Chapitre 16 | Partie 2: Partons la mer est belle
ARLETTE
Lorsqu'elle revint dans le salon, Henry avait pris le livre laissé sur la table pour le feuilleter. Elle entendit le cliquetis cadencé de l'horloge. Elle était réparée.
— Ça vous donne envie de visiter le Yukon ? demanda-t-il en reposant le roman sur le comptoir.
— Pas le moins du monde. Par contre, ces attelages de chiens sont vraiment intéressants. Est-ce qu'ils vont aussi vite en forêt ?
—Lorsqu'il y a assez de place pour faire passer le traîneau et que les pentes ne sont pas trop raides, oui, répondit-il d'un ton expert, se remémorant probablement des souvenirs d'Alaska.
Elle posa une grande tasse de café devant lui avec les ployes. Il regarda par la fenêtre sans faire attention au contenu de l'assiette et saisit la tasse pour boire. Elle avait tout simplement cessé d'attendre des « merci », « au revoir » ou des réponses à certaines questions. Pas même lorsqu'elle lui avait avancé cinq mille dollars pour ses « frais d'entreprise »...
Les autres clients avaient au moins la décence d'avoir l'air intimidé ou à l'inverse, de sur-jouer les hommes sûrs. Lui avait tout simplement l'air de vivre dans un autre monde, comme s'il sortait d'un saloon poussiéreux avant un duel avec Billy the Kid, se préparant à reprendre Fort Alamo.
Heureusement il était rarement dans la même pièce que Kenneth, ce qui évitait à la jeune femme d'avoir à assister à des concours de regards noirs et d'air taciturnes. Il partait dès qu'un autre client se présentait, comme si l'arrivée d'une troisième personne le rappelait soudainement à ses obligations.
Arlette savait qu'il aimait venir parce qu'il ne donnait d'ordres à personne à Pinewood. Il était un client normal, qui payait comme les autres, sans faux sourire du barman et regards inquiets des commis qui le fixaient depuis la cuisine.
—Comment ça se passe avec les garçons ? demanda-t-elle en voyant qu'il ne détournait plus le regard de la fenêtre, signe qu'il avait quelque chose à dire.
Il semblait percevoir une activité inhabituelle venant des bois. Le chien était revenu. Il s'était allongé sur la route, dormant paisiblement. Certainement la brume qui lui jouait des tours à lui aussi.
—Hum...Ils travaillent bien... Vous avez entendu parler de Louis dernièrement ?
Elle croisa les bras. Qu'avaient bien pu raconter ces diaboliques bonnes chrétiennes ? Lui aussi se donnait le droit de lui poser des questions sur sa vie privée ? Elle devait s'attendre à voir Kenneth débarquer avec son air furieux et lui reprocher de ne pas l'avoir écouté quand il lui disait d'éviter le garagiste.
—Je crois que si vous soulevez la question, c'est parce que vous en avez entendu parler, non ? Alors on a la même information...
Il parut ne pas comprendre. Il passa sa main dans sa barbe en la fixant, comme s'il doutait de quelque chose.
—Vous... Vous êtes au courant alors ? demanda-t-il en la regardant avec méfiance.
Si elle n'était pas supposée être au courant, c'est qu'ils ne parlaient pas de la même chose. Donc il ne savait rien de son passage au garage. Elle se maudit intérieurement d'avoir pensé du mal des femmes de la Ligue. Il fallait qu'elle se rattrape maintenant.
—Alors non, je crois que je ne suis pas au courant.
—Il a été vu fuyant Portland avec une voiture volée, il y a quelques jours. Il aurait eu une entrevue avec Lloyd et lui aurait laissé une main cassée... C'était ce que vous alliez dire ?
Elle ne répondit pas immédiatement, surprise. S'il connaissait autant de détails sur ce qui s'était produit, c'était sûrement qu'il avait des informateurs parmi les hommes de Lloyd. Elle avait du mal à le croire si organisé.
—Non, pas du tout... je... j'allais vous dire que je l'avais vu trempé de la tête aux pieds à Bangor.
—Vous savez pourquoi maintenant. Il aurait échappé à ses poursuivants en sautant dans le port. En tout cas, ça veut dire que Lloyd est plus faible que jamais. Après une telle scène de débandade, il a perdu toute sa crédibilité. La plupart des gangs de la ville se sont ralliés à nous. On sera en nombre suffisant pour l'attaquer sur son propre terrain.
Elle regarda à son tour la forêt au loin. Elle n'aimait pas l'idée d'Henry. Pourquoi voulait-il attaquer directement Lloyd ? Pourquoi ne pas laisser cela aux gangs de Portland, des gens sensiblement plus savants sur la question de l'attaque d'un grand bandit que des fermiers et bûcherons du Nord.
Tout ce que ces gangs allaient faire, c'était laisser une bande de péquenauds se ruer en première ligne et attendre la fin des premiers affrontements pour venir tirer sur les cadavres et se partager le territoire acquis. Ils faisaient toujours comme ça à la guerre... Il fallait une chair à canon jeune et vive, inexpérimentée et volontaire.
Elle observa l'homme en face d'elle qui buvait son café. Avait-il seulement conscience du risque qu'il prenait ? Il était tellement sûr de lui... Cette vision lui rappela des souvenirs douloureux. Sa mère avait pensé la même chose, assise sur la vieille table en chêne de la salle principale de la ferme, regardant son père qui ajustait son joli pantalon rouge trop voyant et son grand manteau bleu-gris tout propre, flattant ses moustaches. Il avait dit : « Ce n'est l'affaire que d'une semaine ou deux, on va repousser ces Boches avant Noël ».
Elle grimaça pour cacher la tristesse qui remontait dans sa gorge. A quoi Henry voulait-il jouer ? Était-ce le fait de ne pas avoir fait la guerre qui le rendait aussi belliqueux ? Ou ses rêves de bandits qui trouvaient enfin un moyen d'être réalisés à présent qu'il avait de l'argent et des hommes sous son commandement. Elle n'avait pas envie de le voir finir comme son père, pensa-t-elle soudainement. C'était peut-être un truand, mais il lui était sympathique.
Arlette sentait qu'elle devait agir, qu'elle ne devait pas laisser cet affrontement se produire, en tout cas pas dans les conditions qu'il entendait.
—« La plupart » ? Combien restent du côté de Lloyd ?
—Très peu, mais pas les moindres. Les Français de St Pierre et Miquelon et les Hollandais. Il peut compter sur l'appui des Français parce qu'ils sont trop loin pour s'apercevoir de l'état de son commerce. Ils n'en verront la couleur qu'à la fin de la saison, au moment des comptes. Mais en attendant ils sont prêts à venir à sa rescousse au moindre appel d'urgence.
—Est-ce qu'ils sont vraiment menaçants ?
—Pas directement, mais si on part d'un mauvais pied avec eux, on perdra les importations de vins français, de whisky et de gin anglais. J'ai besoin de quelqu'un qui parle français pour parlementer avec eux.
Il la regarda de ses grands yeux sombres, attendant une réponse. Sa détermination avait parfois une force si directe et désarçonnant qu'elle en était gênée. Elle soupira. Il s'imaginait que c'était vraiment tout ce qu'elle avait besoin de savoir pour accepter sans condition d'aller rencontrer ces gens ?
—Quand et où. J'ai une affaire à faire tourner, moi.
—Dans douze jours, au phare de Bass Harbor, dans le sud. Ça sera aussi l'occasion de parler avec les Acadiens de la côte.
—Douze jours... Très bien, dit-elle en calculant mentalement.
Il finit sa tasse de café et déposa trente cents sur la table, sans même avoir touché aux larges galettes. Une personne arrivait à pied sur la route. Le chien se leva et alla vers elle sans aboyer. C'était Betty. Henry se dirigea vers la porte. Avant de sortir, il se retourna une dernière fois et demanda simplement :
—Et... Il ne vous a pas blessée ?
Elle ferma les yeux sans le regarder, serrant le poing.
—Non.
Il baissa la tête pour regarder ses pieds un instant, comme s'il s'attendait à ce qu'elle ajoute quelque chose, puis sortit. Betty entra, jetant un coup d'œil à la coupe de cheveux de son frère en passant. Son regard passa d'Arlette à Henry d'un air suspicieux. Elle attendit qu'il soit retourné à la voiture pour se pencher au-dessus du comptoir en souriant.
—Tout est prêt pour ton départ ?
—Oui, il faudra ramasser les groseilles demain au plus tard. Tu n'as pas amené d'affaires ?
—Je ne voulais pas qu'Henry les voit, il aurait posé des questions.
—Ah, parce qu'il en pose beaucoup des questions ? s'étonna Arlette, retrouvant peu à peu le sourire au contact de la jeune fille rayonnante.
—Ah ça... C'est juste qu'il pose les bonnes, répondit-elle en prenant un air sage. Aller, fais-moi voir ce que tu as préparé !
—C'est à l'étage.
Elles montèrent toutes les deux, abandonnant le salon, les ployes et le café qui refroidissait. Arlette avait chargé deux sacs à poser sur une selle et un sac à dos. Ils contenaient des vêtements plus chauds, une toile de tente, un grand sac de riz, du lard à cuire, du thé en brique, du fil de pêche, une petite boîte contenant à la fois des hameçons et des aiguilles de couture fines, une trousse de soin, une gamelle pour cuire ses repas, deux briquets, un peu de charbon pour allumer un feu même dans des endroits humides, une corde d'une dizaine de mètres, deux piolets, une couverture épaisse et une plus fine qui pouvait la couvrir en cas de chute de neige.
Betty calcula le poids de chaque sac tandis que la Française ajoutait des chaussettes épaisses, des munitions pour son fusil et un petit pot de graisse, tout en discutant de la gestion de l'auberge. Elle précisa les horaires pour ouvrir et refermer les volets, les types d'assiettes à utiliser selon les clients, les plats simples que la jeune fille pourrait préparer. Betty semblait accepter de tenir Pinewood pendant une semaine, même si sa voix tremblait parfois, à l'idée d'être seule en cuisine.
Lorsqu'elles eurent fini de préparer les sacs, Arlette tenta de glisser discrètement le deuxième livre qu'elle avait commandé à Bangor, un ouvrage de chimie contenant des explications sur les recherches de Marie Curie. C'était tout ce qu'elle avait trouvé ayant un lien quelconque avec le minerai d'uranium. Mais avant qu'elle n'ait le temps d'enfoncer l'ouvrage entre les couvertures, Betty le prit de ses mains.
—Marie Curie ? Qui est-ce ?
—C'est... Une scientifique.
—Une scientifique ? Une femme ? Tu veux plutôt dire une femme-médecin, non ?
Arlette sourit. Une femme-chimiste, avait-elle envie d'expliquer. Ce nom lui-même ressemblait à une chimère difforme, une composition contradictoire. C'était difficile à croire, surtout ici dans le Maine, loin des universités et du monde scientifique.
Elle aurait aimé expliquer à la jeune fille que cette scientifique avait déjà obtenu deux prix Nobel, mais cela l'aurait obligé à parler du radium, et elle n'avait nullement envie d'attiser la curiosité de Betty. Elle se contenta donc d'un seul des aspects de la vie de Curie.
—Elle utilisait des « voitures radiologiques » pendant la guerre pour repérer les éclats de métaux dans les corps des soldats.
—Ah oui, ça t'as toujours intéressé la médecine de guerre, commenta simplement Betty en rangeant le livre.
Bien sûr que la médecine de guerre l'intéressait. Elle l'avait vue pratiquée. C'était elle qui lui avait sauvé la vie plusieurs fois depuis son arrivée à Pinewood.
Elles redescendirent et allèrent à la cuisine préparer les carottes et les pommes de terre.
—Tu vas vraiment partir loin cette fois, commença alors Betty, je crois que même du temps de l'ancien propriétaire, personne n'allait là-bas.
—C'est tout de même ma propriété, si je ne l'explore pas avant l'hiver, je n'aurai jamais l'occasion de le faire avant la fonte des neiges...
—Peut-être qu'il neige déjà là-haut. On peut voir le Mont Curtis depuis le lac parait-il.
—La chaleur de Pinewood va me manquer... C'est que je commence à me faire à cette vie douillette ! Mais dis-moi, est-ce que tu penses que... Ce serait bien d'avoir une radio dans le salon ?
—Pour quoi faire ?
—Eh bien, pour écouter de la musique, de la musique locale, du... Comment dit-on déjà... Hillbilly ?
—Je pensais que tu préférerais le jazz, c'est plus à la mode quand même !
—J'ai envie d'entendre les chansons du pays dans lequel je vis. Les chansons parlent de ce que les gens vivent.
Betty sourit en regardant le pré par la fenêtre. Elle pensa à Henry.
—Alors une radio serait utile.
Betty finit de préparer le ragoût seule dans la cuisine. Arlette mit un pantalon et une chemise plus ample qu'elle serra à sa taille avec une ceinture. Elle attendit de voir les Irlandais passer à bord des belles camionnettes rutilantes qu'ils utilisaient pour faire passer la marchandise, et se dirigea vers leur ferme.
Ils avaient répandu des copeaux de bois sur toute la route pour éviter que les voitures ne s'enfoncent dans la boue. Cela permettait aussi à la jeune femme d'avancer d'un pas plus rapide sans craindre de glisser.
Shannon était dehors, elle faisait sécher du linge avec deux de ses enfants, encore trop petits pour aller à l'école. En voyant Arlette qui approchait au loin, elle émit un sifflement puissant et Chelsea apparut à la porte de la grange, regardant à droit puis à gauche avant de sortir la jument alezane qu'elle avait harnachée.
Les deux femmes s'approchèrent de la Française avec une sorte d'excitation qu'elles essayaient de dissimuler sous leurs airs rudes. Une fois de plus, elles faisaient partie du plan, elles étaient autre chose que des femmes au foyer passant leurs journées à s'occuper de la maison. Elles étaient des complices.
—Toujours des combines saugrenues, Miss Mangel, lança Shannon en sortant de son tablier de cuisine cinq bâtons de dynamite liés entre eux par des fils épais.
—Mèches longues. Installez-les en circuit et mettez-vous à au moins vingt mètres, derrière un bon rocher. Essayez de ne pas faire sauter le cheval avec, Ronnie y tient, expliqua Chelsea en les prenant pour montrer les mèches d'un geste expert.
—Ça marchera sur du granite, vous pensez ?
—Croyez des Irlandaises qui vous parlent de dynamite. Ça fait l'affaire, répondit Shannon avec fierté.
—Très bien. Vous ne direz aux hommes où je suis que dans quatre jours.
—Qu'est-ce qu'elle va nous pêcher comme homme des bois cette fois-ci ? plaisanta Chelsea.
—Tant que ce n'est pas un qui nous prend les nôtres dans des combines encore plus saugrenues, dit Shannon d'un air plus grave. Vous faites bien la paire...
Elles perdirent leur sourire en pensant à leurs époux. Charles et John étaient les plus âgés, ils étaient automatiquement désignés pour tous les travaux des Richter nécessitant la supervision d'hommes rompus à l'épreuve des guerres. Ils risquaient chaque jour leur vie pour tenir le sud de Bangor et prendre peu à peu tous les passages menant à la côte. Arlette les regarda avec compassion. Elle leur sourit.
—Vous savez quoi ? Avec deux cerveaux aussi tordus, on trouvera bien un plan encore plus saugrenu pour que tout le monde s'en sorte.
Shannon lui rendit son sourire et lui tapa l'épaule.
—Allez, va !
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