Chapitre 14 | Partie 4: Bury Me Under The Weeping Willow
HENRY ET ARLETTE
Ils arrivèrent au bord du lac. Il y avait tellement de brouillard qu'il était impossible de voir à plus de dix mètres. Ils virent les deux formes mouvantes dans l'eau. Des orignaux qui avaient été surpris par l'arrivée des cavaliers. Arlette descendit de sa monture et retint celle d'Henry pendant qu'il se laissait tomber au sol.
—Ça ne va pas être possible de faire du repérage avec ce brouillard. Il faut attendre une heure ou deux pour que ça se dissipe, dit-elle.
Mais Henry ne l'écoutait pas. Il fixait quelque chose sur le lac. Au milieu du brouillard, au-dessus des eaux noires, il avait vu quelque chose bouger. Il restait paralysé, observant les mutations de la brume, attendant que se montre à nouveau l'ombre qu'il avait aperçu.
—Vous avez vu quelque chose ? Souffla Arlette plus bas.
—Je ne suis pas sûr...
—Vous n'êtes pas sûr si c'était un animal ? C'est ça, n'est-ce pas ?
Il tourna la tête vers elle, soucieux. Elle regardait à présent le lac, elle aussi.
« Dans les montagnes, il y a des choses qui prennent forme. Si ce n'est pas un animal... Il y a peu de chance pour que ce soit un homme. Les silhouettes qu'on croise, ne sont pas-
—N'en dites pas plus. Ce n'était rien, mes... mes yeux doivent être fatigués.
Ils attachèrent les deux juments à une souche et s'assirent sous un thuya dont les branches basses et épaisses les dissimulaient totalement. Henry sentit le froid entrer dans sa chemise et regretta presque de ne pas avoir gardé la veste trop étroite. Cet endroit avait quelque chose d'étrange. Peut-être n'était-ce qu'à cause du brouillard constant à cette altitude. Qui avait-il d'étrange à être entouré de volutes d'eau et de spectres lorsque l'on se baladait dans les nuages ?
La jeune femme à côté de lui semblait habituée à ce monde, elle attendait simplement que la brume se lève, respirant profondément les odeurs de terre, d'algues et de sève près du lac. Elle restait attentive, tournant la tête au moindre son suspect. Elle se retourna vivement en entendant une branche craquée et se rassit la main sur son fusil.
—Il y a beaucoup d'ours ici, dit-elle.
—Je sais. Quand j'avais mes alambics, plus bas au niveau des étangs...
Il se rappela le mot qu'elle avait laissé sur ses alambics lui disant de partir, quand elle était arrivée au mois de mai et ne termina pas sa phrase. Elle regarda ailleurs. Elle n'avait pas l'air impressionnée par son métier, ou même révoltée. Peut-être était-ce parce qu'elle venait d'un pays où boire était autorisé. Elle continua la conversation comme si de rien n'était.
—Donc vous n'êtes pas devenu contrebandier parce que vous le vouliez mais parce que vous deviez vous occuper de votre famille ?
—Et c'était la seule chose que je savais faire hormis me battre. Un travail malhonnête pour éviter un autre travail malhonnête.
—Mais c'est la première fois que vous venez au lac ?
—Non, j'y suis venu quelques fois les étés précédents pour lancer quelques filets et attraper un ou deux castors. Mais il n'était pas le même. C'était un endroit lumineux où on pouvait voir l'aigle et le busard chasser haut dans le ciel... Et maintenant... On dirait qu'il est hanté. Vous êtes superstitieuse ?
—Je pense qu'il faut bien ça à certains moments, répondit-elle évasivement.
Il eut soudainement l'impression que les rôles étaient inversés entre eux. Il parlait trop, elle répondait peu. Quelque chose la tracassait. Il sentait la tension dans son visage. Ses sourcils étaient très légèrement froncés.
—Si vous voulez lire la lettre, allez-y, déclara-t-il.
Surprise, elle lâcha son fusil. Est-ce qu'il avait vu lorsque Margaret lui avait glissé dans la poche ? Ou peut-être savait-il de quoi il retournait. Elle sortit le morceau de papier de sa poche.
—Comment saviez-vous ?
—Margaret ne voulait pas vous la donner. Elle m'a demandé mon avis.
—Vous la connaissez bien ?
—Je suis celui qu'elle connait le moins mal.
—Pourquoi vous vouliez que je la lise ?
—Parce que c'est ce que Joshua aurait voulu. Lisez-la. Je vais essayer de trouver un passage près de la rivière.
Il se leva et sortit de l'ombre du thuya. Elle voulut lui demander pourquoi Margaret avait hésité à lui remettre. Pensait-elle qu'Arlette n'était pas assez fiable ? Il était déjà loin.
—Ne vous approchez pas trop de l'eau, dit-elle soudainement, se levant à son tour.
Il partit vers l'est. Pourquoi Margaret lui obéissait-elle ? Comment la connaissait-il ? Peut-être cette lettre allait-elle lui apprendre. Elle attendu qu'il fut éloigné d'une dizaine de mètres, disparaissant dans le brouillard, et elle ouvrit enfin la lettre couverte d'un cachet scellé.
Elle n'était pas très longue, certainement écrite dans la précipitation et l'effervescence naturelles à l'Acadien. Arlette repensa à ce qu'Henry avait dit à propos de lui. Joshua, un vétéran en quête de violence dans des combats de boxe ? Elle avait du mal à s'imaginer l'homme rustique et joyeux qu'elle avait connu capable d'une telle chose. Elle se plongea immédiatement dans la lecture de ses mots.
« Chère Arlette,
Je t'écris en français en espérant que cela suffise à décourager une autre personne qui tomberait sur cette lettre. Aujourd'hui, en rentrant de Pinewood, je me suis rendu compte que tu ne savais rien de ton oncle, et que je ne pouvais pas en parler à voix haute. Je sais que tu tiens à savoir pourquoi il t'a fait cadeau de ce terrain immense et de tout ce qu'il avait entrepris avant sa mort.
Et étant son seul ami encore en vie, je me sens dans l'obligation de te mettre sur la piste, même si je ne peux pas tout t'expliquer, pour ta propre sécurité. Ton oncle était un homme prudent. Il a préféré laisser des indices plutôt que de tout mettre au même endroit. Il y a donc en tout trois lettres, la première que tu as déjà lue, une deuxième contenant des informations sur Pinewood, et une troisième contenant des informations sur Armand. Je ne connais pas le contenu exact de ces lettres et même si je le connaissais, je ne pourrais pas le coucher sur du papier.
Dans la lettre que tu as reçue du notaire se trouve l'élément clé pour te donner accès aux autres. Au cas où quelqu'un d'autre que toi venait à lire cette lettre, je ne peux me permettre de t'expliquer explicitement où se trouve la deuxième lettre de ton oncle, mais je suis certain que tu sauras la trouver. La phrase qui pourra t'aider dans les mots d'Armand que tu as déjà lus est :
« Je repose à présent sous terre, mais mon cœur est toujours au fond du jardin, à l'ombre du tilleul, sous la pierre de nos ancêtres. On parcourt les océans mais on retourne toujours chez soi pour reposer. »
J'espère que ces mots te seront évocateurs.
A présent je peux te parler un peu plus d'Armand. Je l'ai rencontré il y a neuf ans, en 1921. J'étais à l'époque perdu dans la forêt obscure et il a compris que je valais mieux qu'un boxeur itinérant. On avait tous les deux combattus en France. Il aimait la botanique et la géologie autant que moi. J'ai accepté de le suivre et il m'a employé comme prospecteur pour lui trouver des terrains aux Etats-Unis comme au Canada.
Je ne crois pas qu'il t'en ait parlé, mais avant la guerre, ton oncle régnait sur une entreprise d'importation qu'il avait commencée en naviguant lui-même avec sa cargaison. En quelques années il avait profité du climat de la guerre qui approchait pour vendre des marchandises qui pouvaient intéresser les pays qui allaient entrer en guerre. De l'acier et des armes surtout. Ensuite, lorsqu'il est parti au front, les choses ont changé pour lui.
Il s'est découvert des préoccupations plus humanistes après la guerre et a décidé d'employé une partie de ses recettes pour venir en aide à ceux qui en avaient besoin, à ceux qui voulaient changer les choses sur le Vieux Continent. C'est là qu'il a commencé à t'envoyer de l'argent, c'est aussi là qu'il m'a recruté. Après des années à sillonner les mers, à faire du commerce, il avait retrouvé ses idéaux de jeunesse. Il ne pensait pas à mal, il voulait vraiment aider son prochain. Mais il avait tort d'impliquer d'autres personnes au-delà de sa propre existence. La mort est la plus pure de toutes les humeurs, et Armand l'a souillé par ses requêtes.
Arlette, si ton oncle a pris autant de précautions pour te révéler la vérité sur Pinewood, c'est que le risque est bien réel. Les dangers que tu encours ne sont pas seulement les menaces de gangsters et de locaux. Lloyd connait la véritable valeur de Pinewood, c'est pour ça qu'il rôde ici, c'est pour ça qu'il est primordial de s'en affranchir. Mais ce n'est pas tout. Le véritable danger viendra lorsque tu sauras la vérité. A ce moment-là, tu auras entre les mains une information bien trop dangereuse pour toi.
A la minute où tu connaîtras ces informations, tu ne seras plus innocente et tu devras répondre des actes de ton oncle. Armand pensait bien faire en te donnant son héritage, mais c'est un cadeau empoisonné. C'était un homme du siècle passé, qui pensait comme beaucoup que des femmes comme toi pouvaient jouer aux dures mais ne pouvaient rien prendre en main. Il ne tenait pas à faire de toi une chef d'entreprise ou une gestionnaire ambitieuse, il pensait que tu resterais tranquille.
J'ai tenté de l'en empêcher, mais il avait ses propres idées sur la gestion de ses biens. J'ai pensé ne jamais te révéler quoi que ce soit à propos des autres lettres, te laisser dans l'ignorance pour ton bien. C'est pour cette raison que je suis toujours resté évasif sur le sujet de ton oncle. Mais ces lettres sont aussi le seul moyen pour toi d'apprendre quoi que ce soit sur ton oncle, et pour te préparer à ce qui va suivre. La présence de Lloyd à Pinewood montre que j'avais tort de te cacher la vérité, il faut que tu sois consciente de la valeur de ton héritage pour agir. Heureusement, tu n'es pas la bonne personne pour le plan qu'Armand avait prévu, tu es capable d'échapper au destin qu'il t'a tracé.
Tu n'es pas la bonne personne pour tous ce que ses ennemis ont organisés. Je ne pourrai pas être plus précis. J'ai peur de te mettre en danger, toi, Margaret et nos amis. Les ennemis de Pinewood sont puissants, prends bien garde. Je vais devoir m'éloigner quelques temps cet automne. Je dois aller au Canada pour empêcher ce qui doit se produire d'arriver. J'ai hésité à le faire depuis la mort d'Armand, Arlette. Mais la seule chose qui m'ait décidé à partir, qui m'ait poussé à le faire, c'est toi. Tu m'as rappelé la force primordiale qui n'aurait jamais dû me quitter. La désobéissance.
Je ne sais pas encore quand je rentrerai, ni si je serai capable de revenir. Alors une fois que tu auras appris ce secret, j'espère que tu sauras être discrète, te protéger et protéger les gens autour de toi aussi bien que tu l'as toujours fait. Ton oncle était un homme bon mais obstiné. Je te souhaite de ne pas lui succéder mais de tracer ton propre chemin. Suis toujours la voie de la liberté, Arlette.
Joshua Cahouet
Le 10 août 1930. »
Arlette leva les yeux de la lettre et regarda autour d'elle. Le brouillard commençait à se lever, elle pouvait voir le ciel bleu en altitude qui perçait peu à peu la nappe blanche. Elle était étrangement déçue.
Elle s'était attendue à ce qu'il lui parle d'Armand et de Pinewood avec son amour de la vie habituel. Mais les mots sur le papier étaient sobres. Il ne parlait pas d'Armand, il ne révélait rien de lui. Tout ce qu'elle comprenait, c'était qu'il avait peur pour elle. Il avait écrit cette lettre en pensant pouvoir lui expliquer de vive-voix certains détails, c'était certain. La déception de la jeune femme se mua peu à peu en tristesse.
Elle refusa de pleurer en se mordant les lèvres. Mais de quel danger parlait-il ? Elle relut la lettre et trouva cette écriture étrangement similaire à celle qu'elle avait vue sur les lettres de son oncle. Les deux hommes s'étaient donc côtoyés au point de s'exprimer avec des mots et des graphies similaires.
Elle s'arrêta alors sur les mots de son oncle. « La pierre de nos ancêtres », sous le tilleul. Ce devait être ça. C'était le seul lieu indiqué. Mais elle vivait dans une forêt qui faisait un cinquième du comté ! Comment pouvait-elle espérer trouver quoi que ce soit ? Et elle n'avait jamais vu de tilleul ici...
Elle réfléchit. Le tilleul au fond du jardin, c'était l'arbre dans lequel elle se réfugiait pendant son enfance. Un grand tilleul planté au bord de la rivière. A ses pieds il n'y avait pas de pierre tombale ou de signe particulier, seulement de petits blocs de grès rose qui avaient autrefois constitué un muret.
Elle sursauta. Son oncle et Joshua étaient des géologues. Joshua lui en avait parlé une fois alors qu'ils chassaient. Le Maine était une très ancienne terre volcanique, de pierre grise. Elle se souvint soudain de la seule pierre qu'elle n'ait jamais vu dénoter dans ce paysage de vert et de gris. Du grès rose. La phrase de son oncle lui apparaissait clairement. Qui d'autre qu'elle se serait souvenu de la pierre sous le tilleul, qui aurait su que la pierre de ses ancêtres devait venir des Vosges, et serait donc faite de grès rose.
Et elle avait déjà vu un roc de grès ici, dans le Maine. A la tourbière, sous l'arbre coupé en deux par la foudre dont les branchages lui avaient souvent servi d'ombrage. Joshua l'avait amené plusieurs fois dans la tourbière, et ils s'étaient assis plusieurs fois sur cette pierre. Elle ne s'était jamais demandé ce qu'elle faisait ici, trop habituée à en voir dans les forêts de son enfance.
C'était comme si elle répondait à une énigme de son oncle, comme s'il était encore en vie dans ces mots, qu'il leur avait donné une consistance en les liant avec un objet réel. La quête et les indices. C'était le moyen qu'Armand avait trouvé pour veiller sur elle et interagir avec elle, par-delà la mort.
Elle se leva d'un bond et chercha Henry du regard. Il était certainement parti au bord de la rivière. Il pouvait s'en approcher s'il voulait, tant qu'elle n'avait pas à aller le rechercher à la nage, pensa-t-elle. Elle s'en voulut immédiatement d'avoir pensé une chose pareille. Elle se rendit compte que toutes les idées qu'elle s'était faite à son sujet n'étaient plus valables. Il était d'un naturel terrifiant, sinistre dans l'âme, patibulaire par essence, mais peut-être qu'il valait mieux qu'il soit ainsi. Pour qu'il soit respecté, et pour le bien de sa famille.
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