Chapitre 16 | Partie 3: Partons, la mer est belle
HENRY
Le ciel se couvrait au loin, de lourds nuages couleur de fer galopaient sur les masses plus blanches du ciel, comme une armée de chevaux noirs qui fondait sur la côte. La houle était forte, les vagues s'écrasaient contre le bord de mer avec puissance, dans des explosions d'écume et de sel qui heurtaient les pierres et roulaient sans cesse, les unes après les autres.
—Pourquoi est-ce qu'on attend une tempête pour attaquer ? grogna un homme au manteau trempé, ses longs cheveux imbibés d'eau sortant de son bonnet de laine.
En guise de réponse, une vague surgit sur la falaise, le couvrant à nouveau d'eau. Kenneth se tenait en arrière, adossé à un tronc de pin rouge, baladant son regard sur la mer déchaînée. Les mouettes avaient toutes disparues. La tempête allait tourner au cauchemar.
Dans l'horizon, il pouvait voir un banc de terre plus en avant sur la côte qui semblait subir toute la férocité de Neptune. Au loin, la tour du phare était attaquée par les vagues qui se gonflaient contre les récifs avant d'escalader la falaise de leurs griffes blanches.
Il n'avait encore jamais vu la côte sud du Maine s'animer de cette façon. Il avait l'impression de se retrouver face à l'hiver, de l'autre côté de l'océan.
—On va atteindre le phare avant qu'ils n'allument la lampe, déclara Kenneth, prenant soudainement sa décision.
Henry attendait plus loin dans une voiture arrêtée sur le bord de la route, au milieu d'un bosquet de pins. Il repensait à Arlette et à Louis. Il revit le sourire doux qu'elle lui avait offert le matin même et la façon délicate qu'elle avait eu de lui présenter le gâteau qu'il n'avait même pas touché. Il aurait dû en prendre, et en reprendre peut-être. Il imagina le garagiste au corps voûté poser la main sur elle et frissonna de colère.
L'Irlandais apparut entre les arbres et il se pencha sur la place côté passager pour lui ouvrir la porte. Kenneth s'engouffra à l'intérieur. Son manteau et ses bottes étaient si trempés qu'une flaque d'eau commença à se former immédiatement à ses pieds. Il enleva son béret pour essuyer son visage.
—Il doit y avoir deux hommes à l'intérieur avec le gardien et d'autres dans les bois. C'est de la pinède bien dégagée, ils nous verront arriver mais on les aura en vue rapidement aussi, commença Kenneth, il faut qu'on y aille avant qu'ils n'allument le phare. Avec la houle, le bateau a dû prendre du retard du côté de la Nouvelle Ecosse, il devrait approcher de la côte vers vingt-trois heure.
—La route ne doit être qu'un sentier, comme celui-ci. Ça ne sert à rien d'amener tout le monde, et on ne peut pas s'approcher des rochers, avec les vagues qu'il y a. On devrait utiliser une voiture-bélier, répondit Henry.
—Justement. Moi et Paddy on va passer par les rochers pour les prendre en cisaille. Ils ne s'attendront pas à nous voir arriver avec les vagues.
—Vous pouvez faire ça ? s'étonna Henry.
—C'est l'un des premiers jeux qu'on apprend dans les villages de pêche.
—Hum...
Les autres hommes qui avaient accompagné Kenneth apparurent entre les arbres et vinrent se poster autour de la voiture, attendant les ordres sous la pluie battante. Ils étaient comme une meute de chien attendant le son du cor pour partir traquer l'ours jusque dans sa tanière.
Henry regarda rapidement le béret de Kenneth et serra les dents. Il n'aimait pas son air sûr de lui et sa nonchalance naturelle. Ce n'était qu'un jeu pour lui, il avait fait la guerre, et ses missions avec les Richter n'étaient qu'un passe-temps.
—Les Irlandais descendront dix mètres avant pour passer par la falaise, les autres vous me suivez, décréta Henry en ouvrant la fenêtre.
Le mauvais pressentiment qui avait hanté son esprit commençait à serrer son estomac. C'était la première fois qu'il tentait un coup pareil, un véritable vol de bateau. Et il n'y connaissait rien.
Tout ce qu'il connaissait de la navigation, il le savait du bois de flottage sur la Penobscot. Il avait l'impression d'avancer à l'aveugle, avec des estimations sans expérience. Il y avait huit personnes qui le suivaient sur ce coup. Ça devait marcher.
Il fallait qu'il montre qu'il pouvait prendre le contrôle de la côte. Détourner un bateau de contrebande, ce serait le coup d'éclat qui lui assurerait le soutien de ses troupes le jour où il faudrait prendre les armes pour de bon. Il devait en être capable, faire quelque chose de plus grande envergure que monter des barrages dans les bois. Quand il serait à la tête de l'empire de Lloyd, il faudrait qu'il soit prêt de faire beaucoup plus, avec beaucoup plus de monde.
Ils montèrent tous en voiture et partirent. Le ciel était devenu si sombre qu'ils eurent du mal à retrouver leur chemin sans allumer les phares. Ils longèrent la côte en évitant les vagues qui déferlaient même sur la route.
Si leurs ennemis s'étaient trouvés à la fenêtre, ils auraient certainement été repérés. Mais il semblait que toutes les ouvertures aient été fermées, et en approchant, ils virent que les voitures étaient également vides. Leurs ennemis étaient tous à l'intérieur, subissant le déchaînement de la mer en se recroquevillant sur eux-mêmes, persuadés que les vagues n'auraient pas des griffes assez solides pour ouvrir la porte. Les vagues non, mais les hommes d'Henry, oui.
Comment Kenneth et Paddy allaient-ils faire le tour par les rochers ? Ils seraient avalés par les lames noires en quelques instants, pensa le contrebandier. Il les avait laissé descendre en contrebas pour qu'ils passent directement par la porte du phare, qui faisait face à la mer, et qui était donc l'endroit le plus exposé aux colères de l'océan. Ce n'est qu'une petite tempête, rien de plus, avait déclaré Paddy en enfonçant son chapeau sur ses oreilles avant de partir.
Henry gara sa voiture dans la pinède qui couvrait la partie arrière du banc de terre. Il s'avança sous la pluie diluvienne, suivi de six hommes, marchant sous les pins qui craquaient en chœur sous les bourrasques de plus en plus violentes.
Puis ils arrivent à la partie découverte de la terre, celle battue par les vents où ils seraient visibles depuis la tour du phare. Ils attendirent que Kenneth et Paddy apparaissent de l'autre côté. Il vit les deux hommes se dresser près de la falaise comme deux renards se préparant à entrer dans le poulailler.
Comment avaient-ils fait ? Ils étaient maintenant en face d'eux, se tenant accrochés aux rochers, attendant le signal d'Henry pour passer à l'attaque. Il ne leur suffisait que d'un coup de bottes pour ouvrir la porte, alors que ses hommes devaient encore courir sur la lande sous le vent avant d'atteindre la leur.
Henry se sentit soudainement mal à l'aise à l'idée de laisser les Irlandais entrer en premiers et affronter les hommes de Lloyd seuls le temps que les autres arrivent. En quelques jours il avait pu juger par lui-même des excellentes aptitudes au combat de ses nouvelles recrues, mais l'idée de revenir le lendemain à Pinewood avec un blessé ou un mort ne l'enchantait guère. C'était trop tard, ils travaillaient avec lui maintenant, ils prenaient les mêmes risques... Les deux hommes disparurent soudainement. Ils étaient entrés.
Il donna le signal et se releva pour courir vers la porte. Les six hommes derrière lui le suivirent. Ils sentirent le vent violent qui les terrassait et les forçait à enfoncer chacun de leurs pas profondément dans la terre pour ne pas perdre l'équilibre. Les plus légers des six restaient en arrière, incapables d'avancer. Ce n'était pas le moment pour s'arrêter. Henry était presque plié en deux, courbant le dos au vent, serrant contre lui son fusil de chasse.
Il atteignit finalement la porte. Il n'entendait même pas si les Irlandais étaient déjà à l'intérieur. Le hurlement du vent et de la mer couvraient tous les autres sons. Il tira sur la serrure de la porte pour la faire sauter et entra. La porte se claqua presque sur son bras. Celle du fond était ouverte, laissant les vagues gronder à l'intérieur du phare.
Kenneth était allongé au sol dans une mare de sang, trois hommes inertes allongés autour de lui. Il tenta de dire quelque chose mais le bruit assourdissant de la tempête étouffait ses mots. Il se tint la jambe d'une main et de l'autre désigna la cage d'escalier montant dans la tour du phare. Paddy devait être là-haut. Henry monta, suivi de deux hommes, tandis que le reste de la troupe tentait de bloquer la porte arrière.
C'était exactement ce qu'Henry ne voulait pas qu'il arrive. Les Irlandais qui affrontaient seuls les hommes de Lloyd, déjà un blessé en bas et un homme qui était monté seul dans la tour, poursuivant certainement quelqu'un. Il ne fallait pas que les Irlandais soient blessés, il n'avait pas prévenu Arlette de cette mission et si elle apprenait qu'il n'attendait pas son aval pour agir, elle ne laisserait plus les Irlandais participer à ses expéditions.
Il poussa un juron et escalada les marches en acier de l'escalier en colimaçon. Le vent montait en une colonne d'air hurlante et les vitres à tous les étages sifflaient comme des bouilloires. Il avait l'impression de se retrouver en Enfer.
Réarmant son fusil, il approcha de la trappe menant au sommet du phare où se trouvait le feu. Il n'y avait aucune lumière allumée, et le ciel sombre donnait aux seules ombres qu'il apercevait une aura lugubre. Il passa son fusil et sa tête par le trou de la trappe, regardant rapidement autour de lui et appela :
—Paddy ! T'es là ?
—Ouais, la voie est libre, tu peux monter !
Surpris, il entra dans la petite pièce et sentit soudainement le vent qui faisait balancer toute la structure. Il regarda Paddy qui était en train de préparer la grande lampe à huile pour l'allumer. Une tâche de sang qui avait coulé contre la baie vitrée descendait jusqu'au cadavre d'un homme au visage crispé. Il avait été poignardé. Paddy tourna la tête vers lui et vit qu'il regardait son œuvre avec étonnement.
—J'voulais pas casser la vitre avec une arme à feu. Avec toute l'huile qu'il y a ici, et le verre, mieux vaut ne pas risquer une étincelle ou une brèche. Le vent miaule assez comme ça en bas, si quelqu'un doit rester ici, que ce soit avec un peu plus de silence.
Le silence au sommet du phare était une appréciation assez relative. Henry avait l'impression d'être à l'intérieur d'une cloche. Paddy quant à lui ne semblait pas le moins du monde gêné par le déchaînement à l'extérieur. Il s'occupait tranquillement du feu, assis en tailleur sur le sol mouillé. Ils ne seraient plus au sec avant d'être de retour à Bangor, alors à quoi bon chercher à éviter l'eau.
—Il n'y en avait que quatre ?
—Cinq, on en a balancé un par la porte, il a été avalé par une vague.
—Je vais... voir comment se porte Kenneth et organiser la suite.
Henry redescendit, sans s'être encore remit de sa surprise. Mais quel genre de types avait embauchés cette Française ? Il réalisa amèrement qu'il avait absolument besoin d'eux.
Ils étaient volontaires, téméraires et ils savaient se débrouiller seuls pour faire le travail sans faire de remous. Il avait besoin d'eux pour Portland, il ne fallait pas qu'Arlette apprenne qu'il agissait sans elle. Lorsqu'il referma la trappe derrière lui, il se rendit compte que la colonne de vent n'était plus qu'un souffle derrière les vitres toujours sifflantes.
Ils avaient réussi à fermer la porte en bas. Lorsqu'il revint à la pièce principale, ils avaient sorti les cadavres et placé Kenneth sur une chaise. La pièce en elle-même se résumait à une table, deux bancs, deux chaises près d'un poêle et deux petites armoires.
Les hommes avaient posé l'Irlandais puis s'étaient écartés. Même s'ils travaillaient ensemble, ils semblaient toujours éprouver des difficultés à se faire confiance mutuellement. Il jeta un regard noir à ses hommes qui s'étaient placés autour de la table en attendant son retour.
—Il faut lui retirer la balle.
—C'est pas une balle, c'est un coup de perche en fer, répondit Kenneth pour prendre leur défense, un coup du gardien.
—Où est-il ?
—Avec les poissons, répondit-il en souriant, on en a profité pour retirer les balles des cadavres par contre, ça fera plus propre lorsqu'ils reviendront sur le rivage.
Kenneth avait dit aux autres de les jeter à la mer et ils s'étaient exécutés. Peut-être que finalement les deux groupes ne s'entendaient pas si mal. Henry s'assit sur le banc et regarda les autres. Ils avaient tous l'air frigorifiés avec leurs simples vareuses, leurs vêtements du dessous étaient déjà trempés, leurs cheveux mouillés et leurs lèvres bleuies.
—Je sais que les prochaines heures vont être dures, certains d'entre vous vont rester dehors toute la nuit, mais il faut faire le boulot. Si on arrive à détourner la cargaison, on va se faire le triple des semaines normales. Je vais vous répéter le plan et faire les équipes. Vers vingt-trois heure, un bateau doit passer près de la côte, il y aura certainement plus de houle que maintenant, mais vous connaissez les bootleggers, mieux vaut que ce soit Mère Nature qui prenne votre cargaison plutôt que les fédéraux. Ça ne les arrêtera pas. Donc on va les désorienter en éteignant et en allumant des feux à différents endroits pour les faire s'échouer sur les rochers.
"Daniel et Vincent, vous retournez au poste d'observation où on était avant. Will et Craig vous irez de l'autre côté, là où on voit la maison de pêche. Vous prenez l'huile du phare et tout ce que vous pouvez pour faire un feu dans les grandes lanternes. Comme vous serez les plus à l'est, vous commencerez à vingt-trois heure à faire tourner la lanterne, faut que ça ait l'air d'un vrai phare.
—Et comment on fait ça ? S'enquit Craig.
—Il faut la faire tourner dans le sens des aiguilles d'une montre, de façon régulière et rapide, intervint Kenneth.
—Une fois que le premier feu sera allumé, vous le ferez tourner dix minutes avant de l'éteindre. Puis le groupe le plus à l'ouest allumera le sien, seulement cinq minutes, et on éteindra tout ensuite. Moi, les Irlandais, Raff et Georges on va rester ici pour faire sonner la cloche en espérant qu'ils entendent quelque chose. On allumera notre feu quand on sera certains qu'ils seront entrainés sur la côte, pour récupérer ceux qui essayent de s'enfuir. Dès que vous verrez le vrai phare allumé, vous pourrez revenir ici à l'intérieur pendant qu'on s'occupera de l'épave. Allons-y, tout le monde en place.
Kenneth hocha la tête. Ceux qui avaient été affectés à l'extérieur sortirent rejoindre la baraque où était entreposée l'huile, puis ils partirent prendre les voitures dans la tempête qui faisait rage. Kenneth, Henry, Raff et Georges se retrouvèrent seuls avec Paddy qui était resté en haut de la tour.
-Georges tu vas monter avec Paddy pour t'occuper de la cloche et de la lampe. Raff, guette dans les bois là où on avait laissé les voitures pour nous prévenir s'ils ont des renforts qui arrivent. Ils étaient supposés récupérer une cargaison, il va certainement y avoir des camions qui arriveront. Quand tu les vois tu nous préviens. S'il y a du mouvement, tu n'y vas pas seul.
—Ça risque pas, grogna-t-il en s'éloignant du poêle auquel il s'était collé pour faire sécher son pull de laine.
Il remit sa lourde vareuse cirée et vérifia les munitions de son revolver avant de sortir, laissant le vent hurler dans la pièce un court instant.
Georges monta rapidement à l'étage. C'était un Afro-Américain à la barbe épaisse et qui faisait ses preuves pour sa première grosse mission, comme les Irlandais. Henry se leva pour prendre le banc et le bloquer contre la porte du fond, puis il prit du bois de pin entreposé dans un large panier d'osier pour alimenter le poêle. Il commença à faire à nouveau bon dans la pièce.
—On est les généraux de l'opération alors, dit soudainement Kenneth avec une pointe d'amertume. On est bien au sec, avec un bon feu, quatre murs et un toit, pendant que les autres crèvent de froid là dehors...
Sans rien dire, Henry s'approcha et jeta un coup d'œil à l'état de sa jambe. Le saignement n'était plus très abondant, il l'avait bien serré avec sa chemise. Il se rassit sur le banc restant, dos au poêle et retira son manteau et son chapeau. Il posa devant lui son paquet de cigarette encore sec et son briquet en acier.
—Tu devrais être dehors à guetter l'arrivée du bateau, alors arrête de te plaindre...
Kenneth se redressa difficilement sur sa chaise et sortit une flasque de whisky de la poche de sa veste. Il en bu d'abord puis la jeta à Henry. Il l'attrapa au vol et huma d'abord l'alcool. C'était le même que celui qu'Arlette lui avait servi à Pinewood. Il en prit une gorgée et lui rendit.
Gravure sur bois : Caroll Thayer Berry, Pemaquid Light Maine Coast, 1947
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