Chapitre 14 | Partie 1: Bury Me Under The Weeping Willow
ARLETTE
Le temps était en train de changer. Peu à peu, les longs nuages qui s'étiraient dans le ciel étaient poussés par des vents du nord, plus froids et puissants que la brise qui avait parcouru les montagnes pendant tout l'été.
Les pluies diluviennes remontaient les côtes, passaient dans les forêts de pins en quelques heures, puis laissaient un ciel orangé zébré de nuages roses jusqu'à ce qu'une nouvelle averse change le paysage une fois de plus. Les ours étaient descendus plus au sud à la recherche de baies et de proies. Les feuillages étaient encore verts, mais on sentait déjà la sève qui commençait à s'épuiser, comme si le rythme effréné de la vie s'essoufflait peu à peu. L'automne approchait.
Ce jour-là, la Nature s'était revêtue de ses plus beaux atouts. Les achillées en bordure de forêt qui avaient ouverts leurs pompons blancs se tenaient droits en haie d'honneur, les cloches violettes des aconits s'élevaient elles aussi entre les fougères verdoyantes, créant un tableau aux teintes de vert sombre des bois de pin, rehaussées par les points colorés des fleurs de clairières. Arlette observait ce paysage en suivant le cortège qui s'avançait dans les bois.
Elle marchait en tête, tenant par le bras une femme au visage couvert, vêtue d'une robe noire qui lui arrivait au cou, cachant son visage d'un mouchoir blanc. Cette femme, Margaret Cahouet, elle ne la connaissait que depuis une heure, et pourtant elle avait l'impression de l'avoir vu tous les jours de sa vie.
Elle lui rappelait tellement de veuves de guerre, aux yeux embués, inconsolables et à qui on ne faisait que répéter que leurs défunts maris étaient des héros. Les héros enterrés étaient des hommes enterrés comme les autres. Ils ne souriaient plus, ils ne jouaient plus avec leurs enfants, ils ne revenaient plus du travail en apportant avec eux les nouvelles de la ville, et il n'y avait plus personne aux côtés de ces femmes lorsqu'elles se réveillaient en sursaut dans la nuit. Seulement une place vide et froide à côté de la leur, et le silence, le souvenir d'une respiration régulière à côté d'elles, qui s'effaçait peu à peu.
Margaret s'efforçait de rester digne, de dissimuler son chagrin et ses remords, mais la Française savait que ce n'était que le début. Il lui faudrait du temps. Elle avait vu tout cela avec sa mère. Après les hivers viennent les printemps. Les veuves reprenaient les ateliers, les fermes, elles travaillaient dur, et finalement elles apprenaient à vivre seules. Sans personne pour les aider.
Arlette regarda la femme de Joshua avec compassion. L'Acadienne faillit glisser dans la terre et elle la retint par le bras. Elle n'était visiblement pas à l'aise dans la nature, mais elle faisait fi de son confort pour accepter une dernière fois l'univers de son époux. Cette femme l'avait rejeté, et maintenant qu'il n'était plus là, elle s'en voulait terriblement. Elle l'aimait encore, pensa Arlette, ou du moins elle chérissait le souvenir qu'elle s'était faite de lui.
Lorsqu'elle avait vu la Française aux longs cheveux roux, la veuve s'était approché et lui avait glissé une lettre dans la poche de sa tunique longue.
—Il voulait que vous receviez ceci au cas où quelque chose lui arriverait... Il avait confiance en vous, ne dites rien à personne.
Arlette avait laissé la lettre dans la poche sans la regarder. Elle ne voulait pas qu'on sache que Joshua lui en avait écrit une, alors qu'il n'avait rien laissé pour Kenneth ou ses autres camarades forestiers.
Elle sentait le contact du papier contre sa jambe quand elle marchait et l'envie de l'ouvrir devenait de plus en plus irrépressible. Elle détenait la clef de toutes ses questions dans sa poche, et qu'elle devait attendre une journée entière pour découvrir le contenu du coffre qu'elle ouvrait.
Ils arrivèrent au milieu de la clairière où avait été creusé le trou. Ce n'était pas une terre consacrée, ni un enterrement officiel. Un cercueil vide avait déjà été placé à Bangor, dans le cimetière catholique. Mais dans cette boîte de pin là, il y avait bien le corps qui avait appartenu à Joshua.
Sa femme avait fait venir un révérant unitarien pour faire un sermon rapide. C'était un homme jeune et élancé qui été arrivé à l'aube pour creuser le trou lui-même. Il ne croyait pas plus en l'Eglise catholique qu'au crime d'avoir laissé un cénotaphe en terre consacrée pour enterrer quelqu'un au milieu des bois. Pour lui, la désobéissance au carcan religieux faisait office de profession de foi. Il était allé méditer dans les bois de Pinewood, assit sur un tronc, fixant la cime des arbres dans les première lueurs du jour, avant même d'aller saluer chacun des invités.
Lorsqu'il vit Arlette et Margaret qui marchaient en tête du cortège, il s'approcha pour leur serrer la main et prit la veuve à part pour discuter avec elle. C'était visiblement un ami des Cahouet.
Arlette s'assit dans un coin, regardant les convives qui arrivaient et se plaçaient de part et d'autre de la ligne qui avait été dessinée à l'aide de bâtons dans l'herbe. Kenneth, Paddy, John et Charles étaient déjà en train d'installer le cercueil. L'amener aussi loin dans la forêt n'avait pas été dur pour des bûcherons habitués au portage des batteaux bien plus lourds.
Elle vit Ronald et Mickey qui lorgnaient du regard les hommes en noir qui venaient d'arriver autour d'eux. Ils n'étaient pas à leur aise, entourés de tous les contrebandiers du comté qui les observaient, eux, les immigrés, les assassins de Klansmen.
Jim était venu, traînant sa jambe de bois dans la forêt, aidé de deux hommes aux visages sévères. En voyant Arlette approcher, ils s'étaient renfermés, affichant leurs airs les plus austères. La jeune femme n'en fut nullement impressionnée, elle avait eu affaire au « méchant contrebandier en chef » après tout, que pouvaient bien lui faire ces deux conscrits ?
Elle s'approcha de Jim et lui serra la main. Elle sentit la joie qui naissait dans le cœur de l'homme, ses yeux pétillaient de joie et de gratitude. Elle l'avait vu quelques fois à Pinewood, où il était venu goûter sa soupe de pois et vérifier si son chien allait bien.
C'était un homme solitaire qui semblait avoir attendu des années pour apprécier la présence d'autres humains. Cela n'avait pas dû être facile pour lui d'apprendre à vivre avec une jambe en moins. A présent qu'il avait goûté à un peu de gentillesse, il semblait s'ouvrir lentement.
Elle lui demanda s'il allait encore à la pêche et il éclata de rire. Il avait gardé le fil et l'hameçon avec lesquels elle l'avait recousu, cette satanée nuit où les chiens s'étaient jetés sur eux, et comptait bien attraper un saumon royal avec cet hameçon béni. Il s'était enquis de la santé du chien qu'il lui avait offert en remerciement et elle avait seulement répondu qu'il s'était avéré excellent nageur. Moitié Terre-Neuve, un quart Labrador et un quart loup, avait-il expliqué, comme s'il savait que tôt ou tard la nature de l'animal surgirait.
Leurs rapports amicaux détendirent les deux hommes autour de lui et il les présenta. L'un s'appelait Vincent, l'autre Raymond. Arlette les salua cordialement. Peut-être faisaient-ils partie du Klan, peut-être étaient-ils contre, elle n'en savait rien, mais à présent ils seraient les personnes qui se battraient avec Kenneth et les autres. Les personnes à qui elle devrait faire confiance, pour qu'ils protègent les habitants de Pinewood.
Elle les regarda avec plus d'attention, eux et les autres qui étaient venus. Ce n'était qu'une bande d'anciens fermiers, de trappeurs, de bûcherons rejoignant la bannière des Richter, attirés par la nécessité de protéger ce qu'ils estimaient comme un commerce qui pourrait être tout à fait légal. Elle en entendit quelques-uns discuter entre eux.
—Si seulement le Président Hoover comprenait l'importance de l'alcool pour l'économie, on pourrait sortir de la crise en taxant simplement la bière.
—Est-ce qu'il ne se faisait pas plus d'argent en acceptant les pots-de-vin de la mafia ?
Le tumulte de plaintes et de discussions mondaines et futiles prit fin lorsque les frères Richter arrivèrent. Tous les regards se tournèrent vers eux. Danny apparut d'abord, accompagné d'une femme en noir aux cheveux blonds comme le blé. Elle semblait anxieuse et tenait par la main un petit garçon pâle qui ne devait pas avoir plus de trois ans.
Il avait le même regard noir que son oncle, fixant les étrangers autour de lui avec méfiance, collé à la jupe de sa mère. Il sauta dans les bras de Betty. Même si elle essayait de communiquer un peu de gaieté à l'enfant, quelque chose semblait l'attrister profondément elle-même. Elle le prit dans ses bras et s'approcha d'Arlette en souriant.
—Regarde, Charles, voici Miss Mangel, c'est une amie de la famille, elle a un grand restaurant et un immense jardin avec-
Le petit garçon fit la moue et plongea sa tête contre l'épaule de sa tante en toussant bruyamment. Arlette sourit. Même les fils de contrebandiers pouvaient être des enfants innocents et timides. Betty haussa les sourcils, agacée, et repartit le rendre à sa mère. La jeune fille avait un comportement étrange, remarqua Arlette, comme si elle portait un fardeau. Cela durait depuis qu'elles s'étaient retrouvées. Elle avait senti que quelque chose n'allait pas.
Devin marchait plus loin en arrière, gardant une bonne distance avec les autres convives. Son visage mutilé semblait révulser les hommes d'Henry. Ils passaient autour de en baissant la tête, évitant de croiser son regard. Il portait une tenue de militaire étrange, avec de petites chaussures et des jambières de laine qui rappelaient celle des premiers soldats français en 1914. Son chapeau aux rebords ronds faisait penser à ceux des canadiens.
Ronald le fixait depuis un moment déjà, la bouche entrouverte et les sourcils froncés. C'était comme s'il lui rappelait quelque chose. Devin connaissait les Irlandais pour avoir échangé avec eux quelques nouvelles sur Betty en passant par la forêt, mais ils n'avaient jamais eu l'occasion de discuter réellement. Ils devaient pourtant partager des souvenirs similaires, des images et des plaies de la même profondeur, pensa soudainement Arlette en les voyant essayer maladroitement de se rapprocher du géant.
Devin passa à côté d'Arlette et lui serra la main sous les regards étonnés des fermiers. Puis il salua Ronald en inclinant la tête et ce dernier répondit en l'invitant à s'asseoir à côté de lui. C'était étrange de les voir nouer contact timidement. Deux géants, vétérans de la guerre, qui essayaient d'ouvrir la conversation, de franchir le no man's land de souffrance qui les séparaient.
Shannon et Chelsea arrivèrent avec les enfants. Elles hochèrent la tête avec un sourire complice pour la Française. Elle n'avait parlé à personne qu'elles l'avaient aidé à secourir le chef des Richter. Elles demeuraient aux yeux de tous les deux Irlandaises un peu rustres et simplettes qui vivaient recluses avec leur meute d'enfants.
Arlette se demanda si leurs maris eux-mêmes savaient de quoi elles étaient réellement capables, s'ils avaient seulement conscience de la solidité de leurs murs avec deux femmes aussi implacables à leurs côtés.
Henry suivait derrière, fermant la marche. Encore mal rétabli, il avait dû jeter son cigare car il n'arrivait pas à marcher sans haleter, et la fumée qu'il inspirait en même temps l'empêchait de respirer. Sa veste noire était trop petite. Il avait tout de même mis un veston sans manche de la même couleur en-dessous, même s'il était incapable de bouger les bras. Le bandage qu'il portait sous sa chemise lui donnait l'air d'avoir été emballé comme un colis longue-distance. Malgré tout cela, il gardait son air impénétrable et froid qui suffisait à inspirer le respect à ses hommes.
Ses cheveux gominés sur le sommet de son crâne étaient rabattus en arrière sous son chapeau, tandis que les côtés avaient été coupés courts, comme sa barbe qui ne semblait maintenant n'avoir plus que trois jours. Arlette croisa les bras en le voyant et haussa un sourcil. Est-ce qu'il cultivait réellement cet air rustre et nonchalant ou était-ce inné chez lui ? Il la vit et s'approcha.
—Bonjour, commença-t-elle.
—Hum...
Elle ne s'offusqua pas. Il valait mieux abandonner les mondanités immédiatement avec lui. Il regardait avec attention sa tenue, d'un œil presque effrayé. Est-ce qu'il allait faire un commentaire sur son accoutrement ? Elle avait mis une tunique longue qu'elle avait ramenée de Londres, offerte par Paula pour un bal ayant pour thème l'Inde. Il était certain que le vêtement était peut-être trop sophistiqué pour un enterrement illégal dans les bois, avec ses arabesques brodées dans le lin noir.
Mais cette tunique qui montait jusqu'à son cou et ressemblait à une robe lui permettait d'avoir l'air d'une bonne chrétienne à un enterrement avant d'aller chevaucher dans la montagne en toute liberté de mouvement. Elle portait en dessous un pantalon noir avec des bottes de cavalière. Le contrebandier ne fit pas de remarque. Il se contenta de renifler bruyamment et se détourna d'elle sans cesser de regarder en arrière, pour la garder dans son champ de vision.
Le Révérant s'approcha du cercueil et invita les convives restants à s'asseoir sur les chaises qui avaient été disposées dans la clairière. Arlette fut placée à côté de la veuve Margaret et d'Henry. Kenneth était à côté de lui, près de l'allée centrale.
À eux quatre, ils représentaient les personnes les plus proches de Joshua, ses quatre ministres, venus saluer une dernière fois ce roi errant. Le Révérant fit un discours magnifique, il parla de Joshua personnellement, parlant de périodes sombres, de la guerre, de son amour, de son renouveau et de son épanouissement à Pinewood, de tout ce qui lui avait tenu à cœur. Ses mots étaient tous choisis méticuleusement et malgré leur simplicité, ils touchaient au cœur et faisaient resurgir tous les souvenirs personnels que les proches de l'Acadien aient pu enfermer encore trop profondément en eux. Il fit transpirer les peines sur plus d'un visage.
Tout le long de la cérémonie, Henry resta droit, lançant de temps en temps un regard à Arlette qui soutenait la veuve. Lorsqu'il fut appelé à témoigner de la vie de Joshua, il parla vaguement de temps difficiles pendant lesquels il l'avait rencontré, et ajouta que Joshua s'en était sorti, qu'il avait réussi là où d'autres avaient échoué.
Il garda son ton froid et détaché pendant tout son discours, mais Arlette sentit une forme muette d'émotion entre ses paroles. Ce n'était pas dans le timbre de sa voix ou dans les mots qu'il employait, c'était dans le silence qu'il plaçait entre ses phrases. Les instants de vide pendant lesquels il restait immobile face à l'assemblée étaient en réalité plus habités de vie que ses mots. En saisissant cela, la jeune femme eut soudainement l'impression d'avoir arraché une partie du vernis qui couvrait la carapace de cet homme.
Quand ce fut son tour, Arlette fut forcée de se tenir de se lever et de s'avancer devant la foule de contrebandiers. Elle reconnut dans l'assemblée certains des hommes qui l'avaient insultée lorsqu'ils étaient venus à Pinewood chercher Betty.
Elle serra ses ongles contre ses paumes nerveusement. Et si elle n'arrivait pas à parler correctement en anglais ? Les mots restaient coincés dans sa gorge. Puis elle trouva le regard compatissant de Kenneth devant elle, les yeux bleus pleins de gratitude de Jim un peu plus loin et Devin hocha la tête pour l'inviter à parler.
Elle trouva la force de s'adresser à eux et parla de Joshua en tant que d'un mentor. Elle se tourna vers les bois qui les entouraient et essaya de rendre hommage à son amour pour les arbres, la nature, et finit en disant qu'il avait toujours été un ami de la famille Mangel. A ces mots, Henry leva la tête et lui lança un regard étrange.
Après les derniers rituels de la cérémonie, John, Charles et Mickey sortirent brusquement violons, banjo et guitare comme s'ils avaient toujours fait partie des enterrements, pour remplacer les lamentations.
Ils chantèrent leur version arrangée de la chanson « Bury me under the weeping willow », qui fit des émois dans toute l'assemblée. La cérémonie prit fin et on descendit le cercueil au fond du trou. Arlette trouva étrange tout ce protocole qu'on faisait subir au cadavre de Joshua. Son âme était déjà dans le vent, dans les feuilles des arbres et la brume des forêts. Les convives auraient mieux fait de regarder autour d'eux, dans les bois, plutôt que de pleurer sur ces planches de bois qui allaient être recouvertes de terre.
Créature surnaturelle dans la tradition des Algonquins
Scieur qui débite le bois en planches dans les scieries vosgiennes.
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