Chapitre 16 | Partie 4: Partons, la mer est belle

HENRY

Le hurlement du vent se fit plus intense et la porte chargée d'eau se mit à grincer, se bombant à chaque bourrasque. Henry pensa un instant aux hommes qu'il laissait dehors sous la tempête. Ils pouvaient tenir. Ce n'était rien en comparaison de ce que lui avait vécu en Alaska, neuf ans auparavant. 

La tempête n'était que bruit et eau. Il avait connu les ténèbres silencieux et la glace. La mort dans la forêt et l'attente interminable de la fin de l'hiver. Ce souvenir raviva son aversion pour Kenneth. Il le regarda vider sa bouteille.

—Y'a un truc que je ne comprends pas... J'ai du mal à croire que des gars comme vous, des vétérans, des ex de l'IRA, vous ayez choisi la vue de bûcherons dans le Maine, déclara-t-il soudainement.

—Où est-ce que t'as entendu qu'on était de l'IRA ?

—Avant même que vous rejoignez Pinewood, j'avais entendu dire qu'il y avait tout un groupe qui se cachait du côté de Bangor. Un type de New York qui m'avait raconté ça...

—Un type de New York ? Pas étonnant...

—Vous étiez plutôt connus là-bas. Combats de boxe, courses de chevaux truquées, trafic d'alcool et d'armes...

—C'est l'une des raisons pour lesquelles on a quitté New York. Pour trouver un peu de calme, respirer l'air pur, et trouver un coin où c'est pas trop mal vu d'être catholique.

—Laisses-moi rire... C'est Joshua qui vous a amenés à Pinewood. Pourquoi ?

— Joshua savait que Pinewood avait besoin de soldats. Il savait qu'on ne pouvait pas retourner à un train de vie tranquille après tout ce qu'on avait vécu en Europe. On se lève tous les matins en pensant aux vaches à traire, au bois à couper, et on se couche le soir en se disant qu'il faudrait faire la même chose le lendemain, et que ça sera comme ça toute notre putain d'existence. On s'ennuie mortellement de cette vie. Et toi tu le sais, hein ? T'as ça dans le sang, peut-être même plus que nous. On ne devient pas contrebandier pour mettre du beurre dans les épinards, on le fait parce qu'on a envie de ça, d'une vie plus palpitante.

Henry baissa la tête. Une vie palpitante ? Une famille détruite, une sœur prostituée, un frère meurtrier, et trois autres à garder en vie... Ce n'était pas ce qu'il appelait un véritable appel de la liberté.

—C'est pour ça que t'en as dans le ventre, continua Kenneth, parce que t'as envie de plus, t'as la rage et t'es prêt à tout miser pour y arriver. Mais nous, on n'est pas pareil, si on mise tout, c'est parce qu'on a plus rien. On est la génération de la guerre, nous. On n'est pas fait pour ce monde qui ressemble à une mer d'huile. Au bout d'un moment, on a envie de repartir, de prendre le large et de retrouver la tempête, d'avoir à lutter à nouveau, de se prendre des coups... Parce que sans ça, on est même plus sûrs d'être encore vivant...

—Tu te trompes. Je ne miserai pas tout pour cette vie-là. Je ferai ce qu'il faut pour que ma famille soit à nouveau tranquille, c'est tout.

—En prenant Portland ? Fais pas semblant de ne pas en avoir envie. Le pouvoir de Lloyd, son business, son argent, tu veux tout lui prendre. C'est pour ça qu'on est là aujourd'hui.

Henry ne répondit pas. Il regarda les nervures du bois de la table sur laquelle il était accoudé et fronça les sourcils.

—Alors c'est pour ça que Joshua vous a amenés à Richmond...

Joshua savait qu'il y aurait des problèmes à Pinewood, des problèmes qui n'avaient rien à voir avec les bootleggers. Henry réfléchit un moment. Oui, il comprenait mieux à présent.

—Et si Pinewood revenait à la normale ? Si après Lloyd, il n'y avait plus de problèmes, qu'est-ce que vous feriez ?

—Les gars commencent à s'y plaire, mais moi je ne pourrais pas rester. J'irai trouver une guerre ailleurs.

Henry passa une main dans sa barbe, cachant un sourire. Ce type jouait au vétéran errant, mais en vérité, s'il ne se sentait plus de loyauté pour Pinewood, c'était parce qu'il avait été éconduit. Il cacha sa satisfaction. 

En tout cas, cela prouvait que les Irlandais ne savaient pas eux-mêmes quelle était la véritable raison de leur présence ici. Ils ne savaient pas le véritable secret de Pinewood, le danger qui planait sur leurs têtes. Et lui oui.

—Tu laisserais la Française passer l'hiver seule ?

Kenneth tourna la tête vers lui et un éclair de colère passa dans son regard. Son attention se détourna soudainement vers la porte qui se bombait comme si quelqu'un tentait d'entrer, et son visage s'apaisa comme si des souvenirs plus doux traversaient son esprit.

—Elle a besoin de personne pour passer l'hiver. Ça ne me surprendrait pas qu'elle puisse survivre même plus au nord. Elle a la persévérance et la témérité des premiers colons. Ça peut te faire rire qu'un Irlandais arrivé il y a à peine quelques années te dise ça, mais c'est vrai, elle pourrait prendre n'importe quel rocher sec pour y construire une bâtisse. C'est pour ça que même si tu décides d'étendre tes ambitions à Pinewood, tu ne lui prendras jamais, compris contrebandier ? Les gens comme elle ne sont pas fait pour vivre en ville. Ils sont faits pour aller aux frontières, trouver la terre la plus éloignée, à la bordure du monde sauvage.

Henry le laissa parler sans cesser de le fixer. Il l'aimait encore, c'était certain, pensait-il. Kenneth regardait la porte comme si elle allait s'ouvrir, comme s'il attendait quelqu'un qui allait entrer. Il serra la main qui tenait sa blessure et inspira profondément, le cœur soudainement chargé d'émotion. Le whisky et le vent qui hurlait devaient lui faire effet.

« Je suis né comme ça. Dans une petite maison de pierre au beau milieu de la lande, qui résistait fièrement à la tempête. Je vivais moi aussi à la frontière entre les hommes et la nature, et ça me plaisait, je n'aurais jamais imaginé devoir en sortir un jour. J'étais qui j'étais, un jeune homme fier, droit, direct avec les gens, sans rien à cacher et toujours volontaire... J'aurais jamais imaginé qu'on viendrait me chercher dans un camion militaire, et qu'on m'enverrait de l'autre côté de la mer, une arme à la main, pour me faire tuer des gens. 

J'ai toujours été loyal, j'ai toujours fait ce qu'on me demandait de faire, sans poser de questions, parce que je pensais que c'était ça ma nature, que c'était d'être droit qui me rendait humain, qui me faisait rester le même qu'avant. Mais pas du tout. J'étais comme cette porte qui se pliait de plus en plus sous les coups d'obus, à la fois incapable de retrouver ma forme originale, et refusant de céder. Chaque jour, la guerre me détruisait un peu plus, et je me reconstruisais chaque fois avec ce que je trouvais dans les tranchées : de la peur, de la colère, de la haine, du dégoût. 

Quand je suis rentré voir la petite maison de pierre au milieu de la lande, je n'entendais plus les moutons m'appeler et le vent qui soufflait, j'étais au milieu des cris des hommes et des détonations des bombes. Je pouvais passer des heures au bord des falaises à me demander ce que j'avais pu trouver de beau dans cet endroit. Les nuages passaient au-dessus de ma tête et je cherchais l'ombre d'un Gotha perçant à travers... 

Tu peux pas comprendre ça, tu n'as pas vécu la guerre toi. Tu ne peux pas comprendre que, quand la nature est morte à l'intérieur de toi, tu peux plus voir celle qu'il y a dehors. Ça me mettait en colère ces souvenirs d'avant la guerre, ça me dégoûtait... »

Henry remit du bois dans le poêle sans répondre. Les mains de Kenneth s'étaient mises à trembler. Il les regardait et les tournait devant ses yeux, impuissant.

« Joshua disait que ça repoussait. Que toutes les forêts repoussaient. Mais j'ai dû couler du goudron sur la mienne, parce que rien n'a jamais repoussé. J'y ai cru, j'ai voulu le suivre, cet Acadien... J'ai vu que lui avait réussi à retrouver la Nature en lui, qu'il pouvait y aller, s'y retrouver. Comme les autres. Après des années, tout le monde a passé le cap. Sauf moi... »

—J'en ai vu des types comme toi, intervint soudainement Henry, refermant le poêle.

Le visage mutilé de Devin et celui de Walter lui revinrent à l'esprit. Et puis bien d'autres, qu'il avait vu dans ses années d'errance, là-haut dans le Grand Nord... Il sentit la colère lui serrer la gorge.

« Vous faites semblant de vous intégrer, mais ça marche jamais. Le seul salut pour vous c'est de vous accrocher à quelque chose. La famille, le job, l'alcool, la drogue. Y a qu'avec des gens volontaires et heureux que vous vous sentez un peu mieux. Vous pensez que le courage est contagieux, mais le désespoir l'est aussi, et vous faites toujours plus de mal autour de vous que de bien. »

Il se leva et s'approcha de Kenneth d'un pas vif. Il le saisit par le col et l'amena à sa hauteur, soulevant l'homme aussi facilement qu'une bûche.

« Mais je vais te dire ce que je fais avec les types comme toi. Je ne les laisse pas nuire. Parce qu'ils pensent que le monde va toujours aussi mal qu'eux. Vous vous prenez pour les vétérans les plus endurcis, mais vous n'êtes pas courageux. C'est ce que t'es en train de faire, hein ? C'est ce que tu racontes à Arlette, toutes ces conneries sur la guerre ? Tu te sers de ça pour qu'elle s'apitoie sur toi ! »

Il le laissa retomber par terre. Kenneth heurta le sol et se releva douloureusement, sa jambe saignant à nouveau abondamment. Il fit face à Henry, malgré ses tremblements. Ses yeux étaient emplis d'un feu étrange, une flamme qu'il avait déjà vue chez quelqu'un d'autre.

—Enfoiré de bootlegger... Laisse-moi terminer, merde ! Ce que j'allais te dire, c'était que je n'avais pas trouvé chez Miss Mangel la personne lumineuse et compréhensive que je pourrais empoisonner, comme tu dis, mais une personne qui a vécu les mêmes choses que moi... Et qui avait fait grandir sa nature sur des ruines, sur du béton. Et si je pars, ce n'est pas parce que je fuis, pas parce que je ne suis pas loyal, mais parce qu'elle m'a assez appris pour que moi aussi je tente l'expérience par moi-même. Je suis loyal à ses principes à présent.

Kenneth resserra la chemise nouée à sa jambe et alla à la porte en boitant pour mieux caler le banc et empêcher la porte de bouger. Le vent cessa de la bomber. La pièce fut alors plongée dans le silence. Il se retourna vers Henry. Le contrebandier ne savait plus quoi répondre. 

Il haussa les sourcils et son front se plissa sous des lignes de rides. Kenneth avait bel et bien gagné. Il s'assit sur le banc près du poêle, à la place où Henry se tenait avant et prit une cigarette de son paquet qu'il alluma. Il fallait qu'il se méfie de ce type, pensa le contrebandier, il avait plus d'un tour dans son sac.

—Et puis, continua Kenneth comme s'il n'avait pas envie de s'arrêter à cette victoire, tu parles de manipulation, mais c'est toi qui nous envoie bosser sans l'autorisation de la patronne.

—Ça te fait plaisir de me le rappeler ? grinça Henry, vexé. La guerre n'est pas une affaire de femmes. La Française s'occupe de l'aspect financier et moi je coordonne les opérations. T'as pas intérêt à lui en parler...

Kenneth ne répondit pas, il garda un sourire froid et moqueur sur les lèvres. Cet abruti d'Américain ne digérait pas son alliance avec Pinewood, mais il avait désespérément besoin d'eux. Il avait besoin d'Arlette.

Ils attendirent dans le silence jusqu'à ce que Paddy descende.

—Premier feu allumé. Le bateau est au large. Trop loin.

—Il est censé s'arrêter ici !

—Ils ont peut-être décidé d'un autre endroit que ton indic ne connait pas, en cas de tempête, dit Kenneth.

—Qu'est-ce qu'on peut faire ? On ne peut pas les amener jusqu'à nous, s'énerva Henry.

Ses hommes étaient là, dehors, pour rien. La situation lui glissait entre les doigts, et il ne pouvait rien faire. Paddy et Kenneth se regardèrent un bref instant.

—Peut-être qu'il cherche seulement un port pour s'arrêter. Ouvrons la porte, faisons de la lumière aussi dans la cabane d'à côté et dehors, pour faire comme s'il y avait un hameau. Et allumons tous les feux, sans les faire tourner, comme une entrée de port, proposa Kenneth.

Henry ravala sa fierté. Il n'avait plus le temps pour ça, s'il tardait trop, c'est son honneur tout entier qu'il perdrait en laissant le bateau filer.

—Il faut prévenir les autres. Georges, t'as entendu ?

—Ouais.

—Tu vas rejoindre Daniel. Paddy, tu restes ici pour t'occuper des lumières avec Raff. Je pars prévenir Will.

—Chef, cria Georges depuis la trappe de la tour, ils ont déjà pris les voitures pour aller aux autres postes, il ne reste que la vôtre !

Il remit son manteau et son chapeau. Ils n'avaient qu'une vingtaine de minutes avant que le bateau ne les perde de vue.

—Alors prends là ! Will est moins loin, j'irai à pied, répondit Henry.

Si les Irlandais pouvaient longer les rochers sans être happés par les vagues, il pouvait le faire lui aussi. Il avait survécu à l'Alaska, il pourrait bien survivre à ça... Il ne pouvait pas laisser ce putain de bateau leur échapper. Georges descendit et le dévisagea comme s'il venait de faire une mauvaise blague. A pied, par ce temps ? 

Henry récupéra son paquet de cigarettes et le briquet devant Kenneth et les glissa sous son pull, dans la poche de sa chemise. Il lança un dernier regard à l'intérieur de la pièce et sortit en laissant la porte claquer dans le rugissement du vent. Georges considéra les deux Irlandais avec méfiance avant de sortit à son tour dans la tempête.

Henry passa le pré et rejoignit Raff qui était assis entre les racines d'un pin, la tête penchée en avant pour éviter que le vent ne le frappe trop. Il l'attrapa par l'épaule et l'homme eut du mal à se redresser. Il était frigorifié, les lèvres violacées et le teint livide. Henry prit sa lampe torche et lui fit signe de rentrer. Il continua à marcher entre les pins, sentant les bourrasques qui portaient presque ses pas. 

Lorsqu'il arriva en bordure de forêt, près de l'endroit où la route longeait la côte, il réalisa que l'eau allait et venait, recouvrant le terre-plein d'au moins trente centimètres à chaque fois. Les rochers en contrebas qui devaient servir de digues étaient engloutis par les flots. 

Il dut marcher à contrevent sur près de de deux kilomètres, s'agrippant aux rochers dès que les vagues frappaient, accélérant lorsqu'elles se retiraient. A la simple lumière de sa lampe torche, la tempête semblait bien plus spectaculaire. Ce n'étaient pas de simples vagues, mais bien des rouleaux de déferlantes. Il n'en voyait que les ombres immenses quelques secondes avant qu'elles ne frappent.

Il arrivait près des bois qui bloquaient l'avancée de la mer lorsqu'une vague gigantesque se brisa contre les pins. Il tourna sa lampe vers la mer et vit un tronc qui tombait dans l'écume. Il lâcha la roche à laquelle il s'était accroché pour éviter qu'il ne lui tombe dessus, mais lorsque la vague frappa le sol, il sentit que sa force dévastatrice l'attirait vers la mer. Il n'avait plus d'ancrage, plus rien à quoi s'accrocher. 

Il fut soulevé dans l'onde et perdit sa lampe torche. Il vit sa lumière électrique disparaître dans les flots et sentit que la vague se retirait en l'emportant. Il plongea et atteint un rocher en dessous de la route pour s'y cramponner. 

A peine sauvé de la première vague, une deuxième l'écrasa contre la pierre de sa force titanesque. Il était trop bas, il n'avait pas assez de répit entre les lames pour trouver un autre endroit où s'accrocher. Il allait mourir d'épuisement, ou devoir lâcher et être emporté par le courant. 

Ses forces l'abandonnaient peu à peu. Les coups des vagues se succédaient, l'eau glacée pétrifiait ses muscles. Ça ne pouvait se terminer ainsi. Il avait déjà échappé à l'eau une fois, dans un lac. Il était hors de question qu'il recommence aujourd'hui. Il y avait encore des gens qui comptaient sur lui. 

Il attendit que la dernière déferlante se retire pour lâcher soudainement le rocher et se relever en se préparant à être propulsé en avant. La vague d'après le projeta contre la route et il sentit le contact de la terre sur son visage à travers l'eau qui écorchait sa peau. Il roula jusqu'aux rochers au-dessus du terre-plein et s'y accrocha. 

Il se releva, maintenant écarté des plus grosses vagues, et continua sa route dans l'obscurité, à la fois marchant et nageant. Il atteignit finalement les arbres, là où il n'y avait plus de vagues mais seulement le vent et la pluie.

Il courut aussi vite qu'il le pu malgré ses jambes de plus en plus faibles et vit au loin les torches de ses hommes. Il les appela mais sa voix se perdit dans le vent. Il s'approcha encore, s'appuyant contre les troncs de pins pour ne pas perdre son équilibre, et arriva à leur hauteur. Will et Craig l'aidèrent à s'asseoir sous l'abri de branchages qu'ils avaient construit rapidement pour se protéger du vent.

—Les autres ont commencé à allumer les feux ? demanda-t-il en se frictionnant.

Ils mirent un peu de temps à réaliser qu'il était encore en état de parler, alors qu'il sortait des mâchoires de la mer.

—Oui, mais ils les font pas tourner comme t'as dit, Henry. Qu'est-ce qu'on doit faire ?

—Faites la même chose ! Vous avez pendu la cloche ?

—Y a trop de vent pour la cloche, chef !

— Laissez-la se balancer alors ! Le bateau est trop loin, faut qu'on fasse croire qu'il y a une zone où ils peuvent accoster.

—Aucun marin n'approcherait d'un morceau de terre avec cette houle, répondit Craig en essayant de voir quelque chose à l'horizon.

Will et Craig venaient de la côte, comme beaucoup de bootleggers du Maine. Ils l'avaient quitté quelques années auparavant, chassés par la concurrence, mais avaient gardé leurs connaissances de la mer. Des connaissances sur lesquelles Henry aurait mieux fait de se baser pour préparer l'attaque mais aussi pour protéger ses hommes. Ils étaient tous beaucoup trop exposés. Cet enfoiré de Lloyd ne viendrait pas. Il savait, lui, que quand une tempête pareille se préparait, il valait mieux tout annuler.

—Sauf s'il pense qu'il y a un port avec une digue, ajouta Will. Mais... Regardez, là-bas !

La grande lanterne du phare avait dans la lumière de ses feux les impressionnantes eaux noires de l'océan. Ils virent dans son rayon lumineux une petite embarcation qui disparaissait entre deux vagues, piquant du nez avant de remonter dans la houle.

—Ils vont chavirer d'une minute à l'autre, commenta Craig en se levant. Le bateau est presque rempli avec les déferlantes.

Les vagues se succédaient sur les flancs de l'embarcation. La seule solution possible était de suivre leur sens, et de se laisser aller sur la côte. Mais au lieu de ça, le capitaine semblait vouloir absolument monter les vagues et partir vers le large. Accoster devait lui sembler impossible dans ces conditions. Mais il était trop lourd, le bateau était trop lent pour encaisser chaque vague. Henry regardait la scène avec appréhension. S'il chavirait si loin de la côte, ils ne pourraient récupérer la marchandise.

—Regardez derrière, cria subitement Will, une onde de tempête !

Plus loin dans l'océan, un mur d'eau s'était levé. Il devait faire plus de vingt mètres de haut. Craig ramassa leurs affaires, tandis que Will aidait Henry à se relever.

—Ca va passer la falaise, cria-t-il.

—Et le bateau ? demanda leur chef sans vraiment réaliser ce qui les attendait.

—Y a plus rien à faire pour lui, il ne tiendra pas, faut qu'on décampe, on va se la prendre !

Ils coururent à la lumière des lampes jusqu'à la voiture et foncèrent vers l'intérieur des terres. A l'arrière du véhicule, Henry se retourna et vit la vague gigantesque qui déferlait sur la côte, couvrant les roches et les arbres. C'était monstrueux, infernal, il n'arrivait pas à y croire. La mer bondissait sur la terre comme un fauve. 

Le faux-phare qu'ils avaient abandonné disparut sous l'eau et ils se retrouvèrent avec seulement la lumière de la voiture. Ils foncèrent vers les hauteurs qui surplombaient la côte et s'arrêtèrent à l'abri du vent. Ils entendirent l'abominable bruit des arbres qui craquaient sous la pression de l'eau, du vent qui hurlait contre la colline et des flots qui envahissaient la terre. Ils passèrent la nuit dans la voiture, trempés, priant pour que les autres aient aussi eu le temps de se protéger.


Peinture: Jay Hall Connaway (1893–1970), Rocky Coast

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