lui parler. Elle se rendit compte de l'impolitesse dont elle avait fait preuve en s'enfermant dans ses rêveries. Elle se décida donc à satisfaire son envie de conversation. Elle avait aussi des choses à apprendre après tout, et il ne semblait pas gêné par son accent étranger. Il lui arrivait même d'esquisser un sourire lorsqu'elle essayait de traduire avec des mots français.

—Vous vous êtes habitué au Maine facilement ? Ça n'a pas été trop dur au début ?

—C'est une région où les gens sont accueillants, on vit en communauté. Chasseurs, bûcherons, fermiers, on a tous besoin les uns des autres. C'est sûr que la nature ne va pas vous offrir une carte de bienvenue, par contre. Mais on s'y fait. C'est comme ici, c'est grand, c'est beau, c'est dangereux. Et puis il paraît que vous êtes des Vosges, ça vous plaira sûrement.

Elle tourna la tête vers lui.

—Vous connaissez les Vosges ?

—Bah vous savez, l'Alsace-Lorraine, on en a bien entendu parler il y a quelques années...

—Je sais, répondit-elle brusquement.

Louis McCarthy lui jeta un rapide coup d'œil et remarqua qu'elle avait croisé les bras. Son visage s'était durci, elle s'était refermée comme un coquillage. Elle prit une profonde inspiration avant de tenter un sourire.

— Désolé, dit-il, je ne voulais pas vous mettre mal à l'aise. C'est juste que, vous savez... Moi j'étais un jeune quand les soldats sont partis, j'en entendais parler, j'ai vu les fils des voisins revenir. Je l'ai écoutée à la radio cette guerre. Et vous, bah vous...

—Je l'ai vécue cette guerre. Et j'en suis sortie. Ne m'y ramenez pas s'il vous plaît. Ce n'est pas que je ne veux pas en parler avec vous, je ne veux pas en parler tout simplement...

Respectant sa demande, il se concentra à nouveau sur la route et garda les yeux fixés vers l'horizon. Ils avaient soudainement pris des nuances vides, délavées. Il se mit à jouer machinalement avec sa radio, tapotant des doigts autour comme si ses mains cherchaient automatiquement d'autres boutons à tourner. Arlette ferma les yeux un instant, pour s'assurer qu'il n'y avait plus d'images d'horreur qui remontaient de sa mémoire.

—Les souvenirs de ces années ont la consistance de cauchemars, murmura-t-elle comme pour se justifier.

—J'imagine, répondit immédiatement Louis. Mais ne vous fâchez pas avec les Américains pour ça. Certains pourront vous paraître hautains et méprisants si vous parlez de la Guerre. On l'a pas vécue de la même façon et les conséquences n'ont pas été les mêmes. Ici les monuments aux doughboys, nos « Poilus », fleurissent comme les pâquerettes. Vous avez vu les affiches de patriotes en arrivant à New York ?

Arlette se souvint alors des grandes pancartes au Bureau de l'Immigration, représentant de jeunes hommes au regard froid et haineux vêtus de treillis verts, toujours leur fusil en main, baïonnette sortie, un pied constamment dans le vide comme s'ils allaient écraser de leur botte la terre à leurs pieds, « Over the top » écrit en majuscules au-dessus du drapeau américain.

En voyant l'affiche, Arlette s'étaient sentie envahie d'une profonde tristesse. Il ne serait jamais venu à l'esprit de n'importe quel Français ou Anglais d'utiliser un message tel que « à l'assaut des tranchées » pour enrôler des soldats depuis 1918.

—Je comprends...

Il se redressa sur son siège.

—En général, évitez de parler de politique ou de quoi que ce soit lié au pays. Ici vous êtes simplement une étrangère... Et les gens aiment dire que les étrangers sont la cause de tous les maux qu'ils subissent. Et ne parlez pas de communisme et de syndicalisme surtout. Si on vous croit radicale en plus d'être étrangère, on vous renverra à la mer en quelques jours.

Il bifurqua sur une route plus large où roulaient plus de voitures. Le communisme était donc si mal vu dans ce pays ? Elle n'osa plus prendre la parole, comme si elle sentait la Menace Rouge planer au-dessus de sa tête.

—Ca fait des heures qu'on roule maintenant, on va s'arrêter pour dîner. Ça nous fera une pause. On arrivera à Bangor dans la nuit de toute façon, déclara-t-il rapidement.

Elle sourit. Elle avait hâte de sortir pour respirer autre chose que l'odeur de gazole et manger.

Peut-être était-ce le voyage en bateau qui l'avait épuisée, mais elle avait l'impression de ne plus penser qu'à la nourriture depuis son arrivée sur le Nouveau Continent. Ce besoin lui sembla cependant légitime en ce début de soirée alors que son seul repas de la journée se résumait à un crustacé et quelques palourdes dans un bouillon de lait.

Il stoppa la voiture dans une petite ville de maisons de briques concentrées sur les deux côtés de la route, au bout de laquelle se trouvait une petite église peinte en blanc. Les seuls néons qui éclairaient le ciel nocturne se trouvaient au-dessus de la station-service aux grandes baies vitrées. Ils étaient si puissants qu'ils rendaient tous les lampadaires blafards inutiles.

Arlette descendit de voiture et y entra directement, suivie du chauffeur qui peinait à allumer sa cigarette en tenant la porte. Elle s'assit à une table à proximité de la vitre, sans prêter attention aux autres clients. Le menu inscrit au-dessus du comptoir était écrit avec des lettres en plastique passées dans un rail.

Elle récupéra un exemplaire écrit à la main du menu sur un vieux morceau de papier jauni tout en observant les autres clients. Il y avait quatre ou cinq routiers qui dînaient en silence, se préparant pour la longue nuit qui les attendait.

Dans la salle dominaient les effluves de café, de cigarette froide et de friture. Ces odeurs qui se mêlaient rappelaient à la Française les petites auberges de campagne où elle avait l'habitude de venir avec sa mère, son père et son frère quand elle était petite. La seule fragrance qui l'empêchait de replonger dans son enfance était celle de l'essence qui commençait à lui donner mal à la tête.

—Louis, ou Monsieur McCarthy ?

—Appelez-moi Louis. Qu'il y a-t-il ?

—Qu'est-ce que c'est que ce plat ?

Elle désignait le nom écrit à la main : « Chicken à la King ». L'utilisation du français dans le nom avait retenu son attention, mais elle avait surtout été attirée par le commentaire laissé par un précédent client sur le menu : « à prendre avec la glace à la crème ». Les autres plats étaient seulement annotés de petits « bon », « manque de sauce » ou « pas assez de fromage sur les macaroni ».

Des conseils et commentaires simples, autant adressés aux prochains clients qu'à la cuisine. La jeune femme trouva l'idée intéressante. Allait-elle découvrir un plat simple, de gens du peuple, ou la nouvelle lubie exotique d'un excentrique lassé des plats traditionnels ?

—C'est du poulet avec une sauce de légumes et du riz, répondit-il simplement, vous allez vraiment prendre ça ? Ils ont des-

—Ça sera parfait, avec une glace à la crème.

Une serveuse au visage sévère arriva à leur table, elle posait sa main sur sa hanche d'un air las, comme si elle était déjà agacée par ses nouveaux clients. Louis passa commande et s'installa un peu plus confortablement sur sa chaise lorsque la serveuse grimaçante s'éloigna.

—Ils font une cuisine plutôt du Sud ici, je m'y arrête souvent lorsque je passe à Boston ou New York pour acheter des pièces de moteur.

—Vous venez souvent ?

—Une fois tous les trois mois environ.

Un routier un peu à leur gauche reçut son plat dans une grande assiette garnie de frites et de haricots. Il avait commandé du porc braisé. La viande avait cuit si longtemps que sa chair se détachait en filaments coulants de graisse, elle avait été assaisonnée d'un mélange à l'odeur forte d'ail et de piment.

Louis le regarda manger avec envie puis passa sa large main sur son visage osseux. Ses yeux clairs étaient entourés de cernes qui semblaient plus épais sous la lumière des néons.

—Qu'est-ce qui caractérise la cuisine du Sud ?

—Je sais pas trop, c'est pas très anglo-saxon, ils mettent des légumes, des sauces relevées, ils cuisent au barbecue, c'est sucré-salé parfois. Ils utilisent beaucoup de maïs. Dans le Maine vous allez devoir vous habituer à la pomme de terre. Mais vous avez pris un plat populaire, pas du Sud, répondit-il fatigué.

Son poulet à la King arriva dans une énorme assiette, le riz baignant dans la sauce et les gros morceaux de poulet un peu trop secs. Louis avait pris des ailes de poulet brunies par une marinade de sucre roux et d'épices. Toute cette cuisine semblait merveilleuse aux yeux d'Arlette, loin de tout ce qu'elle avait vu en France ou en Angleterre.

Ils mangèrent rapidement et elle reçut sa glace à la crème comme une aide salutaire après la sécheresse des cubes de poulet trop cuits et épicés. Un met imparfait, relevé de sa médiocrité par un dessert tout aussi dépouillé, mais comblant ses manques exactement là où il pêchait. C'était là la façon de manger la plus simple et familiale, et pourtant la jeune femme eut l'impression de saisir quelque chose d'une importance capitale, presque sainte à travers ce griffonnage. L'équilibre entre les plats apportait la satisfaction, même là où il n'y avait aucun raffinement ou aucune élégance. Une satisfaction simple et accessible.

Réjouie, elle fit part de sa découverte à son chauffeur et il parut amusé de ses conjonctures philosophiques sur la cuisine de diner.


Crédits Photo: Betty Denise, Mary Ann's, Derry,NH

Bonaparte's Retreat est une vieille chanson anglaise datant réellement de l'époque de Napoléon où les Anglais célébraient la retraite de Napoléon après sa défaite en Russie. Cet air pour violon a été importé aux Etats-Unis, joué comme une berceuse, et est ici adapté au delcimore, aussi nommé dulcimer, ou épinette en France.

https://youtu.be/LlLiC6Z0pmw

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