Chapitre 13 | Partie 4: Wildwood Flower

ARLETTE

Arlette se retrouva seule avec le contrebandier. Il regarda l'horloge avec curiosité puis se retourna vers la cheminée, puis vers le comptoir, comme s'il cherchait quelque chose.

—Vous n'avez pas de radio ? Ou de téléphone ?

—Non.

—Vous n'écoutez pas de musique ?

—J'écoute ce qui se passe dehors, quand un ours ou un cerf entre dans le pré, si le chien est alerté par quelque chose, s'il se met à pleuvoir. Et puis... je ne comprends rien à ce que disent les animateurs, ils parlent trop vite, finit-elle plus timidement.

—Vous n'aimez pas la musique ?

—J'ai les Irlandais qui viennent de temps en temps chanter des ballades ou danser la jig, répondit-elle évasivement.

Elle feignait le désintérêt, mais elle était en réalité surprise qu'il insiste sur un sujet si banal. Il regarda ses bottes et renifla. Il fouilla dans la poche de son pantalon mais n'y trouva pas ce qu'il cherchait.

—Elles ont pris l'eau, vous vous doutez bien, déclara Arlette qui avait commencé à retirer les rideaux.

Elle passa derrière le comptoir et revint lui poser un paquet de cigarettes avec un briquet sur la table. Il en mit immédiatement une à la bouche en mâchant un « merci ». 

C'était donc comme ça qu'un bootlegger faisait passer l'ennui, lorsqu'il n'était pas capable de couper du bois ou d'aller tirer sur des écureuils, pensa-t-elle. Il écoutait de la musique et fumait une cigarette en restant assis... La jeune femme sourit pour elle-même.

Elle ouvrit brusquement l'une des fenêtres du salon et l'air frais s'engouffra dans la pièce. Les odeurs des sève et de terre mouillée la tonifièrent d'un seul coup. Elle avait l'impression de pouvoir à nouveau respirer. Le vent assainissait ses pensées, elle avait envie d'écouter de la musique, de danser, de repenser à Joshua mais avec amour et non par tristesse.

—Vous n'aimez pas la musique irlandaise ? Vous devriez venir les écouter un soir, Paddy fait pleurer tout le monde avec son violon.

Il écarquilla les yeux, surpris. Elle l'invitait ? Puis il inspira une bouffée de cigarette et posa une main sur sa poitrine pour toucher la plaie à travers le bandage.

— Hum... ça ne vaut pas la musique qu'ils font dans les Appalaches, le vrai hillbilly des Carter ou de Carson, ça c'est de la musique. Vous devriez écouter. Vous en apprendrez plus sur l'Amérique et sur les gens qui y vivent qu'à vos soirées de...

—D'immigrés ? Merci, j'essayerai d'en écouter.

Il n'ajouta rien, conscient de l'avoir vexé. Elle repartit à ses occupations, le laissant seul dans le salon. Il resta assit et se mit à écouter les bruits extérieurs, tentant d'y trouver un quelconque intérêt. Ils attendirent pendant près d'une heure. Pendant ce temps, Arlette commença à ranger la maison pour la ramener à la vie. Dès qu'elle l'abandonnait, la vieille bâtisse retombait immédiatement à son apparence lugubre de manoir hanté. A présent, elle s'illuminait dans la lumière du matin comme un papillon sortant de son cocon. 

Elle sortit les nappes et les couverts pour préparer un service. Peut-être aurait-elle des clients, des curieux tout du moins. Il fallait qu'elle rouvre l'auberge rapidement. La saison de la chasse allait commencer dans quelques jours et elle pourrait espérer voir venir des gens de tous les comtés alentours. 

Le chien était reparti gambader dehors après avoir avalé des restes et une part de tarte. Il la vomit lui aussi. Peut-être était-ce la pâte qui n'était pas assez cuite. Arlette dû se résigner à cette triste réalité : elle ne faisait pas bien la tarte aux groseilles. Voilà un obstacle de plus qui se dressait sur son chemin vers l'américanité...

Vers huit heure, ils entendirent le moteur d'une voiture qui arrivait. Ils virent depuis les vitres Danny, Devin et Betty qui accouraient. Arlette vint leur ouvrir et Betty se jeta dans ses bras. Elles se regardèrent, les larmes aux yeux, incapable de se dire quoi que ce soit, et se serrèrent l'une contre l'autre. 

La Française sentit une forte tension animer son amie. Elle avait changé... Le temps qui les avait séparées leur avait infligé des blessures profondes. Mais en se retrouvant, elles avaient soudainement l'impression de pouvoir repartir ensemble.

En voyant Henry, Danny s'approcha et enleva son chapeau. Il était incapable de faire un geste. Il n'avait pas l'habitude de serrer dans ses bras un homme, ou même d'avoir une poignée de main avec son frère. Gêné, il le regardait avec tristesse.

—On pensait que t'y étais passé... C'est Jessy qui t'a fait ça ?

—Oui, répondit-il sèchement. Ça a été à la maison ?

—Oui.

—Et les affaires ?

—On a eu trois jours de... Sans transaction.

—Hum... Il va falloir reprendre aujourd'hui même.

Seulement trois jours sans se montrer, et il allait falloir donner un coup de pied à tous les contrebandiers pour qu'ils se remettent au travail d'équipe comme au premier jour. 

Ils avaient tous tellement l'habitude de distiller leur gnôle en solitaires dans les montagnes que dès que leur chef disparaissait, ils retournaient immédiatement à leur état d'origine...

—Oui mais pas toi, toi tu vas rester à la maison quelques temps, intervint Devin qui s'avança à son tour après avoir salué Arlette. C'est bon ? Vous avez terminé votre petite guerre, maintenant on peut avancer ?

—On peut avancer, répondit Arlette en souriant.

Danny se retourna vers elle, étonné. Henry la désigna de la main.

—Voilà les gars, notre premier sponsor.

Elle hocha la tête et le visage de Danny se décomposa. Ils allaient donc dépendre du porte-monnaie de la Française ? Il chercha dans le regard de son frère une explication, une simple marque du coin de la bouche lui indiquant que lui aussi n'était pas enthousiaste, mais Henry le fixait tranquillement, comme si cela allait de soi. 

Il repensa alors aux chambres sans dessus-dessous, à la planche de la cuisine qui avait été enlevée pour en retirer l'argent... Avaient-ils seulement le choix, en vérité ? Jessy avait pris tout ce qu'il leur restait d'économies...

Betty se précipita dans le bras de son frère sans que la Française ait le temps de lui dire de faire attention. Elle heurta sa poitrine et il poussa un grognement, sans la repousser. Il la laissa pleurer un instant sur son épaule avant de l'écarter lentement, le visage crispé par la douleur.

—Je suis désolée, grand-frère, dit-elle.

—Hum... Tu vas rester avec Arlette maintenant. Tu peux travailler à l'auberge.

Le visage de la jeune fille se métamorphosa, il passa des larmes à la joie et elle se tourna vers Arlette. La jeune femme lui sourit et elle lâcha son frère pour se jeter dans les bras de son amie.

Henry se leva difficilement, affichant toujours son air sévère, et s'approcha d'Arlette. Il lui tendit la main et elle la serra franchement pour sceller leur alliance. Son regard sombre s'arrêta sur le visage de la jeune femme qui souriait légèrement. Il hocha la tête en prenant un air embarrassé et se retourna vers son frère cadet qui lui tendait son chapeau.

—Quand aura lieu l'enterrement ? demanda-t-il.

—Cette semaine.

—Quel enterrement, Henry ?

—Je vous en parle après.

Ils ouvrirent la porte et il tourna une dernière fois la tête vers la jeune femme avant de partir. Elle le fixait toujours.

Betty se mit immédiatement à explorer la maison comme si tout avait changé. Elle se mit à parler comme s'il eut fallu rattraper tout le temps perdu où elles n'avaient pas pu discuter ensemble. Il faudrait qu'elle apporte ses vêtements, qu'elle trouve un tablier de travail neuf, elle avait tellement désiré travailler à l'auberge, c'était comme un rêve qui se réalisait.

Arlette resta dans le salon, regardant la voiture s'éloigné. Voilà, c'était fait. Tout redevenait normal, pensa-t-elle. Après toute cette agitation, elle allait se retrouver seule avec Betty. C'était à la fois apaisant et déprimant. Elle pensa à l'empire qu'Henry voulait créer en venant à bout de Lloyd. Un empire du crime. Dans lequel elle serait couverte d'objets de luxe et n'aurait plus à s'occuper de rien. Il n'y aurait plus rien à vaincre, à achever, à construire. 

Elle n'avait que faire de cette vie. Elle voulait subvenir simplement à ses besoins, produire en quantité suffisante pour survivre à l'hiver et que ses amis soient toujours avec elle une fois le printemps arrivé. Mais damner son âme en rejoignant des contrebandiers, c'était peu cher payé pour sauver six personnes et leurs familles, pensa t'elle soudainement.

Kenneth passa en début d'après-midi, apportant des légumes du marché, des œufs, de la farine, du beurre, de la mélasse et quelques pommes. Il avait fait savoir que l'auberge était à nouveau ouverte à Richmond. Le lendemain, elle ferait une carte spéciale pour attirer à nouveau les clients qui passaient par la route. L'Irlandais s'assit sur le perron pour caresser Le Chien. Arlette vint s'asseoir avec lui, alors que Betty balayait la cuisine. L'homme regarda la jeune femme en coin, son œil caché par son béret.

—Dans quoi est-ce que tu nous as embarqués...

—Je ne sais pas. J'ai l'impression de prendre une décision après l'autre sans les voir s'enchaîner, comme si je jouais à pile ou face à chaque fois. Je ne sais pas où ça va nous mener...

—Tu es peut-être assez habile pour trouver une échappatoire à chaque fois, mais tu n'es pas assez prévoyante... et tu sais bien qu'à fuir les loups de tous les côtés, on finit par tomber dans un piège à lapin.

Elle hocha la tête.

—Je voudrais que ce soit aussi simple, qu'il suffise de comprendre pour savoir éviter de se retrouver à nouveau dans cette situation... Mais j'ai l'impression que la seule véritable façon de manipuler le destin, c'est de ne pas avoir l'air surpris et d'accepter avec résignation...

—La résignation ? La résignation c'est du désespoir confirmé. Joshua le disait souvent. Quelle idée est-ce que tu avais quand tu es allée chercher ce type au fond du lac ?

—Je ne sais pas... Je voulais...

Elle le regarda un instant, hésitant à continuer.

« J'étais partie dans la forêt pour retrouver Joshua. Quand je suis entrée dans le lac, je ne savais pas que j'y verrai quelqu'un...

—Alors c'est peut-être juste Dieu qui aime jouer avec toi. Mais ce n'est pas une coïncidence si Henry est toujours vivant. Ça, il ne le doit qu'à ton bon cœur... Tu as du cœur, Miss. Tu as du cœur, du cran et des objectifs. Mais s'il te plaît, je t'en prie, ne laisses plus les conspirateurs, les manipulateurs interférer avec ta vie. Tu n'en tireras que des ennuis. Ne joues pas à leur jeu.

Elle hésita. Elle n'était pas tout à fait certaine de ce qu'elle allait dire, mais une part d'elle-même voulait y croire.

—Henry n'est pas manipulateur, et je pense que malgré tout ce qui s'est passé ces derniers temps... Il aurait fait la même chose pour moi.

—C'est ce que tu aimerais ? Un preux chevalier pour voler à ton secours dans tes périples ? Jusqu'à présent, tu n'as dû ta survie qu'à toi-même. Ne dénigre pas ce détail. Et je ne parlais pas d'Henry. Je parlais de Louis.

Elle le regarda en biais.

—Qu'est-ce que tu ne me dis pas ?

Le souvenir douloureux de la nuit où ils s'étaient battus à Bangor revint amèrement à Kenneth. Il se souvint du tatouage qu'il avait vu sur son bras. Était-ce un criminel ? Avait-il fait de la prison pour avoir une phrase en latin marquée sur le corps, ou appartenait-il à une organisation ? Il avait encore trop de doutes sur ce McCarthy pour pouvoir en dire quoi que ce soit.

—Je ne sais pas dans quel camp il est... Et je ne sais pas qui il est. Mais il ne nous veut pas du bien. Il veut t'utiliser Arlette, ça j'en suis certain.

—Kenneth, je sais que dernièrement il n'était pas très présent, mais il m'a aidé dès le début ... S'il avait eu de mauvaises intentions, il aurait pu agir dès que je suis arrivée. Je pense que le sénateur lui demande beaucoup de temps et de travail, et il n'est plus assez impliqué à Pinewood pour saisir ce qui se passe ici. D'après ce que j'ai compris à l'inauguration, le sénateur du Massachussetts et celui du Maine sont en opposition. Fowler doit utiliser Louis pour servir ses intérêts sur le terrain de son adversaire...

—C'est une sorte d'espion, de négociateur ? J'ai du mal à le croire.

—Réfléchis. A part nous, qui sait qu'il travaille pour Fowler ? Qui l'a su avant que je le vois à Boston ? Personne. Et il ne prend pas beaucoup de risques en le révélant à des migrants. Si on en parlait, personne ne nous croirait. Ce serait insensé... Mais ça ne veut pas dire qu'il est mauvais. Je pense sincèrement qu'il essaye de nous aider, à sa manière.

—Hum, tu en as connu des agents infiltrés ?

—Pendant la guerre ? Non.

—On ne peut jamais vraiment leur faire confiance. Ils appliquent les ordres mieux que quiconque, et ils ne les reçoivent pas de personnes proches des hommes du rang. Ils sont plus prompts à prendre des décisions risquées. C'est le genre de type qui vous ordonne de prendre un groupe et de creuser une galerie à un endroit précis parce qu'il a reçu un télégramme qui lui donnait l'ordre de sacrifier des hommes pour faire un essai... Ils ne se mouillent pas pour les autres.

Elle défroissa rapidement un pli dans sa jupe et sentit soudainement son bras redevenir douloureux. La journée avait été longue et elle avait peut-être trop insisté sur le ménage. Elle soupira.

—Tu parles du point de vue d'un homme du rang, Kenneth. Vous et les espions, vous ne combattiez pas sur les mêmes fronts, mais pour la même guerre...

—C'est toi qui le dis. Je pense qu'il faut se méfier de Louis.

Elle acquiesça sans réellement le croire. Elle n'arrivait pas à voir en lui l'homme mauvais que Kenneth lui décrivait.

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