Chapitre 15 | Partie 2 : Worried Man Blues
LOUIS
Il gara la voiture entre deux entrepôts sur le port et sortit en se dirigeant vers le chantier naval. La taupe devait le retrouver quelque part entre les caisses de bois et d'acier pour six heure et demi.
Il s'assit sur un tas de bois, les mains enfoncées dans les poches de son blouson en cuir. Il attendit vingt minutes avant de voir un petit homme au chapeau noir apparaître entre deux bateaux. Il portait des lunettes de soleil et marchait d'un pas vif.
Louis se leva, soudainement inquiet. Alerté par sa cadence rapide, il comprit soudainement que l'homme qui venait vers lui n'était pas celui qu'il attendait. Rapidement, il sortit son pistolet et le pointa sur lui.
—Arrêtez-vous ! cria-t-il, sans être encore certain s'il s'agissait oui ou non de son indicateur.
Ces péquenauds d'Américains n'étaient pas très doués pour les rendez-vous en général, mais peut-être que celui-ci était simplement trop ivre ou gonflé d'assurance pour prendre garde. L'homme en face s'approcha en écartant les bras comme s'il allait l'embrasser, alors qu'il ne pouvait pas encore voir son visage.
Ça, c'était un piège, se dit-il en se tournant rapidement vers les autres côtés. Deux hommes tenant des mitraillettes étaient apparus entre les bateaux. Deux autres arrivaient vers lui en le menaçant de fusils depuis l'entrepôt où il avait laissé sa voiture. Il était coincé...
Il lâcha son arme et leva les mains en l'air en jurant. L'homme aux bras ouverts s'approcha. Il sortit un sac de toile de sa poche et couvrir la tête de Louis tandis que les autres lui liaient les mains. Il se laissa faire sans discuter, rompu à ce genre de procédure. Ils allaient l'amener quelque part, lui poser des questions, et le tuer. Du moins ils essaieraient.
Il fut transporté dans une voiture pendant environ une dizaine de minutes. Il entendit qu'ils passaient par un pont en bois puis qu'on ouvrait des grilles de fer et qu'on pénétrait dans une zone pavée. Des mouettes criaient au-dessus de la voiture, par centaines. Il entendait plus loin la cloche claire d'un bateau qui annonçait son entrée dans un port, et le bruit de l'océan.
On le traîna ensuite sur du gravier puis dans un couloir bétonné, qui sentait fortement l'eau salée et la peinture pour bateau, avant de l'asseoir sur une chaise. L'air était glacial. Trois personnes entrèrent dans la pièce, dont l'une portait des chaussures à la semelle plus souple, certainement une paire en cuir de marque. Il s'assit juste en face de lui, raclant les pieds d'une chaise au sol.
Et soudain il fut ébloui. On venait de lui retirer le sac de sa tête. Il cligna des yeux, s'habituant peu à peu à la lumière. L'homme aux chaussures souples était en costume de ville, portant un chapeau rond à la mode anglaise. Lloyd. Il sourit à Louis et alluma un cigare. Les deux hommes autour de lui s'approchèrent du prisonnier et lui firent relever la tête.
—Vous cherchiez quelqu'un de chez moi, McCarthy ? Il faut croire qu'on ne peut plus faire confiance à ses indics, siffla Lloyd.
Louis le regarda sans répondre. Il vit les lèvres de l'homme se crisper sur le mot « indic ». Il essayait de garder une expression placide, mais il clignait des yeux trop souvent, et sa glotte bougeait trop, elle aussi. Il était en colère, et angoissé. Son costume à première vue si bien entretenu était en vérité froissé sur les bords et sa cravate sortait légèrement de son gilet. Il n'avait plus l'esprit assez calme pour se livrer à ses habitudes maniérées. Il était au bord du gouffre.
Louis déglutit et prit un air affecté. Il regarda à droite et à gauche.
—Où est-il ? Où est Martin ?
—Il est en train de se faire grignoter par les poissons quelque part au large. Je ne sais pas comment quelqu'un d'aussi important que votre patron peut faire confiance à de petits ouvriers et un garagiste de village. Enfin... Ce sera bientôt réglé.
—Vous pensez que mon patron ne peut acheter que des ouvriers ? Et pas des cadres ? Des gardes, des assistants ?
Lloyd tressaillit. Il se pencha sur sa chaise en fixant Louis.
—Vous voulez me faire marcher, c'est ça ?
—Vous pensez que Martin était au courant que votre entreprise est au bord de la banqueroute ? dit-il en parlant plus fort. Vous pensez qu'un ouvrier saurait exactement que vous avez perdu Bangor, et connaîtrait tous les passages au nord ? Je sais que vous vous consolez avec la mer, mais qu'elle est en train de vous couler entre les doigts avec les nouvelles voies de navigation qui tombent aux mains des New-yorkais. Vous avez la pression des gros bonnets de Chicago, de New York, et le sénateur Rushlow vous apporte de moins en moins de soutien...
Lloyd se tourna vers ses hommes. Les deux du fond levèrent la tête, soudainement inquiets. Il poussa un juron et prit le revolver directement du holster de l'homme à sa droite. Il tira sur les deux hommes et fit signe aux autres de sortir. Ils se retrouvèrent tout à coup seuls, dans cette vaste pièce de béton. Louis sourit. Les deux cadavres qui gisaient au sol n'étaient pas ses taupes. Lloyd était vraiment à bout.
—Sale chien, tu crois que tu peux débarquer et balancer tout ça devant mes hommes ? Je suis obligé de revoir ma politique de confidentialité, finit-il plus doucement. Alors comme ça tu veux dénoncer tes camarades ? Tu as des noms, mon petit ?
Louis le fixa sans broncher. S'il voulait s'échapper, c'était le bon moment. Ses mains étaient attachées dans son dos, derrière le dossier de sa chaise, et son adversaire était armé. Rien d'incroyable en soit, se dit-il. Il sentit à nouveau cette tension dans son corps, cette pression qui commençait à l'envahir.
Il espérait qu'il pourrait faire durer cette sensation aussi longtemps que possible. Il avait envie de se défouler, de donner des coups et de sentir le contact d'autres corps se disloquer. Lloyd parut deviner ses intentions et il braqua son arme sur lui.
—Tu as le regard d'un chien fou toi, on ne sait pas quand tu vas mordre. Mes hommes attendent derrière la porte. A n'importe quel bruit suspect, ils vont entrer et te descendre. Alors si tu ne me réponds pas rapidement, je te fais exploser la cervelle, petit.
—Ecoutez, vous l'avez dit, je ne suis qu'un petit garagiste de village moi...
Le visage de Lloyd se déforma de dégoût. Il en avait assez entendu de ce blanc-bec prétentieux.
—Putain, Tony ! Viens me l'abîmer un peu !
Un garde ouvrit la porte tandis qu'un autre entrait. C'était un homme à la peau sombre, musclé, de taille moyenne. Un adversaire plus idéal que Lloyd, pensa Louis, soudainement excité à l'idée d'avoir affaire à lui. L'homme leva le poing et frappa Louis au visage. Il sourit. Le coup était mou, lent, sans aucune force, comme s'il avait frappé dans l'eau.
—T'appelle ça un coup de poing ? Tu veux que je t'apprenne à frapper ou quoi ? dit-il d'une voix soudainement plus grave.
—A quoi tu joues, petit, demanda Lloyd avec surprise, tu veux faire le malin avec Tony ? Tu débarques, tu me dis que mon réseau fuite, et maintenant tu critiques la force de mes hommes ? T'es le service qualité ou quoi ?
Le prisonnier se pencha en arrière sur sa chaise en souriant avec assurance. Lloyd était fini. Le chef de gang aurait dû le tuer à l'instant. Et au lieu de ça il discutait. Il avait perdu le pouvoir qui faisait de lui un dieu, celui de donner la mort. Il s'était fait ronger les nerfs par la pression, et les questionnements refaisaient surface.
Ce n'était pas qu'il était plus humain qu'auparavant, plus respectueux de la vie, mais qu'il en était arrivé au point où il doutait de son statut de dieu, de chef de gang. Ses propres doutes lui retiraient peu à peu tout pouvoir. Et tout ce qui le lui rappelait le rendait plus instable, plus agressif, mais aussi moins sévère et juste.
Si un homme comme Lloyd pouvait tenir les rênes d'une entreprise, ce n'était pas uniquement par la peur, mais aussi par un code de justice auquel il se référait pour tout ce qu'il entreprenait, une loi invisible qui disait qu'il ne pouvait pas liquider deux gardes seulement parce qu'ils avaient entendu quelque chose, et qui l'obligeait aussi à tuer immédiatement toute personne remettant en cause son autorité de quelque façon que ce soit. Et sans ce code, on ne lui faisait plus confiance. Louis avait ce qu'il voulait, la preuve que Lloyd était en train de perdre.
—Le seul indic dont vous devriez vous méfier, c'est votre patron. Le mien protège ses employés, le vôtre essaye de sauver sa peau. Rushlow vous vendra quand le Bureau d'Investigation s'intéressera à lui.
Il vit la gorge du gangster se contracter comme s'il avalait de travers. Sans plus attendre, Louis se pencha en avant, soulevant la chaise sur laquelle il était assis et tourna sur ses pieds pour la faire glisser le long de ses liens, comme un lanceur de poids accroupit. Il la propulsa contre Lloyd. L'homme reçu la chaise de plein fouet et lâcha son arme, surprit par la rapidité de l'attaque. Tony se jeta sur lui.
Louis esquiva un coup de pied en s'écartant rapidement avant de se relever d'un bond pour lui donner un coup circulaire de toute sa jambe. L'homme tomba au sol. Lloyd était en train de chercher son arme. Louis sauta sur sa main et l'écrasa en faisant tourner sa chaussure pour lui briser les os.
Il lui donna un coup de pied en plein visage, qui le laissa inconscient. Le garde fonça à nouveau sur lui. Il était peut-être musclé et vif, mais il dosait mal sa force. Louis l'esquiva en se baissant à nouveau et l'autre vint heurter le mur. Il ne restait plus que quelques secondes avant que la porte ne s'ouvre. Le garagiste saisit le couteau à la ceinture de Tony et se défit de ses liens avant de prendre l'arme de Lloyd.
La porte s'ouvrit. Il fit feu avant même qu'un visage apparaisse. Il tira d'abord sur un bras, avant de courir se protéger contre la porte. Il vit un homme tomber au sol en hurlant. Il l'avait eu à l'avant-bras. Il perçu l'ombre d'un canon qui sortait du couloir et le saisit pour tirer son possesseur jusqu'à lui avant de tirer une balle dans sa tête.
Il changea d'arme sans prêter un seul regard au nouveau cadavre qu'il venait de faire. Il se réjouissait seulement de sa nouvelle acquisition : un fusil de chasse. Il avait maintenant la puissance de feu dans son camp. Méthodiquement, il vérifia le mécanisme de l'arme. Les deux balles dans le canon feraient l'affaire, pensa-t-il. Avec la dispersion dans un endroit aussi étroit qu'un couloir, il n'aurait besoin que d'une balle pour s'échapper. Il pourrait en garder une pour trouver une voiture.
Des bruits de pas résonnaient peu à peu dans le couloir. Il s'engouffra dans l'ombre et vit deux hommes arriver. Il tira à hauteur de leurs têtes et ils tombèrent tous les deux, sonnés par la détonation qui résonna entre les murs. Il se mit à courir pour atteindre la sortie et sentit un projectile voler au-dessus de sa tête.
Il regarda à droite. Les entrepôts du port. Des hommes en sortaient, armés de mitraillettes. A gauche, se trouvait le quai, l'eau et les bateaux. Il tira un coup en direction des entrepôts pour obliger les assaillants à se protéger quelques secondes et se rua vers la jetée.
Il sauta sans réfléchir et plongea aussi profond qu'il le put. L'eau froide et salée lui rappela de vieux souvenirs d'Europe et il resta sous l'eau pour nager jusqu'à l'autre côté du port, où il se dissimula derrière un bateau de plaisance.
Il nagea encore quelques mètres sous l'eau, jusqu'à un quai plus éloigné. Lorsqu'il remonta à la surface, il était derrière un petit voilier blanc. Il n'y avait plus aucune chance pour qu'on le retrouve. Lloyd ne contrôlait plus totalement la ville, il ne pouvait plus faire fouiller tout le port en plein jour pour lui mettre la main dessus.
Louis regarda sa montre sous l'eau. Elle était faite pour ça après tout... Il devait être sept heure, heure à laquelle les pêcheurs de nuit commençaient à revenir. Les mouettes volaient dans tous les sens autour des chalutiers qui entraient dans le port. L'agitation était suffisante pour qu'il disparaisse.
Il sortit de l'eau sur un quai encombré par les filets de pêche que des marins sortaient des bateaux. Il s'engagea dans des rues de plus en plus petites jusqu'à ce qu'il trouve une voiture isolée et peu reconnaissable. Tant pis pour la pauvre famille à qui il allait la voler. Il fallait qu'il sorte de ce piège, qu'il rejoigne Bangor.
Il avait du mal à l'admettre, mais il serait en sécurité dans la zone contrôlée par les Richter... Il trouva la manivelle pour faire démarrer le moteur sous le pot d'échappement. Ils faisaient tous ça au lieu de la garder avec eux... Il utilisa une brique d'un chantier non loin pour appuyer sur la pédale pendant qu'il tournait. La voiture démarra finalement et il se jeta dedans pour prendre la route de Bangor.
Peinture: Men On The Docks de George Bellows, 1912
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