Chapitre 11 | Partie 3: Will the Circle be Unbroken
KENNETH
Kenneth sortit de la grange et jeta sa cigarette dans la paille. Le bâtiment prit feu instantanément. Ils l'avaient préalablement enduit de tout l'alcool qu'ils avaient trouvé, n'en gardant que le nécessaire pour être certains de boire jusqu'à l'ivresse une fois le « sale boulot » terminé. Ils avaient commencé par la première adresse, puis avaient obtenu la deuxième, puis la troisième, puis une quatrième.
John n'avait pas perdu la main avec les interrogatoires, avait pensé Kenneth. Il connaissait des Irlandais à New York qui faisaient chanter leurs prisonniers s'ils voulaient, des artistes de l'horreur, mais John savait faire le boulot sans aller dans les pires recoins de ce que l'on pouvait infliger à un homme attaché, si on pouvait estimer qu'il y ait une échelle de violence pour cette besogne inhumaine.
Gary Fisher était le seul des cinq qui avait une vraie ferme digne de ce nom, quelque chose qui vaille la peine d'y faire un grand brasier. Paddy était entré par la porte de derrière. Il avait trouvé une femme et quatre enfants.
Après les avoir écartés, il était monté pour tomber nez à nez avec un fantôme tout de blanc vêtu. Un fantôme blanc à la tête pointue. Gary se préparait à rejoindre une réunion du Klan. Kenneth était entré en suivant Paddy. En voyant la croix blanche sur un cercle rouge cousue sur son habit blanc, il avait failli lui tirer dessus sans sommation. Mais ce n'était pas le plan.
Ils l'avaient amené à la grange, et là, ils avaient vengé Joshua.
A présent ils roulaient à bord de l'auto d'Arlette, descendant la rue principale de Bangor. Paddy et les gars s'étaient en chiens fous. Ils voulaient passer dans la cave d'un café, de n'importe quel speakeasy, s'envoyer quelques verres, puis aller au bordel chez Melvin.
Kenneth émettait plus de réserve. Ils venaient d'en finir avec un membre du Ku Klux Klan. Cela voulait dire qu'il y en avait d'autres, des gens qui l'attendaient à sa petite réunion. Il allait y avoir une place vide dans leurs rangs, pour leur veillée aux chandelles. Tous les hommes qu'ils avaient interrogés avaient nié un quelconque lien entre les Richter et ce qui avait été fait à Pinewood. C'était avec la milice du Klan qu'ils avaient prévu l'attaque. La croix enflammée qu'ils avaient pris le temps d'installer avant de partir était un signe assez clair.
Les Irlandais les connaissaient bien ces milices, il ne s'était pas passé une année depuis leur arrivée en Amérique sans qu'ils n'aient à subir leur harcèlement. Ces gens étaient partout. Dans les églises, dans les magasins, aux pubs, dans les commissariats, dans les écoles, les mairies. Ils enseignaient aux gosses de Charles et John qu'ils n'étaient qu'une vermine venue d'ailleurs, ils leur refusaient des emplois, des logements.
Maintenant il fallait s'attendre à voir débarquer tout le comté, ses petites-gens respectables comme ses contrebandiers. Tous pouvaient être des Klansmen. Cagoule blanche la nuit, bleu de travail le jour. Il ne fallait se fier à personne...
Ils entrèrent dans la cave du café par la porte arrière. On avait installé des tables et des chaises pour boire et un comptoir avait été mis sous les escaliers. Le tenancier avait changé depuis la dernière fois qu'ils étaient passés. Ils auraient dû s'en douter, Bangor était maintenant aux Richter, ils avaient « changé » les propriétaires de tous les commerces illégaux qui avaient refusé de changer d'allégeance.
Kenneth et ses hommes n'étaient plus les bienvenus, il le comprit rapidement. C'était une mauvaise idée de venir ici après ce qu'ils avaient fait. Le goût de la mort était encore dans leurs bouches, et c'était un goût de trop peu...
—Six verres, beugla Mickey en s'installant à une table.
Les gens se retournaient sur leur passage, les dévisageant. Ils discutaient entre eux. L'un parlait de plus en plus fort, incité par les autres à se lever. Ça allait bientôt partir en vrille, pensa Kenneth. Les autres commencèrent à s'échauffer en se charriant.
Même si les Irlandais passaient pour un groupe d'hommes déjà à moitié ivres, riant et chantant, leurs yeux ne faisaient qu'observer les gens qui se levaient et quittaient la salle autour. Cela faisait des années que cette aptitude à feindre l'ivresse leur sauvait la vie dans tous les pubs qu'ils écumaient. C'était comme si le simple fait d'entrer dans un débit de boisson les faisait dégriser instantanément.
Un homme en veste canadienne du fond finit par se lever. Kenneth le reconnut immédiatement, c'était Vernon Dumont, l'adjoint du maire de Richmond. L'homme jeta la fin de son verre d'eau de vie au sol et cracha :
-J'ai plus soif, ce pub est trop mal fréquenté pour continuer à boire.
Un autre l'imita, puis un troisième, et ils se levèrent. Mais au lieu de partir vers l'escalier, ils firent mine de s'approcher. Kenneth les gardait à l'œil aussi bien que le deuxième groupe qui s'avançaient de l'autre côté. Il donna un coup de pied à Ronald qui riait trop fort. Ils étaient six. Les autres devaient être au nombre de huit maintenant. Ils s'étaient tous arrêtés à un mètre de la table. Kenneth se leva soudainement et se retourna :
—Messieurs, on peut vous aider ?
—Sortez de ce bar, bande de voleurs d'Irlandais, vociféra l'un.
—Retournez baiser vos moutons, ou votre Française, lâcha un autre.
Kenneth réussit à se retenir et lança un regard à Paddy. Il était parfaitement calme, coiffant nonchalamment sa mèche rousse en arrière. Il écoutait avec amusement tous les noms d'oiseaux que ces paysans pouvaient inventer. Leur créativité allait bientôt être épuisée, ils commenceraient à se répéter, et puis il n'y aurait plus rien d'autre à faire que de sortir les poings.
Ils s'apprêtaient répondre à toutes ces accusations de leurs phalanges, lorsqu'un homme entra précipitamment dans la cave. C'était Louis. Il sauta les dernières marches de l'escalier et vint se placer entre les deux groupes.
—Ca va les gars, ça suffit. Kenneth et les autres, sortez.
—Te mêles pas de ça Louis, répondit l'un des Américains, t'es gentil mais on a des affaires à régler avec ces-
—Ils vont sortir, le coupa-t-il en lui lançant un regard noir.
L'homme se figea et se tourna vers Kenneth. Louis arrivait comme la cavalerie, juste à temps pour désamorcer la situation, mais il leur faisait perdre la face. Ils allaient devoir quitter le pub, et cela signifiait qu'ils ne pourraient plus jamais y entrer.
A vrai dire ils n'avaient pas le choix, ils seraient interdis de revenir aujourd'hui ou demain de toute façon, après ce qu'ils avaient fait à cinq des hommes qui avaient attaqué Pinewood. Il regarda chacun de ses compatriotes et ils consentirent silencieusement à sortir. Ils suivirent Louis à l'extérieur, sous la huée des indigènes. Kenneth s'étonna qu'on les laisse partir sans les toucher. Etait-ce Louis qui avait cette autorité sur les gens de la région ?
Lorsqu'ils furent sortis dans l'air froid des dernières nuits d'été, il les fit traverser deux ruelles pour arriver devant des maisons d'ouvriers mal éclairées. Louis était visiblement furax. Il s'était maîtrisé jusqu'à présent, mais lorsqu'il s'arrêta dans cette petite rue, il ne put contenir sa colère plus longtemps :
—Mais qu'est-ce qui vous passe par la tête ? On avait convenu qu'on allait faire profil bas avec les Richter, le temps qu'on arrange les choses et qu'on s'occupe de Joshua.
—Bah voilà, c'est fait non ? Faut bien qu'on fasse une fête après l'avoir vengé. Il aurait aimé une fête, lui, répondit sèchement Charles.
—C'est quoi ton problème Louis ? On te dérange ? Ça ne fait pas très propre à Bangor d'avoir des Irlandais qui vont boire des coups devant tes amis ?
—Il y a plein d'autres Irlandais à Bangor, mais ils se font pas remarquer en entrant dans des pubs appartenant aux Richter, répondit Louis en repoussant Mickey qui s'approchait.
— Ils n'entrent nulle part, tu veux dire, comme des Juifs ou des Noirs... T'es dans quel camp au final, Louis ? cracha Paddy.
—Tu savais qu'il y avait des putains de membres du Klan parmi les hommes de Richter ? demanda Kenneth sans prendre en compte les vociférations de ses camarades.
Louis s'approcha de lui avec une lueur de défi dans le regard.
—Je le savais. Ils sont une trentaine dans le comté. C'est pour ça que je vous avais dit de ne pas aller jusqu'au bout, de ne pas venger Joshua. Maintenant on a Lloyd, les Richter et le Klan contre nous...
—Contre nous, oui. Contre toi, non. C'est quand la dernière fois que tu as participé à quelque chose à Pinewood ? On dirait que tu rappliques uniquement quand il y a des coups de feu. Ton emploi de larbin de sénateur doit être vraiment prenant pour que tu laisses Arlette se faire attaquer par des gars du Klan...
—Je fais tout ce que je peux pour que la police laisse Pinewood tranquille, pour qu'on n'ait pas une descente tous les jours. Si vous ne vous rendez pas compte de la pression de Lloyd, c'est parce que je fais bien mon boulot ! Et j'étais là quand ils ont tiré, je me suis pris un coup dans les côtes je te signale !
—C'est ça, t'es tombé dans l'escalier quand ils ont commencé à tirer, siffla Kenneth et s'approchant de lui, alors viens pas nous donner des ordres devant nos ennemis. Tu ne connais rien à la guerre, aux armes, à ce que ça fait de tuer. Tu joues au caïd parce que tu connais tous les paysans du coin, mais pendant que tu apprenais à te servir d'un lance-pierre pour dégommer les pigeons, nous on dormait sous les obus en France.
Cette dernière réplique fit soudainement sortir Louis de ses gongs. C'était comme si cette phrase l'avait soudainement transformé. Il se jeta sur Kenneth et lui asséna un coup de poing qui surprit l'Irlandais. Les autres s'écartèrent immédiatement. C'était le duel qu'ils attendaient. Kenneth évita le deuxième coup beaucoup trop lent et répondit d'un crochet dans la tempe de Louis.
L'Irlandais savait que ce n'était encore qu'un gosse, voûté et chétif, qui flottait dans ses vêtements, d'à peine vingt-cinq ans, et qui n'avait aucune expérience de combats à main nue. S'il savait quoi que ce soit de la boxe, il avait dû l'apprendre avec ses cousins ou sur la place du village les jours de fête.
Ce gosse avait simplement réussi à le surprendre. il avait donc l'intention de se ménager et de laisser une jolie marque à Louis pour qu'il puisse retourner dans les pattes de Fowler en lui disant que les Irlandais étaient indépendants et ne se laisseraient pas faire.
Louis se releva et regarda un instant son adversaire. Il se redressa comme s'il enlevait un corset, se déployant sur lui-même. C'était comme s'il faisait soudainement dix centimètres de plus. Il retira sa chemise trop large et son corps apparut sous un jour différent, dans la pâle lueur électrique du lampadaire.
Ce n'était pas le chat maigre que Kenneth imaginait. Son torse n'était que muscles secs et ses bras n'étaient pas si fins. Il portait sur le biceps gauche un tatouage en latin. L'attaque qui suivit fut d'un tout autre genre. Il donna un coup de poing à l'Irlandais avec une force qui le fit basculer, et s'en suivit immédiatement un coup de genou dans l'estomac qui lui coupa le souffle. Kenneth répondit d'un coup sur la poitrine de son adversaire, mais le jeune n'encaissait plus du tout de la même façon. Il dévia le coup et répliqua d'un crochet du droit puis d'une pluie de coups.
L'Irlandais fut si surpris qu'il ne remontât pas sa garde. Au lieu de ça, il se baissa pour se replier, offrant son dos aux coups de Louis. Il ne comprenait pas. Comment l'Américain pu cacher si longtemps une telle force ? Ses compatriotes n'en revenaient pas. Ils n'interrompaient pas le combat, mais se rendaient compte avec effroi que chaque coup asséné par Louis était plus dangereux que le dernier. Il dansait comme un professionnel, faisant balancer son corps d'avant en arrière pour donner plus de force à ses coups.
Il se posa sur un pied et donna un coup circulaire de l'autre qui fit tomber Kenneth. Il s'écrasa au sol et essaya de se relever. Son visage était en sang. Louis s'approcha, haletant, et récupéra sa chemise.
—Vous ne savez pas jusqu'à quel point je tiens à Pinewood, cracha-t-il à l'adresse des autres.
Personne ne répondit. Il se retourna et partit sans remettre sa chemise, comme un boxeur sortant du ring. Paddy aida Kenneth à se relever. Alors qu'il crachait le sang qu'il avait dans la bouche, il remarqua un morceau de papier qui était tombé quand Louis avait enlevé sa chemise. Il le saisit et les autres se penchèrent pour regarder.
C'était la moitié d'une photo pliée en deux. Dessus se trouvait Arlette, souriante dans une tenue de Shanghaienne. Kenneth avait déjà vu cette photo en entier, dans la chambre de la Française.
Il la replia et la glissa dans sa poche tout en sortant son paquet de cigarette. John lui tendit son briquet et il inspira pour l'allumer, imprégnant le papier blanc du sang qu'il avait au bord des lèvres. Il avait le visage boursouflé et le dos encore voûté, raidi par les coups qu'il avait reçu.
Mickey qui se tenait derrière sortit de sa veste sa flasque et lui tendit. Il hocha la tête en l'acceptant et bu une gorgée qu'il sentit brûler l'intérieur de sa bouche. Cette amertume avait un goût de déjà-vu, comme le refrain d'une ballade irlandaise. Sang, whisky et cigarette.
https://youtu.be/Yg_rf2d894k
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