Chapitre 19 | Partie 5: The Red Haired Lass
HENRY
Henry la regarda croiser les bras et fermer les yeux pour réprimer un sanglot. Il avait l'impression de la voir se pencher sous le vent comme un pin dans la montagne. Elle ne cèderait pas. Il en était certain. Ses racines s'étaient enfoncées profondément entre les roches, là où rien d'autre ne subsistait, et ses branches n'offraient aucune prise à la tourmente.
Lorsqu'elle rouvrit les yeux, il vit ses pupilles briller à la lueur des flammes. Elle avait pris une décision, pensa-t-il en réprimant un sourire. Elle était bouleversante, pas seulement de beauté, mais avant tout d'émotion, de rage... Elle le salua et partit en le laissant seul face au brasier, reprenant la route de Pinewood.
Il la regarda s'éloigner en regardant sa jolie robe onduler de gauche à droite, suivant le rythme de ses hanches. Il avait bien envie de la voir une fois de plus aujourd'hui, pensa-t-il soudainement.
Cela faisait des mois qu'il gardait ce paquet trouvé d'en l'horloge en espérant y apprendre un jour quelque chose d'intéressant. Et maintenant qu'il savait le secret de Pinewood, il n'arrivait pas à savoir s'il était impressionné ou déçu.
Une mine ? du minerai rare pour des communistes ? C'était à la fois inattendu et logique. Cette idée de menace communiste lui semblait tout de même ridicule. C'était fini la Menace Rouge, que pouvaient bien lui faire des soviétiques sur le sol américain ? Ces putains de Français... Il avait du mal à comprendre comment un oncle pouvait plonger une nièce à l'autre bout du monde dans ses affaires illégales.
Qu'est-ce qui pouvait amener un homme à continuer son œuvre par-delà sa mort, en condamnant les prochaines générations à poursuivre ses propres engagements... Il regarda ses caisses brûler dans le feu.
Son père avait fait la même chose en leur offrant la contrebande comme seule issue à la misère. Il avait donné à ses enfants tous les outils de la dépravation et trois d'entre eux s'en étaient allégrement servis. Lui, Jessy et Walter, se dit-il amèrement.
Lorsqu'il rentra à la maison il reçut un appel venant de Bangor. Danny venait de rentrer de l'Ile du Prince Edouard où il préparait le terrain pour leur rendez-vous à Bass Harbor qui aurait lieu dans quelques jours.
Il apportait une mauvaise nouvelle. Un speakeasy avait brûlé à Bangor. Les hommes de Lloyd étaient passés et avaient jeté des explosifs dans une cave d'immeuble qui servait de bar clandestin. Aucun blessé, seulement des dégâts matériels et des pots de vin à distribuer aux policiers de la ville. Mais il fallait qu'Henry y aille. Il fallait trouver les responsables pour éviter que cela ne se reproduise...
Lloyd sentait l'étau se resserrer. Il agissait ouvertement à présent, parce qu'il avait conscience du combat final qui approchait. Cette constatation aurait dû rassurer Henry. La peur de son adversaire signifiait qu'il le croyait capable de le vaincre, mais il en doutait lui-même à cet instant.
Le fiasco du phare résonnait encore dans ses oreilles avec le bruit de la tempête. Est-ce qu'il serait seulement capable de mener à nouveau ses hommes dans un terrain dont il ignorait tout ? Est-ce qu'il serait à nouveau prêt à prendre des risques ? Il se sentait de plus en plus habité par le désespoir. Peut-être n'y arriverait-il pas. Peut-être que Portland serait sa tombe. Son cadavre serait jeté à la mer comme tous les ennemis vaincus, et on lui refuserait une tombe dans un cimetière. Betty ferait une croix au fond du jardin, sous le grand arbre, et son âme ne retrouverait jamais le chemin vers le nord, elle ne remonterait jamais le cours des rivières pour rejoindre la brume des forêts.
Il déglutit difficilement et essaya de se représenter Arlette face à cette petite croix blanche en haut du pré. Est-ce qu'elle le pleurerait ? Il imagina des larmes coulant le long des joues de la jeune femme et sa peine lui parut soudainement moins lourde.
Il l'imagina séchant ses larmes et dans son esprit égaré se dessina immédiatement l'image de Louis derrière elle, dans le pré. Il l'attendait comme un chat guettant sa proie.
Il chassa rapidement cette idée et essaya de s'étirer encore pour retrouver un peu d'agilité. Il vit Devin qui rapportait les gamelles aux ouvriers de l'autre côté de la ferme. Il venait certainement de s'entretenir avec elle.
—Devin ! Viens par ici !
—Qu'est-ce que t'as ? T'as encore fait fuir la Française !
Il approcha en grimaçant, sa respiration se faisant plus bruyante. En réalité des années auparavant, l'étirement de ses lèvres avait représenté un sourire, et son souffle plus court avait été un ricanement. Il aimait toujours se moquer de son petit frère.
—J'ai besoin que tu me remettes le dos en place, je dois aller à Bangor. Un des speakeasy a été attaqué.
—Te briser la nuque ? Volontiers frangin.
—J'espère être rentré avant la nuit mais-
Sans qu'il ait eu le temps de finir, Devin lui donna un coup de poing en pleine mâchoire et le tira par les bras. Il le souleva à sa hauteur et tira le bas de son dos d'une main. Henry poussa un juron et retomba au sol d'un seul coup.
Devin avait toujours eu des dons de rebouteux, mais il appartenait à la catégorie de ceux qui se faisaient la main sur leur bétail sans vraiment appliquer leurs gestes sur des animaux de plus petite taille comme leurs propres frères.
Il attendit qu'Henry se redresse sur un coude et lui attrapa une jambe pour la tirer. Il la laissa tomber sans plus de considération et regarda le contrebandier au sol qui essayait de se relever, encore sonné.
—Ça va mieux ? Le coup de poing c'est pour la Miss. A quoi tu joues, avec tes airs d'épouvantail ?
— Mêle-toi de tes affaires, Devin...
—Faut que je te plie en combien pour que tu ais l'air gentil et aimable ?
Henry ne répondit pas. Il s'assit au sol un instant, sentant la chaleur envahir son dos et sa jambe. Les empreintes des crocs de la mer qui s'étaient refermés sur son corps disparaissaient doucement. Devin avait vraiment un don, pensa-t-il. Il se releva doucement et remit son chapeau droit sur son front. Il n'avait pas de réponse.
—On est... Des associés. On a des rapports professionnels, c'est tout.
—Ferme-la Henry, fais des efforts, c'est tout, lâcha Devin en partant récupérer ses gamelles.
Arlette passa l'après-midi à dormir, se réveillant seulement pour manger et recevoir les remontrances de Ronald qui après avoir soigné la jument, devait à présent s'occuper du chien.
Betty vint la réveiller encore pour souper et elle retrouva dans le salon Kenneth, Paddy, Mickey, Charles et Shannon qui étaient venus avec une bonne moitié de leurs enfants, alors que John et Chelsea n'avaient amené que la petite dernière.
Ronald était resté à l'étable pour veiller sur le chien qu'il disait « marqué à vie » par la faute de sa maîtresse insouciante.
Jim arriva en boitant depuis son alambic dans les montagnes où il avait clopiné toute la journée. Il apportait avec lui quelques bocaux de son meilleur whisky. Il était follement heureux qu'on l'ait invité à une soirée de fête et de dance, lui le vieux boiteux qui vivait seul avec ses chiens.
Devin et Samuel arrivèrent un peu plus tard en apportant du cidre frais, suivis de Danny et de son fils Charles qui semblait parfaitement guérit de sa mauvaise toux. Il portait un regard émerveillé sur l'agitation qui emplissait l'auberge et courait après les enfants des Irlandais.
Ils dînèrent tous dans une atmosphère conviviale en discutant du début de l'automne qui s'annonçait radieux et du voyage qu'avait fait Arlette. Elle raconta à toute l'assemblée comment elle s'était débarrassée des loups et comment elle avait fabriqué un radeau en s'inspirant des techniques de ses ancêtres.
Elle évita de parler de la montagne en elle-même et se contenta de dire qu'on y pouvait y voir toute la région. Après ce que lui avait dit Henry, elle n'osait plus sortir son mensonge sur le transport de bois par le nord.
Betty avait préparé un ragoût de bœuf et du pain à la citrouille, le premier de la saison. Arlette l'aida en cuisine et retrouva soudainement une impression qu'elle avait perdu des mois auparavant. L'envie de préparer des plats plus élaborés.
Elle regardait la mixture brune dans laquelle flottaient les pommes de terre et les carottes en se disant qu'elle n'avait jamais aussi mal cuisiné. Le goût était peut-être convenable, la sauce épaisse et réconfortante, mais elle était à présent bien installée avec ses clients et ses produits pour développer quelque chose de plus. Il était temps qu'elle commence à raffiner un peu cette auberge. Elle garda cette idée dans un coin de sa tête, pour plus tard.
Après le souper, les Irlandais se mirent à chanter. En véritables musiciens professionnels, ils commencèrent par des chansons populaires pour que tout le monde puisse reprendre les refrains avec eux.
Puis ils passèrent à des airs plus dansants, alors qu'on avait déjà bien entamé les bouteilles de whisky et de cidre. Shannon et Betty se levèrent pour danser une jig rapide avec Mickey et Paddy tandis que les autres applaudissaient. Dans un coin de la pièce, Devin et Samuel s'étaient assis pour éviter de déranger avec leurs visages monstrueux, mais ils furent rapidement entourés d'enfants qui voulaient jouer avec eux et les toucher. Leur candeur fit fondre les cœurs des deux géants qui finirent par les amener sur la piste de dance.
Danny regardait ébahi son propre fils qui dansait comme un fou, loin de l'enfant souffrant et pâlot qu'il devait toujours porter dans ses bras. Du haut de ses trois ans, il s'était ébouriffé les cheveux pour ressembler à l'ainé de Shannon et imitait ses pas de danse sautée comme un chevreau qui apprenait à marcher.
Il se mit à tourner sur lui-même et partit au bord de la piste sans contrôler sa trajectoire. Il fut rattrapé de justesse par Arlette qui s'était assise près de la fenêtre du salon. En la voyant seule, regardant sans cesse à travers la vitre, Danny se leva et alla s'asseoir à côté d'elle.
—Belle soirée, commença-t-il poliment.
Elle le regarda avec étonnement. C'était la première fois qu'il lui adressait directement la parole.
—Oui tout le monde a l'air de bien s'amuser.
—Sauf les absents, répondit-il avec ironie. J'ai entendu dire que vous veniez aussi à Bass Harbor pour rencontrer les Acadiens.
—Je... Oui, ça m'était totalement passé par-dessus la tête...
—Ça fait longtemps que j'attends ça. Si on arrive à conclure un accord, je vais m'installer avec Martha et le petit sur la côte, avoua-t-il.
—Vous allez quitter Richmond ?
—Le... Médecin a dit que l'air marin était meilleur pour les poumons du gosse. Et puis ma femme a peur que je me marie avec un Irlandais à force de passer tout mon temps avec eux, dit-il en regardant son frère qui avait pris le violon de Paddy de l'autre côté de la salle.
Elle sourit et regarda à nouveau par la fenêtre avant de prendre un air plus grave.
—Vous y croyez, vous ? Portland, Lloyd, l'empire que votre frère veut bâtir ?
Il parut hésiter un instant, puis il se ravisa et sourit.
—S'il construit un quelconque empire, ce sera par pur hasard et une suite malheureuse d'accidents. Henry a juste comprit qu'il n'y a qu'en entreprenant qu'on peut conserver ce qu'on a déjà. En ces temps de crise, il y a toujours quelqu'un qui vient pour tout vous retirer. C'est pas un peu votre philosophie à vous aussi ?
—Oui, mais de là à prendre Portland...
—Ca fonctionnera, par accident, mais ça fonctionnera, j'en suis sûr. Henry a du cran et ses hommes le respectent. Et puis vous êtes là, vous aussi. On a confiance en vous.
Elle aurait voulu protester, expliquer à quel point Portland était une position intenable pour les Richter, qu'un bon chef ne faisait pas forcément la victoire, et que peut-être Lloyd n'était pas lui-même la source de tous leurs ennuis, mais Danny se tourna à son tour vers la fenêtre et son regard s'illumina, ne prêtant plus du tout attention à la jeune femme.
—Tenez, le voilà ! Il est quand même venu...
Une voiture venait de se garer, la jeune femme ne l'avait pas remarquée immédiatement car la lumière de ses phares était affaiblie par la pluie torrentielle qui s'abattait sur la forêt.
La porte d'entrée s'ouvrit et Henry entra, apportant une bourrasque glacée avec lui. Il retira son manteau et son chapeau. Il regarda le spectacle qui s'offrait à lui, désorienté devant tant d'animation.
Betty qui l'avait remarqué l'invita immédiatement à venir danser et il s'esquiva. Devin hocha la tête pour le saluer depuis le fond de la salle. Il se dirigea vers son petit frère qui lui faisait un grand signe de la main.
Il salua Arlette et s'assit avec eux, à l'écart de toute cette agitation. Sa chemise et sa veste étaient mouillées comme s'il avait passé la soirée dehors, mais elles ne sentaient pas l'alcool. Seulement la fumée. Il n'avait donc pas eu de cargaison ce soir-là, pensa Arlette. Ce qui importait, c'était qu'il était quand même là, avec eux.
Crispé sur sa chaise, l'air sinistre, il apportait une touche de dramatique à la scène que Danny ne supporta pas longtemps. Le cadet repartit rapidement vers le comptoir et laissa son frère avec la Française dans leur silence gêné.
Henry prenait son air féroce mais Arlette soupçonna qu'il était simplement impressionné par la fête et l'ambiance chaleureuse. Sans en avoir l'air, il s'amusait. Il voyait sa sœur et ses frères heureux. Ses hommes, les Irlandais aussi bien que les bootleggers, dansaient ensemble.
Il resta boire dans son coin, lançant de temps en temps des regards en coin à la jeune femme qui était repartie rapidement du côté animé de la salle. Elle commença à se détendre, comme si elle se sentait rassurée par sa présence. Il se joignait pour de bon à Pinewood.
Elle retourna plusieurs fois s'asseoir à côté de lui pour lui demander s'il voulait quelque chose et il refusa chaque fois, faisant « non » de la tête comme si ouvrir la bouche risquait de le faire malencontreusement sourire. Elle le vit lorgner du regard le dulcimer des Appalaches qu'elle avait sorti pour la soirée, mais personne ne le prit pour entamer un morceau.
En réalité, Arlette n'en jouait plus que lorsqu'elle était certaine d'être totalement seule, quand elle pouvait laisser couler ses larmes. Cet instrument transportait trop de souvenirs des montagnes vosgiennes et de Joshua pour être joué en compagnie d'autres personnes. D'ailleurs aucun autre musicien présent ne tenta de le toucher.
Il était posé là, comme si à travers sa présence, c'était aussi Joshua qui était avec eux. Henry devrait se contenter d'en imaginer le son doux et mélancolique, pensa-t-elle.
La présence d'Henry avait étrangement dégrisé Kenneth. L'Irlandais s'était assis à l'autre bout de la pièce, de l'autre côté du bar où il brassait des cartes en prévision d'une partie de poker.
Il n'avait pas dû expliquer son absence des jours précédents et le contrebandier ne le quittait pas des yeux. Ce n'était peut-être pas l'osmose totale entre eux, mais Arlette était heureuse. Henry était venu, contre son gré, mais il était venu, parce qu'elle l'avait invité.
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