Chapitre 18 | Partie 3: Lonesome Valley

LOUIS

Le rapport de Wojtek était là, sur le siège, enfermé dans une chemise en cuir noire. Louis roulait doucement à la sortie du village, lui lançant de temps en temps un regard inquiet. C'était là, juste sous ses yeux, à côté de lui, comme une bombe prête à exploser à tout moment. 

Il déglutit. Cela représentait plus de six mois de travail. Sept espions, trois comptables et lui-même s'étaient battus pendant tout ce temps pour le contenu de cette chemise. Et c'était à lui de la transporter, à lui de l'amener à bon port. Il avait l'impression d'être l'assassin à qui on avait offert la balle qui devrait commettre le meurtre.

Une fois qu'il aurait remis cette chemise à Portland, la machine serait enclenchée et elle commencerait à faire son œuvre. Il serait alors impossible de la stopper, de protéger les personnes qui se placeraient dans sa ligne de mire ou qui n'auraient pas pu en sortir avant. 

Plusieurs têtes allaient tomber, se dit-il avec satisfaction. Il allait y avoir du changement en haut-lieu. Il fallait encore qu'il appelle les Marshall pour régler les derniers préparatifs. La voiture passa devant les dernières fermes, soulevant une trainée de feuilles rouges et jaunes.

Louis sentit un nœud se nouer dans sa gorge. Ses doigts se crispèrent sur le volant. Il fallait qu'il prévienne Arlette. Son petit coup d'éclat au garage de Richmond lui avait peut-être servi pour éloigner la jeune femme, mais il n'avait pas envie de la voir mêlée à ce qui allait arriver. 

Il accéléra, passa sur la route de Pinewood et jeta un coup d'œil à sa montre. Il serait bientôt midi. Il y aurait certainement des clients. Peut-être les Irlandais. 

Ces fenians se prenaient pour des vétérans endurcis mais ils n'avaient jamais rien été d'autre que des hommes du rang attendant le coup de sifflet pour foncer bêtement à l'assaut. Ils ne valaient rien de plus que de bons chiens de garde. Leur chef était peut-être un peu plus futé que les autres, mais il était trop confiant. 

S'il devait les croiser aujourd'hui, il faudrait qu'il trouve une raison valable pour aller voir Arlette sans qu'ils ne l'attaquent. Il ne pouvait pas se permettre d'avoir de nouveaux meurtres sur le dos, cela prenait trop de temps à dissimuler à chaque fois.

Il prit la route vers l'est à travers la forêt et arriva bientôt au milieu du pré où se dressait l'auberge. Il y avait un large camion transportant du bois arrêté sur le parking de terre battue et une petite Ford qu'il lui semblait reconnaître. De simples clients, pensa-t-il soulagé. 

Il rangea la chemise en cuir sous le siège et s'arrêta devant la porte d'entrée. En descendant de la voiture, il se rendit compte que Pinewood était absolument resplendissant sous les teintes de l'automne. 

Tout semblait transformé. Le pré couvert d'ocre, les érables qui rougissaient dans les bois, les aulnes jaunissants et les herbes violettes qui poussaient près de la route. Il aurait aimé avoir le temps d'apprécier ce paysage plus souvent, pensa-t-il. Mais il avait d'autres obligations.

Il passa sur le perron et entra dans l'auberge. Cinq hommes en tenue de travail étaient assis autour de la table du fond, concentrés sur leurs larges assiettes de poulet braisé aux épices du Sud et de pommes de terre sautés. 

Louis ne put s'empêcher de sourire en sentant l'odeur du paprika fumé et du céleri. Il repensa à Arlette et à tous ses discours sur la cuisine, à son émerveillement lorsqu'il lui avait rapporté les grands bocaux d'épices. Où étaient passés tous ces moments heureux, se demanda-t-il douloureusement.

Il se tourna vers le comptoir et y trouva Betty qui le fixait, effrayée. Elle avait attaché ses longs cheveux noirs en un chignon sophistiqué et portait le tablier de la Française. 

Devant elle étaient attablé deux hommes qui allaient sortir. Ils s'étaient arrêtés en voyant le garagiste entrer. C'était le vieux Hawkes avec sa longue barbe grise et son neveu qui habitait à l'ouest, Rufus ou Raff, il n'était plus certain de son nom.

Les deux hommes se tournèrent vers Betty avec inquiétude. Louis sourit. Il les salua en retirant son chapeau et s'assit à leurs côtés. Lentement, les deux hommes se levèrent et le plus jeune fit un signe de la main à Betty. 

Il était le garagiste qui avait tenté d'agresser la propriétaire de Pinewood, après tout. La nouvelle avait fait le tour de Richmond. A son grand plaisir. Il avait pu faire confiance à l'indignation générale pour ne plus recevoir de clients au garage et éviter d'avoir à faire la conversation lorsqu'il se déplaçait dans la région. 

Même ces deux lâches préféraient fuir et le laisser seul avec Betty plutôt que de la protéger, se dit-il en les regardant sortir sans cesser de sourire. Il se tourna alors vers elle.

—Ca va Betty ? Où est Arlette?

La jeune fille se mit à essuyer les tasses à café devant elle sans répondre. Il entendit alors les deux hommes qui parlaient dehors.

—Cours chez Henry, je vais prévenir Paddy, dit Hawkes.

Il n'avait plus beaucoup de temps, mais au moins ces deux imbéciles le laissaient seul avec Betty. Il se pencha sur le comptoir en lui souriant.

—Quelque chose ne va pas ?

—Je sais ce que t'as essayé de faire. Tu n'es plus le bienvenu ici, Louis. Arlette veut pas te voir, répondit-elle brusquement.

—Elle n'est pas ici, n'est-ce pas ?

—Non.

—J'ai quelque chose d'important à lui dire. Où est-ce que je peux la trouver ?

—Ca... Ça ne te regarde pas.

—Betty... Je comprends, tu sais. Tu es dans une situation difficile, tu as beaucoup de responsabilités maintenant, regarde-toi, tu t'occupes de l'auberge comme une vraie chef !

—N'essaie pas de m'amadouer, Louis...

Il se pencha vers elle jusqu'à ce que leurs visages ne soient plus qu'à quelques centimètres d'écart. Son regard puissant la pétrifiait totalement. Les hommes derrière s'étaient retournés.

—Laisse-moi terminer, dit-il. Ce que je veux dire, c'est que tu as des responsabilités maintenant. Tu es consciente de ce que c'est que de faire des choix, en bien comme en mal. Oui ? Alors écoute bien. Je dois absolument parler à Arlette aujourd'hui. Si je ne peux pas lui dire ce que je dois lui dire, elle court un grave danger. Et si tu refuses de me dire où elle est, je m'arrangerai pour que ce ne soit pas seulement Arlette, mais aussi tes frères qui en pâtissent. Alors voilà ta responsabilité. Tu me dis où elle est ou tu me l'amènes, et tu sauves tes frères. Ou alors tu refuses et tu deviens responsable de ce qui va leur arriver.

La jeune fille se mit à trembler. Elle lâcha la tasse qu'elle tenait entre ses mains et qui roula sur le comptoir. Elle était à la fois terrifiée et furieuse. Au moins elle le prenait au sérieux.

—Tu ne pourras pas lui parler aujourd'hui, répondit-elle fébrilement, elle n'est pas à Pinewood.

—Elle va rentrer ce soir, non ? Où est-elle ?

—Elle ne va pas rentrer ce soir...

—Betty, ne joue pas avec ma patience, siffla-t-il d'une voix plus sombre.

—Elle est... elle est au Mont Curtis.

A ce mot, il fut tellement déconcerté qu'il faillit partir en arrière sur sa chaise. Arlette au Mont Curtis. Cela ne pouvait signifier qu'une seule chose. Il serra les dents et reprit son air froid devant Betty. C'était trop tard, elle avait vu une faille. Elle ne le regardait plus avec peur mais avec suspicion. Il baissa la tête et renifla bruyamment. Il jeta un discret coup d'œil à l'horloge du salon.

—Qu'est-ce qu'elle... est allée faire là-bas ?

—Je ne sais pas. Elle ne voulait pas qu'on sache.

Il la regarda sans rien demander de plus. Elle ne mentait pas. Arlette n'en aurait parlé à personne. Elle avait dû partir seule. Il sentit sa gorge se nouer un peu plus et un poids naître dans sa poitrine. Est-ce qu'il était triste ? Oui. Il avait l'impression d'être témoin d'un énorme gâchis, totalement insensé. 

Cela signifiait qu'il ne pouvait plus rien faire pour elle. Pourquoi avait-elle décidé d'agir pour la mine ? Elle était censée être prévenue et attendre... Il avait maintenant un coup de fil à passer... Aussi important que le rapport de Wojtek.

Il se leva pour sortir lorsqu'il entendit le moteur d'une voiture qui fonçait à toute vitesse sur Pinewood. Henry arrivait. Enfin, il allait pouvoir se rattraper, donner les coups qu'il n'avait pas osé mettre devant Arlette la dernière fois qu'il l'avait croisé. 

Il descendit sur le parking en prenant un air insouciant, vérifiant nonchalamment la pression de ses pneus. Les cinq bûcherons attablés se levèrent pour le regarder par la fenêtre, alors que Betty s'avançait sur le pas de la porte, inquiète.

Henry sortit de sa voiture en trombe, son corps se balançant comme si son dos était raidi. Il fixait le garagiste de son air patibulaire. Louis se redressa et plissa les yeux en le voyant arriver vers lui. 

Ce Henry ressemblait à ces boxeurs qui avaient reçu trop de coups pour afficher autre chose qu'un regard vide et idiot, se dit-il. Mais il n'aurait pas le temps de juger de son intellect, Henry n'était pas du genre à se perdre en palabre avant d'attaquer. Il l'avait déjà vu faire. Même boiteux, il restait dangereux.

Lentement, Louis ouvrit sa portière comme s'il s'apprêtait à monter dans sa voiture et le contrebandier accéléra le pas. Il voulut le frapper avant qu'il ne referme la porte mais le garagiste fut plus rapide. Le poing d'Henry heurta la vitre et la brisa. Le verre se planta dans sa chair mais il continua son geste et agrippa le garagiste par sa veste de sa main ensanglantée. 

Louis ouvrit alors brutalement la porte pour repousser le corps massif d'Henry qui partit contre le capot. Betty poussa un cri depuis le perron et appela les Irlandais qui arrivaient au pas de course. Il manquait Kenneth. C'était dommage, il en aurait bien profité pour rosser aussi ce petit prétentieux.

Louis s'extirpa rapidement de la voiture et alors que son adversaire avait toujours la main bloquée dans la vitre, il le frappa au visage et le jeta par terre. Henry était bien plus lourd que lui, il n'y avait qu'en utilisant le terrain qu'il pouvait lui mettre des coups assez violents et impressionnants pour ridiculiser sa force brute. Le but de la manœuvre était simple, lui faire comprendre qu'il n'avait aucune tactique, qu'il était évident qu'il allait perdre.

—Dégage d'ici McCarthy ! intervint alors Charles en tirant au fusil de chasse au-dessus de sa tête.

—T'as plus rien à faire à Pinewood, ajouta Mickey qui s'avançait en caressant sa hache.

Le garagiste regarda Henry qui se relevait difficilement. Il grognait et soufflait comme un chien, pensa Louis. Ce type était la raison pour laquelle ses derniers mois avaient été si chaotiques. Il avait forcé Lloyd à changer ses habitudes, à battre en retraite, à vérifier les espions dans ses rangs, et l'avait empêché, lui et Fowler, de mettre à exécution leur plan. 

C'était à cause de lui s'il n'avait pas pu rester auprès d'Arlette comme prévu. Il y avait tellement de choses auxquelles il aurait dû la préparer, tellement de choses qu'il aurait dû lui dire pour éviter qu'elle ne se retrouve au Mont Curtis à cet instant, réalisa-t-il. Pourquoi n'avait-elle pas pu se contenter de rester bien sage à attendre qu'on lui dise quoi faire ? En voyant les deux Irlandais qui arrivaient avec Hawkes, il se retint de frapper à nouveau Henry et recula. 

Ils étaient tous finis de toute façon. Tous autant qu'ils étaient, ils allaient bientôt remplir les geôles de la prison fédérale. Meurtres, vente d'alcool, il y aurait des condamnés à mort parmi ces visages en colère qui le fixaient aujourd'hui. 

Il leur sourit et ouvrit la portière. Il jeta le verre brisé de son siège et s'assit dans sa voiture. Henry s'approcha à nouveau alors que Charles le tenait en joue. Il ne frappa pas cette fois-ci, il se pencha seulement en respirant bruyamment et fixa Louis de ses yeux noirs. Le garagiste n'avait pas réussi à entamer sa détermination. Ils se défièrent du regard pendant un instant. La voiture démarra.

—Tu sais que t'en as plus pour longtemps, Henry, dit-il simplement avant de partir.

La voiture disparut sur la route et Betty accourut pour prendre la main blessée de son frère. Les cinq travailleurs étaient sortis, étonnés. Henry changea rapidement d'expression et les salua d'un sourire tordu en inclinant son chapeau.

—On va me reprocher de faire fuir les clients, une fois de plus, grommela-t-il en se tournant vers sa sœur.

Charles et Mickey vinrent à sa rencontre.

—Qu'est-ce qui s'est passé ? demandèrent les deux hommes.

—Il voulait voir la Française, répondit Hawkes.

Henry se tourna vers Betty.

—Où est-ce qu'elle est ? Tu m'as dit qu'elle était juste allée à Bangor hier, pourquoi est-ce qu'elle n'est pas rentrée.

Elle le regarda sans répondre, remuant la tête en signe de désapprobation. Pas devant tout le monde. Il baissa les yeux et se tourna vers les Irlandais. Il fronça les sourcils et prit un air reconnaissant en désignant sa sœur.

—Merci les gars, vous pouvez nous laisser. On va s'occuper de ça.

Surpris, les deux hommes se regardèrent un instant avec incompréhension. Est-ce qu'il venait de les remercier ? Sans attendre qu'il change d'humeur, ils le saluèrent et s'en retournèrent de leur côté. Hawkes cracha par terre et se dirigea vers sa voiture.

—Je suppose que Raff est resté à la ferme à attendre qu'on en ait fini avec ce traitre ?

—Il garde un œil sur la réserve, répondit simplement Henry en suivant sa sœur à l'auberge.

Hawkes partit à son tour, suivi des bûcherons qui laissèrent un bon pourboire à Betty sur le comptoir. Les deux Richter se retrouvèrent seuls dans la vaste maison des Mangel. Ils s'assirent à la cuisine où la jeune fille prit une pince à épiler pour ôter les morceaux de verre restés dans les coupures d'Henry. Il regarda par la fenêtre.

—Elle a pris le chien avec elle ?

—Oui, répondit-elle en se concentrant du mieux qu'elle pouvait sur sa main.

—Alors où est-ce qu'elle est partie ?

Betty soupira et extirpa un bout de verre rouge de sa chair. Elle avait été forcée à le dire à Louis, elle pouvait bien le dire à son frère maintenant.

—Au Mont Curtis.

Il se tourna brusquement vers le couloir menant au salon en écoutant le tic-tac de l'horloge. Un éclair d'inquiétude passa dans ses yeux.

—Qu'est-ce qu'elle est allée faire là-haut ?

—Elle a dit que ça avait à voir avec sa famille, son oncle.

—Hum... et elle rentre quand ?

—Avant votre meeting à Bass Harbor, si c'est seulement ça qui t'intéresse. Arrête de bouger.

—C'est pas ça qui m'intéresse.

Elle leva les yeux vers lui. Il regardait toujours en direction du couloir, son large cou tordu. Il déglutit et se retourna vers elle, remarquant qu'elle avait arrêté de remuer ses plaies, soudainement attentive.

—On n'a pas vraiment eu le temps de discuter tous les deux depuis... Depuis la visite de Jessy, commença-t-il soudainement.

—On le faisait pas avant non plus, ne t'en fais pas, répondit-elle d'un ton ironique.

Elle se leva pour aller chercher une compresse et de l'eau pour nettoyer la plaie.

—Je sais. Je voulais pas te faire participer aux affaires de la famille... C'était pas un truc pour les petites filles. Et puis quand Jessy est venue... J'ai vu à quel point ça te manquait, de...

—Quoi ? d'avoir quelqu'un qui me parle et qui m'écoute ? Ne me parle plus d'elle s'il te plaît. Je ne veux plus en entendre parler.

Elle passa de l'eau sur sa main et l'emballa dans le tissu.

—Hum. Ce que je voulais dire, c'est que... C'est bien que tu sois à Pinewood... Avec la Française.

Elle le regarda chercher ses mots et un sourire amusé naquit sur son visage. Il ne lui était pas naturel de l'appeler par son nom. Elle avait soudainement l'impression d'être la plus âgée des deux.

—Oui, c'est vrai qu'elle est bienveillante et à l'écoute, répondit-elle avec un sourire en coin.

—Hum, oui.

Il regarda sa main et se leva avec empressement. Elle l'observa alors qu'il retournait au salon de sa démarche d'ours boiteux. Il jeta un coup d'œil à l'horloge et posa son chapeau sur le comptoir. Il se pencha en avant et remarqua que l'emplacement où la jeune femme rangeait son fusil était vide.

—Quand est-ce qu'elle rentre alors ?

—D'ici deux jours si tout va bien.

—Hum... Faudra installer le téléphone ici. Pas qu'on ait à courir d'un bout à l'autre de la forêt dès qu'il y a du grabuge.

—Je lui en parlerai ! cria Betty en se tournant vers la vaisselle qu'il lui restait à faire, je lui dirai que c'est toi qui a eu l'idée !

Elle l'entendit sortir en ruminant et regarda par la fenêtre vers le nord. « Reviens-nous vite, Arlette », murmura-t-elle.

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