Chapitre 12 | Partie 2: Gooseberry Pie
HENRY
Il ouvrit les yeux dans la chambre obscure. La femme aux cheveux roux était là, assise au bord du lit. Elle le regardait avec tendresse, comme ces madones dans les églises.
Elle portait une longue robe verte. Ses mains étaient tendues vers lui, comme si elle voulait l'amener à lui. Autour de lui, il n'y avait que des meubles étranges, ornés d'arabesques et de dorures, venant d'autres pays. La lumière était dissimulée par un lourd rideau de velours rouge.
Il aurait voulu se lever et aller tirer ce rideau pour voir dans quel pays il était. Il avait l'impression qu'il y avait des palmiers, là derrière. Il entendait le clapotis régulier d'une fontaine et le chant d'un rossignol.
Était-ce la France ? Il était plus loin que jamais de la froideur silencieuse des étendues de son âme. Où étaient la glace et la douleur ? Il n'y avait dans cette pièce que douceur et chaleur. La femme se leva et se tourna vers la porte.
Quelqu'un toqua seulement quelques secondes après. Elle avait anticipé le visiteur tout naturellement, comme si cette scène avait été écrite à l'avance. Elle s'avançait pour ouvrir, mais il eut soudainement un mauvais pressentiment. On toquait de plus en plus vivement. Il voulut lui dire de garder cette porte fermée, de revenir au bord du lit près de lui, mais elle avait déjà une main sur la poignée.
Ce n'était plus le bruit de quelqu'un qui toquait, mais le martèlement d'un bâton qui frappait la porte de plus en plus fort. Il essaya de se lever mais resta cloué au lit. Il voulut tendre la main, mais ses bras étaient immobilisés.
Elle tourna la poignée et de l'eau commença à couler par la fente. Elle ouvrit encore, comme si elle regardait curieusement par l'entrebâillement pour voir qui voulait entrer. Son visage sembla simplement étonné.
L'eau se mit à couler en un flot intense arrivant jusqu'aux genoux de la femme. Le torrent faisait un bruit infernal, et il était accompagné du hurlement du vent glacé qui s'engouffrait dans la pièce. L'eau montait peu à peu.
Les flots noirs arrivaient jusqu'à son lit, et il ne pouvait toujours pas nager, allongé dans le lit. Elle tourna lentement la tête vers lui et entrouvrit les lèvres, mais les mots résonnèrent dans sa tête avec sa propre voix.
—Walter est venu pour toi.
La porte s'ouvrait plus encore. Les sombres tumultes commençaient à le recouvrir. Il sentait l'eau froide qui entrait dans sa bouche, qui l'empêchait de voir, qui l'empêchait de respirer. Il ouvrit les yeux sous l'eau et vit l'ombre qui s'avançait par la porte, entourée de lumière, alors que la femme disparaissait comme une flamme qui se noyait. Une flamme sous l'eau. L'ombre s'approcha et plongea sur lui. Il reconnut le visage au sourire démoniaque de son frère. Il voulut crier mais l'eau entra dans ses poumons et aucun son n'en sortit.
Il se réveilla paralysé. Seuls ses yeux osaient bouger. Il retenait les tremblements de son corps en se contractant. Il avait envie de crier, mais il resta silencieux, retenant le son au bord de ses lèvres, entre ses dents. Il prit une grande inspiration pour essayer de se calmer. Il sentit l'odeur du café et du sucre qui cuisait quelque part.
Les poutres du plafond au-dessus de lui étaient ternes et grises, elles sentaient le pin et la poussière. Le monde avait des odeurs, des sons, des couleurs qui n'avaient pas d'unité, pas de raison d'être ensemble. Le monde était désordre, il n'avait pas de sens. Ses rêves si.
Tout y était trop organisé. Il regarda autour de lui. Il était bien dans une chambre obscure, mais il pouvait discerner les vieux meubles qui avaient appartenu à la maison. Il les reconnu, ces meubles qu'il avait vu quand il venait inspecter la baraque abandonnée.
Il était à Pinewood.
Cette affirmation lui donnait mal à la tête, mais il n'arrivait pas à savoir pourquoi, c'était comme s'il pressentait tous les ennuis qui allaient découler de ce constat. On l'avait sorti de l'eau et il était maintenant à Pinewood. Un oiseau chantait sur le rebord de la fenêtre, dehors. Il fut rejoint par un deuxième de son espèce. Un corbeau croassa dans un arbre au loin et un chien le chassa en aboyant. Des talons tapaient sur le parquet dans une autre pièce. Il entendit même les battements de l'horloge du salon. Comme le monde était bruyant et désordonné.
Henry regarda la fenêtre. Ce n'était pas du velours qui bloquait la lumière mais un rideau de tissu gris. Il pouvait tourner la tête, bouger ses jambes, mais ses bras étaient encore engourdis. Il sentit une vive douleur dans sa poitrine et se rappela de la balle. Il posa sa main dessus et tâta doucement le trou qui avait été recousu. Sa côte éraflée était bien moins douloureuse.
Combien de temps avait-il passé dans ce lit pour être aussi parfaitement guéri ? Ses pensées se tournèrent vers l'origine de ses blessures. Il se sentit une inextricable envie de vomir en repensant à Jessy. Il avait été bien stupide de la laisser partir. Il aurait mieux fait de faire ce qu'il avait fait à son frère des années auparavant.
Comment leur famille pouvait-elle être atteinte à ce point par le gène du Mal... Il lui restait encore Danny, Devin et... Est-ce que Betty allait bien ? Les questions martelèrent son crâne subitement.
Il s'appuya sur son bras valide et se tourna pour se lever. Il eut immédiatement l'impression que la plaie dans sa poitrine se tordait de l'intérieur et jura. Il fallait qu'il rentre. Il fallait qu'il aille s'occuper des prochaines transactions et qu'il organise le nouveau plan pour repousser Lloyd au sud de Bangor.
Il s'assit sur le lit et sa tête se mit à tourner. Il se leva brusquement et faillit tomber en avant. Se rattrapant à une commode, son regard fut porté vers le haut et il découvrit les bibelots qu'il avait failli faire tomber. Il y avait des cadres posés avec une paire de boucles d'oreilles, des médailles militaires, un stéthoscope et une carte postale représentant une jetée en bois au bord d'une plage.
« Brighton Beach, 1928 » était écrit à l'encre noire au dos de la photo. Tremblant, il redressa les deux cadres qu'il avait fait tomber. Une vieille photo de famille devant une ferme et une photo d'artiste avec deux femmes déguisées... La propriétaire de Pinewood.
Elle souriait sincèrement, de bonheur, révélant ses dents blanches, alors que la deuxième femme à côté d'elle pinçait les lèvres en prenant la pose. Il détourna le regard, comme s'il avait soudainement vu quelque chose d'indécent, auquel il n'était pas supposé avoir accès. Cette personne était morte, se rappela-t-il difficilement.
Il lui semblait avoir rêvé d'une conversation avec elle, mais ce souvenir se mêlait trop bien à la saveur étrange de son rêve pour être réel. Pourquoi était-elle dans ses songes ? Et si ce n'était pas son fantôme qui l'avait sauvé, qui donc l'avait fait ?
Il se leva et chercha ses affaires. Son pantalon avait été lavé et séché. La chemise et la veste sans manche avaient été recousues maladroitement, laissant de longs plis.
Il réussit à enfiler son pantalon en utilisant seulement un bras, mais il n'arrivait pas à enfiler la chemise. Il finit par la poser seulement sur son épaule, puis il chercha instinctivement son revolver. Il devait être resté quelque part sur les rives du lac, ou on lui avait ôté.
Alors qu'il allait quitter la pièce, il entendit soudainement un son métallique et doux, celui de cordes qu'on pinçait délicatement. C'était un vieil air anglais, Dives and Lazarus qu'il entendait souvent en reprises à la radio.
Il se sentit soudainement emporté en arrière et se rattrapa au lit. Quel était cet instrument ? Est-ce qu'on jouait réellement de la musique ? Il tendit l'oreille mais n'entendit plus rien. Ce devait être son imagination.
Il ouvrit lentement la porte, attendant avec une anxiété presque superstitieuse que l'eau sombre commence à s'écouler par la porte. Il n'y eut pas d'onde noire. Seulement les douces effluves de café et de gâteau dans l'air chaud de la maison.
Dans le couloir, la fenêtre avait aussi été couverte. Il y avait des tapis étalés au sol sur toute la longueur du couloir. Des photos encadrées étaient accrochées aux murs entre les différentes portes.
Malgré la faible lumière, il distinguait des visages et des paysages. Il y avait une petite ferme au milieu d'un pré où se trouvaient des vaches tachetées, entourée de montagnes.
Sur une autre photo, un homme posait assis, en tenue de soldat, portant une large moustache et un fusil qu'il tenait dans son dos. Ses yeux bleus apparaissaient derrière ses sourcils noirs comme deux disques clairs. Il tenait sa pipe d'une main et fixait l'objectif avec un air digne. Comme s'il questionnait Henry sur ses intentions.
Il entendit des bruits de vaisselle provenant de l'étage du dessous. Lentement, il descendit l'escalier en se cramponnant à la rampe. Il se retrouva dans le salon, face au comptoir. Un dulcimer était posé sur la table.
C'était donc cela, l'instrument qu'il avait entendu. Un vieux morceau des Appalaches, qui semblait avoir été transporté jusqu'au Maine comme du bois flotté. Pourquoi avait-on cessé de jouer ? La pièce était vide, ici aussi les fenêtres étaient couvertes.
L'idée du fantôme de la Française venu la porter jusqu'ici lui paraissait de plus en plus plausible. Plongée dans l'obscurité, la maison semblait réellement hantée.
Les bruits provenaient de la cuisine où la lumière était allumée. La pièce contenait deux grandes armoires à vaisselle, une table centrale, une cuisinière au fond et plusieurs petites armoires basses sous lesquelles étaient entreposés des sacs de pommes de terre, de la farine et des légumes. Une petite trappe près de la porte devait mener au cellier. Il y avait un grand lavabo en bois d'où on pouvait tirer de l'eau. Une cafetière avait été installée sur la cuisinière.
Il s'avança doucement et une porte s'ouvrit à sa droite. Il recula, surpris, et découvrit la jeune femme aux cheveux roux qui revenait du potager. Elle sursauta en voyant Henry. Il n'en revenait pas. Ce n'était pas un fantôme qui l'avait transporté jusque-là.
La propriétaire de Pinewood n'était donc pas aussi morte que ce que l'on laissait entendre. Ce jour pluvieux où il avait cru voir son corps transporté sur un brancard, avait-il seulement été victime d'une mauvaise blague ? Il eut envie de la serrer dans ses bras, de capturer cette vie si fugace qu'il avait cru disparue à jamais.
Mais elle parla en premier, brisant définitivement cette envie.
—Comment vous sentez vous ? demanda-t-elle.
Elle semblait inquiète, apeurée. Elle croisa les bras et recula un peu plus encore. Peut-être craignait-elle qu'il ne lui saute à la gorge pour l'étrangler. Cette pensée le ramena difficilement à la réalité. Ils étaient ennemis. Il ne répondit pas à sa question.
D'un pas hésitant, elle longea le mur pour traverser la pièce et sortit quelque chose du four. Elle se retourna pour le poser sur la table. Son visage avait changé, il avait l'air plus souple, comme s'il s'éloignait de la forme animale du renard qu'il lui avait trouvé à leur première rencontre. Ou peut-être était-ce son apparence normale lorsqu'elle n'était pas en colère.
Il ne l'avait jamais vu autrement, réalisa-t-il soudainement. Il s'arrêta un instant pour regarder ses longs cheveux qui descendaient dans la courbe de son dos. Il se surprit à vérifier si ses vêtements n'avaient rien d'exotique comme dans son rêve. Elle portait un gilet en coton gris et un chemisier clair avec une jupe beige.
Est-ce que c'était des vêtements portés normalement en France ? Ces questions qui ne lui avaient jamais effleuré l'esprit jaillissaient soudainement, comme si le passage dans les ténèbres du lac lui avait appris qu'il existait un Ailleurs.
Il baissa les yeux vers ce qu'elle venait de poser sur la table. C'était une tourte, encore fumante. Il s'appuya contre la porte pour essayer de rester stable. Il sentait la douleur dans sa poitrine le submerger. Il avait seulement envie de s'allonger. Elle fit le tour de la table et s'approcha de lui, précautionneusement.
—Combien de temps est-ce que j'ai dormi ?
Elle sembla ennuyée qu'il pose une question et éloigna du feu une cafetière en acier. Elle sortit deux tasses en émail.
—Vous avez dormi deux jours. Vous buvez du café ?
Son anglais avait des accents étranges. Il avait l'impression qu'elle parlait avec la langue sans laisser les mots s'amplifier dans son palais.
C'était étrange de l'entendre parler de choses simples, du quotidien, sans colère.
Il acquiesça et s'assit à la table du mieux qu'il put, sans jamais lâcher une prise pour ne pas perdre l'équilibre. Elle lui posa une tasse sur la table et repartit au vaisselier sortir deux assiettes.
—J'avais peur que vous ne vous réveillez pas. Vous avez passé beaucoup de temps sous l'eau, ajouta-t-elle.
Il ferma les yeux et passa une main sur son front.
—C'est vous qui m'avez secouru ?
—Oui.
—Pourquoi ? Et... comment ?
Elle arrêta son mouvement et baissa la tête.
—C'est... Exactement la question que je me pose depuis deux jours.
—Qu'est-ce que vous faisiez au lac ?
—Je ramassais des pièges à castors, répondit-elle plus sèchement.
Elle avait l'air perturbée par son arrivée. Il remarqua qu'elle avait du mal à plier un de ses bras. Il repensa à l'attaque de Gary. Elle coupa la tourte rapidement et lui tendit une part dans une assiette.
—Si vous vous étiez réveillé deux heures plus tard, vous auriez eu un souper comme premier repas, mais il n'est encore que quatre heure, vous devrez vous contenter de tourte aux groseilles à maquereaux pour l'instant.
Il sentit l'odeur acide des fruits mêlés à celle de la cannelle, de la muscade et de la mélasse. Ces parfums ouvrirent son appétit comme la combinaison exacte d'un coffre-fort. Il commença à boire et à manger pendant qu'elle le regardait. Elle ne s'était pas assise.
Une main sur la table, l'autre sur sa hanche, elle semblait elle aussi essayer de reposer son corps meurtri. En le voyant se repaitre avec autant d'entrain, elle coupa une autre part qu'elle posa directement dans son assiette avant de s'asseoir en face de lui. Il s'arrêta pour la regarda dans les yeux.
—Je suppose que je dois vous remercier de m'avoir sorti de là... Même si ce n'était pas voulu, finit-il avec plus de précaution.
—Oui, le résultat est là de toute façon, répondit-elle nonchalamment. Ça fait deux jours que je me cache avec un homme dans ma chambre, et il va bien falloir qu'on sorte à un moment.
—Pourquoi est-ce qu'on se cache ? Pourquoi vous ne m'avez pas ramené à ma famille ?
Une pointe de colère était née dans sa voix. Cela faisait donc deux jours qu'il avait disparu et que ses frères était sans nouvelles. Ils devaient être prêts à l'enterrer. Depuis le début, elle le regardait droit dans les yeux et parlait avec patience. Elle s'attendait à ces réactions. Elle voulait quelque chose. Son assurance le mettait presque mal à l'aise. Elle tourna la tête vers la fenêtre et fixa l'orée des bois.
—Parce qu'on chasse les charognards. Et qu'il vaut mieux avoir des morts pour les appâter. Et si je vous avais ramené à votre famille, vous auriez été à la merci de Lloyd. Ses hommes sont revenus à Richmond. Ils surveillent Pinewood... Mais pour l'instant ils pensent que la maison est occupée par les Irlandais qui pillent ce qu'ils peuvent avant d'être virés... Donc on se cache en attendant que la voie soit libre.
—C'est ça que j'ai du mal à saisir. Pourquoi est-ce que vous m'aidez ? On n'est pas en bons termes. Mes hommes ont tenté de vous tuer. Pourquoi ne pas m'avoir livré à Lloyd ?
Elle ouvrit la bouche pour commencer une phrase, mais elle resta en suspens, coincée entre sa pensée et sa gorge. Il renifla et se concentra sur ses yeux. Elle avait étouffé la vérité, maintenant il allait lui falloir démêler le vrai du faux par lui-même.
—Parce que vous m'êtes plus utile vivant que mort.
—Vous gagneriez plus gros à me vendre à Lloyd qu'à mes frères, grinça-t-il avec amertume. Toutes nos économies ont été volées...
Il commença sa deuxième part de tourte aux groseilles, mais sentit que son estomac ne la supporterait pas. Et ce n'était pas seulement à cause de l'image de Jessy et de la cache éventrée qu'il avait aperçu lorsqu'il était rentré à la ferme avant d'aller secourir Betty.
—Parce que vous savez combien vaut votre mise à prix ? Je suis plutôt du genre à capitaliser sur une tête plutôt que de la liquider. Mais avant de discuter d'affaires, j'aimerais qu'on réponde à quelques questions sur ce qui s'est passé jusqu'à présent. Disons qu'elles serviront à construire un rapport de confiance.
Il faillit s'étouffer avec une bouchée qu'il avala de travers. « Un rapport de confiance » ? Si un homme avait commencé à lui parler sur ce ton, il aurait fait voler la table pour le coller au tapis. Mais la tourte était bonne. Il était obligé d'écouter.
—Qu'est-ce que vous voulez ? Des excuses ?
—J'ai appris que l'attaque n'était pas de votre fait, mais avait été programmé par cinq personnes appartenant au Ku Klux Klan. Alors je ne vous demanderai pas de vous justifier. Vous n'en faisiez pas partie. Mais j'ai besoin de savoir autre chose. Quel est votre lien avec le Klan ?
Il resta interdit. Comment s'étaient-ils renseignés ? Ils n'étaient qu'une bande d'immigrés sans relations dans le comté. Quel abruti ce Gary. Il ne lui avait jamais trop posé de questions sur ce sujet, mais il n'imaginait pas qu'il agirait en son nom pour servir cette bande de malades suprématistes.
Il réfléchit un instant. A cause de lui, le nom des Richter, une famille aux fières origines amérindiennes, allait être associé à celui du Klan. Il étudia un instant le visage d'Arlette. Elle n'était pas en colère, elle avait l'air désolée. Ses yeux étaient humides.
—Les Richter ne sont pas liés à cette association. Gary et les autres sont libres de suivre leurs propres convictions tant qu'ils respectent mes ordres. Ils ne l'ont pas fait...
—On s'est occupé d'eux dit-elle froidement.
—Où sont-ils ?
—Six pieds sous terre, répondit-elle en se mordant les lèvres.
Elle évitait un autre sujet. Quelque chose de plus important que le meurtre de cinq personnes. Il revit le visage de Gary, son incompréhension quand il l'avait frappé. Cet idiot de fermier s'était cru au-dessus de lui, au-dessus de ses ordres...
—Maintenant j'ai une nouvelle question. Qui vous a tiré dessus sur le lac ? Qui était sur le batteau ?
—Vous avez vu la barque ?
Il hésita un instant. S'ils continuaient à se cacher ce genre de choses, ils n'iraient nulle part. Mais il n'avait aucune envie de reparler de ça...
—C'était ma sœur et ses acolytes. Ils voulaient traverser la frontière avec Betty et toutes nos économies.
—C'est votre sœur qui a tiré ?
Il hocha la tête et finit son café. Elle ne posa plus de questions. Elle remplit à nouveau sa tasse.
—Alors je suppose que c'est à moi de parler maintenant. Vos amis ne m'ont pas tué, ils ne m'ont que blessée, parce qu'ils ne sont pas entrés pour vérifier des dégâts et pour se rendre compte que la seule personne qui avaient touché, c'était Joshua. C'est lui qui est mort, en se mettant entre moi et les balles.
Elle baissa la tête puis posa ses coudes sur la table pour se cacher le front d'une main. Henry détourna immédiatement le regard. Il émit un grognement inconscient. C'était donc ça, Joshua était mort.
Il se rappela du visage de l'homme et de l'époque à laquelle il l'avait connu. Il trouva soudainement étrange le fait qu'il ait pu mourir en protégeant une Française.
—Vous le connaissiez ? demanda-t-elle en relevant la tête.
—Je le connaissais.
Elle le fixait en attendant plus de détails, mais il n'ajouta rien. Il n'avait pas envie d'en parler devant elle. Les paris illégaux, les matches de boxe clandestins, c'était une période qui était derrière lui. Joshua à Portland, lui en Alaska, son frère Walter qui brûlait des fermes dans le Nord, sa mère qui mourrait dans son lit, tout cela était fini... Il repoussa ces souvenirs dans le silence, il les remit là où ils devaient être, dans la nuit et la glace.
Arlette serra les dents. Il ne voulait pas coopérer, il n'avait pas l'intention de parler. Elle se demandait même s'il voulait savoir quoi que ce soit. Elle décida de conclure cette conversation. Elle n'arriverait pas à parler affaires comme ça.
-Très bien. Vous pouvez utiliser la salle de bain si vous voulez vous laver, je ferai le dîner dans deux heures. Vous devriez remonter vous reposer en attendant. Et ne descendez pas si vous entendez quelqu'un entrer.
Il abandonna sa tasse de café à moitié pleine et se leva difficilement.
—Je ne vais pas rester, je dois rentrer. Vous avez un téléphone ?
—Non, répondit-elle. Quelle est la partie que je dois répéter ? Je vous l'ai dit, vous ne sortirez pas d'ici tant que les hommes de Lloyd rôderont autour de la maison.
Elle se leva brusquement. Il l'avait vexée. Elle l'avait secouru, elle lui avait donné l'asile, et il ne pensait qu'à s'enfuir. Ils restèrent immobiles, se fixant mutuellement. Elle ne céderait pas, lui non plus. Il s'agrippa à l'encadrement de la porte sans la lâcher du regard.
—Je dois voir ma famille. J'irai à pied.
Elle relâcha soudainement la tension en inclinant la tête et en souriant, entre la consternation et l'amusement. Il hésita un instant, comme s'il avait dit quelque chose de stupide. Elle fit le tour de la table et l'attrapa en saisissant sa chemise trouée.
Il sentit l'odeur de son savon, de la violette. C'était une odeur étrange et féminine qui le mit mal à l'aise. Il connaissait les parfums forts et musqués des femmes de Portland et de Seattle. Est-ce que toutes les Françaises sentaient la violette ? Elle regarda la couture qu'elle avait ratée sur la poitrine et leva la tête vers lui.
—Vous êtes toujours aussi borné, Monsieur Richter ? demanda-t-elle en prononçant son nom en français, insistant sur le « r ». Vous n'êtes même pas capable de mettre votre chemise. Il serait malavisé de sortir d'ici sans mon autorisation. Je vous le dit autrement. Si vous bougez un seul de ces rideaux, si vous ouvrez une seule de ces fenêtres, je vous descends sur le champ.
Putain de Français, pensa t'il. Ils étaient de nouveau là, à se défier. Son regard le dérangeait. Qu'est-ce qu'elle lisait dans ses yeux, se demandait-il, est-ce qu'elle voyait ce qu'il pensait ?
Il allait répondre mais elle le saisit par le bras et le ramena rapidement vers l'intérieur de la pièce tout en regardant dans le couloir.
—Quelqu'un arrive. Restez dans la cuisine.
Il n'avait même pas encore entendu de pas dans la terre. Il entendit peu à peu le crissement de graviers sous des bottes qui approchaient. Comment avait-elle pu percevoir un bruit aussi lointain ?
Elle connaissait Pinewood comme s'il s'agissait d'une simple extension de son être, pas seulement la maison mais aussi tout ce qu'il y avait autour.
Elle avait dû passer des jours et des nuits entières, écoutant les animaux qui passaient dans les prés et les loups hurler au loin, dans la solitude. Un chien se mit à aboyer dehors. Elle éteignit la lumière et l'aida à se rassoir sur la chaise.
Il y voyait à peine, mais elle semblait se déplacer chez elle sans avoir besoin de lumière. Elle passa derrière lui et sortit quelque chose de la commode. Il entendit le cliquetis d'un revolver qu'elle était en train de charger.
—Ne bougez pas, lui murmura-t-elle.
J'espère que vous appréciez ce chapitre 12 !
L'air pincé au dulcimer de "Dives and Lazarus" est un vieil air anglais, une chanson pour enfant, qui est repris pour un air irlandais très célèbre, "The Star of the County Down", dans une version plus entrainante que je vous met ici pour l'écoute !
https://youtu.be/jXLnSkGmTdQ
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