Chapitre 17 | Partie 4: Zebra Dun
KENNETH
Kenneth resta silencieux sur tout le trajet du retour. Il garda une main sur sa jambe et l'autre sur la bouteille de whisky pendant près de deux heures, assis à l'arrière de la voiture, tandis que Raff conduisait, accompagné de Paddy à l'avant.
Il n'était pas tendu parce qu'il sentait que leur mission avait été un échec éreintant, ni parce que cet affrontement avait été décevant, mais parce qu'il avait découvert un homme qu'il pensait déjà connaître parfaitement.
Il en avait vu beaucoup à New York, des bootleggers issus du monde de la ferme, qui se prenaient pour des chefs de gang dès qu'ils avaient un peu de responsabilités. Mais pas d'assez téméraires pour aller se jeter dans une tempête et d'assez forts pour en ressortir vivant.
Cette idée en soi ne l'aurait pas dérangé plus que ça s'il avait passé une soirée normale chez lui, avec ses amis à Pinewood. Il aurait ri à la simple évocation de ce fermier à la merci des vagues, qui allait sauver ses hommes en pleine tempête. Paddy aurait joué un air pendant que Charles aurait improvisé des paroles contant ses actions rocambolesques. Il aurait écouté Arlette et Betty rire et ça serait resté une anecdote.
Mais il avait passé la nuit dans un phare battu par le vent, la jambe paralysée, écoutant le hurlement du vent lui murmurer des choses à l'oreille, regardant des formes humaines se dessiner dans les vagues éclairées pendant quelques secondes par le phare.
Ce n'était certainement que des phénomènes scientifiques, des effets hypnotiques doublés par la fatigue et sa blessure, mais il en avait gardé une impression si amère que le retour d'Henry lui avait presque fait peur. Les fantômes et les vivants s'entremêlaient dans son esprit.
Dans les déferlantes de flots noirs et d'écume, il avait vu des visages, aux regards vides comme ceux de la brume. Il y avait vu celui de Joshua... Et celui d'Arlette.
Il déglutit. Peut-être était-ce juste la conversation qu'il avait eue dans le phare avec Henry qui avait ramené la jeune femme dans son esprit pour l'évoquer dans les vagues. Ou peut-être était-ce un mauvais présage. Il avait hâte de rentrer...
Ils arrivèrent à Richmond en fin d'après-midi, alors que la pluie balayait tous le comté. Ils avaient l'impression d'avoir quitté une tempête pour en retrouver une autre. Bien moins terrifiante, mais tout aussi humide. Les trois voitures passèrent d'abord à la ferme des Richter pour aller cacher les armes.
Ils y trouvèrent Danny qui aidait Devin à remplacer une clôture. Les deux frères s'étaient arrêtés pour rire d'un des chiens qui s'était coincé la tête dans un seau. Il trottait tranquillement lorsqu'on l'appelait avec son étrange couvre-chef.
Lorsque le cyclope croisa le regard de Paddy et de Kenneth, il les salua en tentant un sourire grimaçant. Les Irlandais restèrent dans leur voiture, prêts à repartir pour Pinewood. Ils avaient hâte de rentrer. Ce soir peut-être pourraient-ils enfin se retrouver tous ensemble, comme au bon vieux temps avec Joshua et sortir le violon et la guitare...
Danny discuta à voix basse avec Henry pendant quelques secondes, tandis que les hommes rangeaient les armes. Ils avaient tous les deux l'air angoissés, pensa Kenneth. Ils regardaient dans le vide, sans se croiser du regard.
Au fond, ils avaient beau être téméraires et organisés, ils n'en restaient pas moins des gens des montagnes, peu habitués à la vie de logistique, de stratégie, d'aléas du terrain que pouvaient éprouver de véritables soldats. Ils allaient devoir lâcher à un moment ou à un autre. Lloyd n'était pas un grand prédateur dans cette mer, ce n'était qu'un poisson plus gros qu'eux, et alors qu'ils pensaient qu'il représentait la seule menace, tôt ou tard, ils allaient être dévorés par un requin.
Devoir obéir à des amateurs pareils n'enchantait pas Kenneth, mais il s'était mis dans cette situation tout seul, en vengeant Joshua. Il devait à présent en assumer les conséquences. Et puis, même si c'était seulement pour « s'amuser » avec des contrebandiers, il pouvait s'exercer un peu à la seule chose qu'il faisait bien. Tuer.
Henry s'approcha de leur voiture et Kenneth en descendit la vitre. L'homme s'accouda sur le toit et plissa les yeux.
—Ça va mieux ta jambe ? demanda-t-il sur un ton presque amical. Tu vas rentrer directement chez toi et prendre des médocs tranquillement. Tu sors que quand on te le dira.
—Tu as peur que ton associée apprenne que tu prends des risques inutiles ?
Le regard d'Henry se durcit.
—Le médecin ici c'est moi, et si tu bouges avant que je t'en donne l'ordre, je m'assurerai que tu tombes vraiment malade...
Henry donna un coup du plat de la main sur le capot pour qu'ils partent. Il se retourna vers ses frères et partit remplacer Danny pour porter la clôture comme si de rien n'était. Paddy resta encore un instant à les regarder.
Il voyait des frères qui partageaient leurs tâches, qui vivaient en famille. Une chose qu'il ne connaissait plus depuis longtemps, malgré la solidarité qui le liait à ses camarades. Il soupira, ralluma le moteur et ils partirent.
—J'aime bien ce type, dit-il en lançant la voiture sur la route, on devrait l'inviter à diner un soir.
—Henry ? C'est une blague j'espère ?
—Ouais haha. Ça se voit que tu ne peux pas le supporter. Je comprends... Ce que t'aimes pas chez lui, c'est qu'il a pas ta sale gueule !
Paddy éclata de rire, en voyant l'air vexé de son ami. Kenneth sourit en grimaçant et croisa les bras.
—La ferme Paddy, j'ai toujours plus fière allure que les gamelles que tu servais dans la Somme.
—Donne-moi des casseroles et autre chose que de la bouillie de soldat et je te ferai de la cuisine française digne d'un Palace, plaisanta-t-il en imitant un accent français.
Ils arrivèrent à Pinewood sous la pluie. La lumière du salon était allumée, deux voitures étaient garées. Ils entrèrent à l'intérieur en traînant les pieds, fatigué de marcher encore sous la pluie. Ils ne trouvèrent ni le chien ni Arlette.
Betty était là, derrière le comptoir. En les voyant arriver, elle sourit et s'approcha en courant, relevant sa jupe pour ne pas se prendre les pieds dedans. Elle remarqua immédiatement la mine inquiète de Kenneth et comprit qu'il cherchait Arlette.
—Elle est partie chasser, dit-elle, on a du gâteau à la myrtille, asseyez-vous ! T'es blessé, Kenneth ?
Elle s'approcha pour l'examiner mais il s'esquiva.
—Si on te demande, tu ne nous as pas vus. Faut qu'on rentre, dit-il simplement en repartant directement.
Paddy le regarda retourner sans plus de politesse à la voiture et resta pour demander une part de gâteau qu'il puisse emporter. Betty sembla déçue. Elle découpa le gâteau tandis que le grand Irlandais saluait les clients.
Arlette la laissait gérer seule l'affaire et elle aurait été fière de montrer à ses amis comme elle s'en sortait bien. Mais même Paddy semblait taciturne aujourd'hui.
Il se permit même de dire que la pâte manquait un peu de cuisson. Qu'est-ce que son frère avait bien pu leur faire faire pour les laisser dans cet état, complètement détrempés comme de vieux chiffons ?
Ils remontèrent en voiture et continuèrent jusqu'à l'étable. Kenneth tapotait nerveusement sur la vitre de sa portière. Où était partie Arlette ? Il pensa à Louis en serrant les dents.
Avant même que la voiture ne soit totalement à l'arrêt, il se précipita à l'intérieur de l'étable en boitant et ressortit immédiatement. Il avait l'air d'un chien galeux qui se trainait d'un bout à l'autre de la route avec un regard fou.
—Elle a pris une des juments ! Où sont les autres ? Murphy, va chercher ta mère !
Un des gosses qui jouait avec des cailloux sous la charrette sortit de sa cachette et courut vers l'une des maisons. Shannon et Chelsea apparurent dans l'encadrement. Elles attendaient sa venue et ses questions.
Elles savaient, comprit Kenneth. Il boita jusqu'à elles sous la pluie. Cette vision dans les vagues le hantait à présent, le fantôme d'Arlette devenait de plus en plus réel.
—Où est-ce qu'elle est allée ?
—Elle est allée chasser, répondit Shannon nonchalamment, elle a dit qu'elle serait de retour demain.
—Où ça ?
—Qu'est-ce qu'on en sait ? Et toi, t'aurais pas vu Charles ou John ? Les enfants ne les voient presque plus. Toujours à Bangor, hein ? Dans quel bordel cette fois-ci ?
Il allait leur poser des questions mais il se ravisa, préférant mener son enquête par lui-même plutôt qu'avoir affaire à leurs questions gênantes sur l'activité de leurs maris. Il retourna à l'étable en sentant le sang chaud couler de sa blessure.
Il inspecta les selles. Elle avait pris celle à sangles, avec laquelle on pouvait attacher plusieurs paquetages. Les sacs de cuir manquaient aussi. Elle avait l'intention de ramener un cerf complet, ou alors elle était partie pour plus de deux jours.
Il allait retourner voir les femmes pour leur reposer des questions, mais son regard fut soudainement attiré par une enveloppe laissée sur un tabouret contre l'enclos de la jument. Le papier était marqué d'une écriture nerveuse : « Pour Kenneth seulement ». Celle d'Arlette.
Il l'ouvrit et s'assit pour la lire. Paddy entra dans l'étable et l'observa avec étonnement. Ses angoisses étaient passées, il sourit même, finissant de lire la lettre, avant d'éclater de rire.
Elle lui donnait une mission d'importance capitale. Il savoura à nouveau les mots écrits à l'encre noire. « ... Il nous faut prendre les devants avant qu'Henry ne se fasse happer par Lloyd, il ne s'en sortira pas seul... ». Il sentit le bonheur renaître en lui.
Même s'ils se voyaient moins, il restait la seule personne à qui elle puisse demander une chose pareille. Elle savait ce qu'elle pouvait lui demander, elle savait qui il était. Il était flatté qu'elle le pense capable d'accomplir un coup pareil. Voilà ce pourquoi il était à Pinewood, se dit-il. Pour ce genre d'entreprise périlleuse, pour prendre de véritables risques. Pas pour servir un fermier qui le prenait pour un simple manœuvre.
—Qu'est-ce que ça dit ?
—Qu'il va falloir que je désobéisse aux ordres du chef, pour respecter ceux de la grande chef !
—Quoi ? Tu ne vas pas ressortir maintenant ? T'as vu ta jambe ?
—Appelle Chelsea, s'emporta-t-il en faisant un grand geste de la main, qu'elle m'amène du fil et une aiguille, ou même un hameçon, puisque je suis de bonne humeur. Faut me recoudre ça rapidement. J'ai reçu des instructions de la patronne !
Peinture: "Green Point, Monhegan, ME," Jay Hall Connaway
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