Chapitre 19 | Partie 3: The Red Haired Lass

ARLETTE

Elle continua jusqu'à une petite route qui montait sur une colline. Une pancarte en bois peinte à la main annonçait « Famille Richter, défense d'entrer » entre deux bouleaux argentés.

Elle sourit. Il manquait peut-être un crâne de taureau ou d'ours au-dessus pour être plus convaincant et annoncer plus clairement le repaire des contrebandiers.

Elle passa ses cheveux par-dessus son épaule pour se faire rapidement une natte tout en marchant.

Elle vit bientôt une vieille maison sur deux étages qui se dressait devant elle. Elle fut déçue. C'était une vieille ferme comme on en voyait partout dans la région. Pas un manoir de gangster comme elle se l'était représenté. Un peu plus loin se trouvait la charpente d'une grange où trois hommes étaient en train de fixer des poutres. Ils reconstruisaient celle que Kenneth avait incendiée.

Le pré qui bordait la forêt un peu plus loin était terminé par une étable d'où on pouvait entendre le meuglement de vaches. Devin et Samuel devaient certainement se trouver là-bas.

Arlette s'approcha de la maison de briques et de bois et entendit l'un des ouvriers siffler à son adresse comme s'il appelait un chien. Elle ne répondit pas et passa devant deux berlines noires sans prêter attentions aux beuglements d'un autre homme sur le chantier.

La jeune femme se sentait trop fatiguée pour répondre. Elle revenait de plusieurs jours de solitude dans les bois où elle avait dû lutter pour survivre. Ces abrutis qui la traitaient comme un animal qu'on siffle ne méritaient même pas un regard.

Elle monta sur le perron où se trouvaient un rocking-chair vide et une petite table où reposait un cendrier. La porte était à moitié ouverte.

Elle hésita à entrer. Peut-être n'était-il pas à l'intérieur. Peut-être allait-elle le surprendre en train de faire... Des choses de bootlegger. Distiller dans l'évier de sa cuisine, écorcher vif quelqu'un, ce genre de choses qu'elle l'imaginait aisément faire durant son temps libre.

Elle se ravisa et hésita à toquer. Avec le boucan que faisaient maintenant les trois goujats du haut de leurs poutres, elle n'avait probablement plus besoin de s'annoncer. Il y avait une femme dans la ferme, c'était maintenant officiel. Ces ouvriers étaient plus efficaces pour donner l'alerte que des coqs entendant le renard entrer.

Elle entendit une porte claquer et quelqu'un descendre des escaliers à toute allure. Henry apparut subitement dans l'encadrement de la porte, le dos voûté, la tête baissée, rentrée entre les épaules, un cigare coincé entre les dents.

En la voyant, il se redressa surpris. Elle recula, surprise elle aussi. Il avait l'air d'avoir pris de sacré coups. Est-ce que c'était Louis qui l'avait mis dans cet état ? Sortant de sa stupeur, il poussa un grognement en entendant les ouvriers et sortit pointer d'un doigt couvert de bandages les trois hommes sur la construction.

-Fermez vos gueules, là-haut ! Et travaillez au lieu d'emmerder le monde ! cria-t-il d'une voix forte.

Arlette resta stupéfaite de la violence avec laquelle il avait crié et de la réaction immédiate qui s'était produite. Les hommes s'étaient retournés vers leurs clous et leurs marteaux à toute vitesse.

Il invita la jeune femme encore choquée à entrer et referma la porte derrière eux. Il avait une démarche étrange, sans aucune souplesse, remarqua-t-elle. Il semblait bloqué de la jambe jusque dans la nuque. Un tour de rein ?

—C'est... C'est vraiment des abrutis ces ouvriers, commença-t-il embarrassé, en allant fermer la fenêtre alors qu'ils continuaient à caqueter entre eux dehors.

—Vous vous êtes blessé au dos ?

Il s'appuya à une étagère du salon en la regardant de bas en haut. Elle tourna sur elle-même pour regarder tout autour. C'était donc cela une maison de contrebandier ? La pièce était spacieuse, pleine de meubles et chargée de bibelots poussiéreux.

N'étaient nettoyés que les outils cloués au mur au-dessus de la radio, entre des animaux empaillés. Les rideaux et napperons semblaient avoir été lavés pour la dernière fois avant le début du siècle. Les meubles n'avaient pas été cirés depuis des lustres, leur bois était aussi sec et creux que des morceaux de pain rassis.

—Une chose à la fois, répondit-il. Je vous sers quelque chose à boire ?

—Si vous avez quelque chose sans alcool, je veux bien.

Il lui lança un regard déconcerté et partit en titubant dans une autre pièce. Elle l'entendit grogner alors qu'il se baissait et il revint avec une carafe en terre cuite. Il versa un peu de son liquide jaune mousseux dans un verre et lui tendit.

Elle sentit la boisson avec méfiance. Du jus de pomme ? Elle en but une gorgée tandis qu'il se servait un verre de whisky caché derrière un dindon empaillé. C'était bien de la pomme, mais il s'agissait plutôt de cidre brut plutôt que de jus. La définition du terme « sans alcool » devait être différente pour les bootleggers...

Il l'invita à la suivre dans l'autre pièce. C'était une petite cuisine servant aussi d'entrepôt pour les caisses de bouteilles vides. A sa grande déception, Arlette découvrit qu'il ne distillait pas dans son évier. L'ampoule pendouillant au-dessus de la table rappela à la jeune femme sa bibliothèque. Elle s'imagina les parties de poker auxquelles les Richter devaient se livrer avec leurs acheteurs à cet endroit.

Elle sentit une sorte d'excitation l'envahir en embrassant la pièce du regard. Elle était vraiment là, dans un repère de contrebandiers. C'était loin de toutes les idées romantiques qu'elle s'était faite sur ce genre d'endroit, et pourtant elle n'arrivait pas calmer cette excitation enfantine.

Henry s'assit en face de la porte et invita la jeune femme à s'asseoir en face de lui. Ils se retrouvèrent comme le jour où ils avaient décidé de travailler ensemble, dans ce rapport gênant du face à face d'un côté et de l'autre d'une table.

Elle posa d'abord ses mains sur ses genoux en regardant autour d'elle, mal à l'aise. Était-ce à elle de commencer ? Elle n'avait pas l'habitude de se rendre chez les gens sans prévenir.

-Betty m'a dit que vous me cherchiez...

Il la fixa de son regard sombre. Est-ce qu'il lui arrivait seulement d'avoir l'air heureux, se demanda-t-elle. Ses yeux étaient comme deux billes noires incandescentes, fixes, comme ceux des loups dans les collines.

Elle se rendit compte que cette vision lui avait manqué. Elle s'était habituée à sa présence froide. Au moins avait-il plutôt fière allure : il était presque rasé. Elle pouvait voir ses lèvres épaisses et la forme large de sa mâchoire.

Il portait une chemise à carreaux usée qu'il avait remonté jusqu'aux coudes. Elle se rendait soudainement compte de son âge. Il n'était pas si vieux. Il lui avait dit son âge un jour, elle s'en souvenait. Pas directement, mais elle avait fait le compte. Il devait avoir vingt-huit ou vingt-neuf ans. C'était son air rustre et taciturne qui le vieillissait.

Sa chemise était si abîmée que le tissus sur ses coudes s'était affiné à en devenir transparent. Les premiers boutons de la poitrine étaient aussi décousus. Elle pouvait voir son torse puissant contre le tissu qui se soulevait lorsqu'il respirait.

La cicatrice laissée par la balle de sa sœur devait être juste un peu plus à gauche, pensa la jeune femme. Il rajusta sa chemise d'une main en voyant qu'elle le regardait et elle détourna le regard.

—Qu'est-ce que vous êtes allée faire au Mont Curtis ? dit-il soudainement pour rompre le silence.

—J'étais allée chercher une voie utilisable pour le transport du bois-

Il la coupa en reniflant bruyamment et changea de position sur sa chaise, puis il partit en arrière sur son dossier en grimaçant. Il ne la croyait pas. Il exigeait la vérité. Mais lui non plus ne se livrait pas à elle comme lorsqu'ils s'étaient retrouvés seuls au bord du lac.

Il devait être préoccupé. Certainement à cause de l'attaque de Portland qu'il prévoyait toujours. Elle lui avait donné l'argent nécessaire, elle jouait la vie des Irlandais, et pourtant elle avait totalement oublié qu'il était toujours en train de mettre en œuvre son plan pour y parvenir.

Elle se sentit soudainement toute bête de lui parler de sa petite expédition dans les bois. Qu'est-ce que cela pouvait bien représenter pour lui, le contrebandier qui allait défaire le plus grand gangster de la région ?

Elle hésitait à lui dire. Pendant tout le trajet du retour, elle s'était demandé si elle devait ou non en parler à qui que ce soit. Là-haut dans la montagne, alors qu'elle ne savait pas encore si elle allait survivre ou mourir seule dans la nature, elle y avait pensé. A ce que cela lui ferait, si elle devait mourir avec un secret, avec un problème jamais résolu, une épée de Damoclès plantée au-dessus des têtes de ses proches. Un peu comme l'avait fait Armand.

Cette idée lui avait été insupportable. Il fallait qu'elle trouve une personne de confiance pour se livrer.

Et maintenant elle était devant cet homme qui la regardait et qui attendait des réponses, cet homme qui écoutait attentivement, qui l'observait avec son regard noir, et qui parlait peu. Pouvait-on rêver d'un meilleur confident ? Ses propres sarcasmes ne la rassuraient guère.

—C'est ce que vous dites à tout le monde ? dit-il soudainement, « Une voie utilisable pour le transport du bois » ?

—Oui.

—C'est ce que vous appelez un mensonge ? C'est tout juste bon pour éviter les questions de ma sœur ça. Vous n'en avez rien à faire du transport du bois. Ne me faites pas croire que vous voulez vous lancer dans l'industrie forestière. Vous n'avez même pas pensé à creuser un canal de déviation pour alimenter une scierie ou même à faire des chemins de halage pour partir plus au nord. Alors dites-moi la vérité.

Elle allait le faire. Ce n'était pas ses propres réflexions qui l'avaient convaincu mais le ton de la voix d'Henry. Il était prêt à connaitre la vérité et à la supporter. Elle se retourna rapidement vers la porte et se leva pour aller la fermer.

Lorsqu'elle revint s'asseoir, il se caressait le coin des lèvres de sa main bandée, dissimulant un rictus. Est-ce que c'était les précautions qu'elle prenait qui le faisaient rire ? Cette réaction la fit hésiter. Est-ce qu'il la prenait seulement au sérieux ?

Probablement, sinon il ne serait pas assis en face d'elle, attendant des explications. Il allait vite reprendre son air grave une fois qu'il aurait compris la situation de toute façon.

—Je suis allée voir une mine de pechblende. Il y en a une près du Mont Curtis. Du moins il y en avait une. J'y suis allée pour la faire sauter.

Abasourdi, Henry écarquilla les sourcils et se pencha en avant.

—Une mine de quoi ?

—De pechblende. C'est de l'uranium. Un minerai qui sert à faire du radium. Ça vaut dans les soixante-quinze dollars le gramme en ce moment...

—Mais pourquoi vous l'avez fait sauter ? demanda-t-il sans vraiment arriver à imaginer la petite femme devant lui capable de faire exploser une mine à l'autre bout des montagnes.

—Parce que... Ça fait partie de l'héritage de mon oncle. Il a caché plusieurs lettres à Pinewood, dont celle que vous m'aviez aidée à déterrer... Dans celle-là il expliquait qu'il y avait une mine au Mont Curtis et que des gens viendraient bientôt pour en faire quelque chose, et que je faisais partie de son plan...

Elle sentit sa gorge se serrer et déglutit. Il fronça les sourcils et tira une grande bouffée de son cigare en regardant dans le vide. Puis il se reprit et lui fit signe de boire. Elle vida son verre de cidre en fermant les yeux.

—Joshua avait tenté de me prévenir dans sa lettre. Il me disait de me méfier de cet héritage, et j'ai compris pourquoi en allant là-haut. Je ne sais pas... Cette mine n'était pas normale... J'ai pensé à ce pourquoi tout le monde s'intéressait à Pinewood, et à ces gens qui pourraient encore venir et réclamer quelque chose, après tout ce pourquoi je me suis battue...

J'ignore pourquoi, mais Joshua avait décidé qu'il devait me parler de cet héritage peu avant sa mort, et qu'il ne fallait pas que je cède à mon oncle... Alors j'ai décidé de détruire la mine. Je ne veux rien de plus que ce que la forêt et la montagne peuvent m'offrir à leur surface. Je ne veux pas creuser dans leurs artères, les raser ou les assécher. Je pensais que mon oncle aussi..."

Henry baissa la tête et croisa ses mains devant lui.

—Alors vous n'avez vraiment aucune idée du genre de personne qu'était votre oncle ?

—Qu'est-ce que vous voulez dire ?

—Hum.

Cette fois ce fut lui qui regarda vers la porte fermée avec inquiétude. Il se leva et lui fit signe de rester assise alors qu'il sortait. Elle le regarda marcher difficilement et entendit ses pas sur les planches de l'escalier. Est-ce qu'elle avait bien fait de lui en parler ?

Elle sentait un nœud de peur se créer en elle et nouer son estomac. Pourquoi est-ce qu'elle avait fait ça ? Elle aurait mieux fait de repartir, de retourner à Pinewood, de se jeter dans son lit et de dormir. Elle se frotta les yeux en sentant ses paupières brûlantes.

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