Chapitre 11 | Partie 2: Will the Circle Be Unbroken
ARLETTE
Arlette arriva près de la tourbière. Elle sentit le vent froid se faire plus fort. La pluie tombait comme si elle voulait remplir les vallées à ras-bord. Sa blessure devint plus douloureuse lorsqu'elle sentit l'eau pénétrer ses vêtements. Elle fit avancer sa monture jusqu'à la limite des buissons de rhododendron blancs qui perdaient leurs fleurs et mit pied à terre pour s'approcher de la mare.
Elle n'y vit que les reflets du ciel gris perturbés par les gouttes qui froissaient sa surface. Joshua n'était pas là. Les couleurs vives et les nuances de verts qu'elle avait l'habitude de voir dans cet endroit n'étaient plus que des verts sombres allant jusqu'au noir. Il n'y avait plus de brume.
Elle amena la jument sous l'arbre brisé par la foudre dont les branches les plus jeunes poussaient en une broussaille épaisse. Elle s'assit là, sur la grosse pierre de grés rose qui gisait entre les racines de l'arbre, comme Joshua le faisait lorsqu'ils marchaient ensemble. Le chien vint se coucher à ses pieds.
La pluie tombait trop fort, elle ne pouvait plus avancer, et en même temps, elle se rendait compte qu'elle ne savait plus où aller. Elle avait suivi la brume en pensant qu'elle la mènerait à Joshua, qu'elle suivrait les spectres. Mais maintenant qu'elle venait à leur rencontre, maintenant qu'elle avait besoin de les trouver, le brouillard se dissipait. Elle était à nouveau perdue, dans ce jour trop clair, au milieu de la multitude de chemins entre les arbres.
Le froid la saisit jusqu'à la gorge et elle se colla au chien pour essayer de se réchauffer. Elle sentait la fièvre la gagner peu à peu. Il pleuvait trop pour faire du feu, pensa-t-elle. Et elle n'avait pas d'allumettes de toute façon. Mais quelle idée de venir ici, alors qu'elle était blessée, malade, et que le soleil descendait peu à peu.
La mort de Joshua l'avait plongé dans un état étrange, elle n'avait plus conscience de ses gestes. Elle était partie, fonçant droit vers la forêt, et maintenant elle était coincée sous la pluie. Pourvu que ce temps ne dure pas jusqu'à la tombée de la nuit.
Il pleuvait de plus en plus fort. Il fallait qu'elle fasse quelque chose. Elle saisit la hachette qu'elle avait emportée et s'éloigna un instant de l'arbre pour aller couper de grandes branches de sapin qu'elle disposa parmi les branchages verts pour empêcher l'eau de passer.
Ayant finalement créé une sorte de parasol au prix de nombreuses douleurs aigues dans son bras, elle se rassit enfin avec le chien et le cheval, en attendant que le temps se calme pour redescendre dans la vallée.
Joshua aurait certainement aimé cet endroit sous la pluie, pensa-t-elle. Qui allait voir la beauté dans cette nature vierge avec elle maintenant ? qui allait protéger ce sanctuaire ? Elle baissa les yeux, chercha à compter les jours depuis qu'elle était venue ici avec lui, et réalisa soudainement qu'on était le 13 août, ou le 14 si elle avait dormi une nuit de plus dans le dortoir.
Le jour de son anniversaire. Son cœur se serra rien qu'à cette pensée. C'était le premier anniversaire qu'elle passait seule. Elle se souvenait vaguement d'un cadeau que lui avait fait son frère, avant ses huit ans. Elle se souvenait de fragments d'images. Elle se rappelait qu'Il était tellement plus grand qu'elle, presque adulte. Elle revoyait son visage, ses fossettes hautes, son regard doux et de son sourire.
Elle se revit avec sa mère fêter son dixième anniversaire avec du pain noir et du beurre quelque part dans un appartement en ruine d'une ville qui n'avait plus de nom, alors qu'elles suivaient les hôpitaux temporaires de la Croix Rouge. A l'époque elle n'avait déjà plus de père et son frère était parti au front. Puis son premier anniversaire sans sa mère, à l'internat de jeunes filles, à Paris. Puis le premier qu'elle avait passé avec Paula. Elle se souvint comme elle avait pleuré lorsque son amie lui avait offert une robe de bal somptueuse, ne sachant pas comment remercier tant de tendresse et de générosité.
Tout cela lui manquait soudainement. C'était comme une mélodie qu'elle avait au fond d'elle, un son reconnaissable qu'elle entendait après des années de silence. Le chagrin et la mélancolie. Malgré la guerre, tout ce qu'elle avait enduré, elle l'avait toujours vécu avec d'autres personnes. Sa famille, Paula. Ces souvenirs l'envahissaient peu à peu.
Pourquoi est-ce que rien de tout cela n'existait plus ? Elle était à présent coincée dans un monde sauvage, d'hommes qui lui voulaient du mal, d'êtres aux âmes noires, brisés et salis par la vie. Il n'y avait plus d'épaule pour la soutenir, d'oreille pour l'écouter, de voix pour la guider, il n'existait plus qu'elle et elle seule.
Les seules choses qui lui apportaient de la joie, son amitié avec Betty, la présence de Joshua, l'impression de faire partie d'une famille avec les Irlandais, tout cela avait été détruit. Elle avait voulu vivre ses rêves, créer de ses mains le paradis qu'elle et son oncle avaient entrevu. Elle avait cru pouvoir entreprendre, contrôler le cours de sa propre vie. Et comme une vague qui se lève et se brise contre une digue, elle s'était heurtée aux ambitions et aux volontés d'autres. Elle avait l'impression qu'on lui retirait tout ce qu'elle avait, ami après ami.
Elle n'en voulait à aucun pour cela. Chacun avait ses raisons, il n'y avait pas de responsable machiavélique qui s'acharnait à lui faire subir toutes ces épreuves. Elle avait l'impression d'être victime d'une seule catastrophe naturelle : le monde réel. Elle repensa à Kenneth qui l'avait serré dans ses bras avant de la repousser pour lui dire de s'endurcir. Elle serra les poings et enfonça ses bottes dans la terre boueuse. Il avait raison, c'était elle qui était totalement perdue. Elle voulait créer, prendre des risques, jouer au jeu des grands, mais se figeait dès qu'elle voyait des ennuis arriver. La pluie s'étiolait lentement au-dessus du marais.
Elle avait ouvert une auberge, une route, embauché six personnes, en faisait vivre une quinzaine sur sa propriété. Elle avait voulu ouvrir Richmond et en faire un bel endroit, et sans le savoir, elle avait visé juste. Si Richmond devenait un nid de truands, Pinewood ne tiendrait pas. Elle en faisait l'expérience à présent, elle ne pouvait pas se retrancher chez elle, fermer les herses, se poster en haut des remparts, et espérer que les armées ennemies passeraient sans renverser sa forteresse.
Tôt ou tard, ils viendraient à sa porte, réclamant le sang et la guerre. Elle avait déjà perdu car elle les avait laissé l'encercler en prenant tout ce qu'il y avait autour. Voilà ce qui s'était passé à Pinewood. Kenneth avait eu raison, il aurait fallu agir plus tôt. Protéger Betty, prendre des positions, ne pas s'arrêter à une simple route pour Richmond.
Elle ne savait peut-être pas ce qu'il était juste de faire pour la ville, mais elle avait assez vécu pour savoir ce qui était inacceptable. Elle devait reprendre les affaires en main, elle devait arrêter de laisser les choses évoluer dans le sens que les autres leur donnaient.
Elle caressa la tête du chien qui lui lécha la main. La pluie s'était transformée en léger crachin. Si on l'avait attaqué directement, c'est qu'elle avait l'air accessible pour n'importe quel homme armé. Cela devait changer. C'était le premier jour de ses vingt-quatre ans. Le moment choisi pour se relever et agir.
Et soudainement, comme le tonnerre céleste venu appuyer sa décision, un coup de feu retentit au loin. Le chien se leva brusquement. Le son résonnait dans la vallée. La jeune femme se leva, et fut immédiatement submergée par la fièvre. Elle s'appuya contre l'arbre pour rester debout. Des coups de feu, à nouveau. Cela venait des collines au nord.
Elle songea un instant à aller voir. C'était de la folie. Il y avait des gens là-haut, des gens avec des armes. Et elle n'avait qu'une petite hache pour couper des branches. Elle cessa de songer. Elle remonta en selle et talonna son cheval en direction des montagnes.
Le lac était plongé dans la brume, comme si, à présent que la jeune femme avait un autre sujet de préoccupation, les spectres revenaient à elle. Elle était encore dans les bois quand retentit l'écho d'un nouveau tir. Seul. Ce n'était plus très loin, celui-là venait du lac. Elle descendit de sa monture et continua à pied, armée de sa hachette, descendant la pente raide qui menait au lac. Il y eut un nouveau coup de feu.
Elle pressa le pas, et lorsqu'elle arriva face à l'étendue noire d'eau glacée, elle vit une ombre allongée au loin dans le brouillard. C'était une grande barque, mais elle était trop loin pour qu'elle puisse en voir les occupants.
La jeune femme se dirigea lentement vers la rivière en fixant l'embarcation. Sa forme semblable une amande lui indiqua qu'il ne s'agissait pas d'une simple barque de pêche mais d'un batteau, les embarcations utilisées par les bûcherons pour remonter les rivières au milieu des rondins. Était-ce les voleurs de bois qui fuyaient le lac ? Il n'y avait personne d'autre. La surface du lac était calme, lisse. Il avait cessé de pleuvoir. Peut-être des braconniers qui profitaient de l'absence de propriétaire du terrain pour tirer quelques oiseaux aquatiques.
Arlette s'approcha de la berge et observa les eaux sombres. Kenneth avait raison. Elle ne pouvait fuir les fantômes, et pleurer les morts toute sa vie. « Nager parmi eux ». Elle approcha son visage de l'eau et y vit son reflet. Pâle, blanc, triste. N'était-elle pas comme eux ? Errant, d'un côté ou de l'autre de l'eau, quelle différence y avait-il ?
Elle posa son chapeau sur le bord de la berge, puis retira lentement le manteau. Elle ôta le pull, qu'elle plia sur une pierre, puis enleva son gilet de laine. L'air froid glaça sa peau. La plaie derrière son bandage commença à piquer comme si on y enfonçait une lame de verre.
C'était douloureux, mais elle préférait cette sensation à celle de la morsure incandescente du chien qui avait attaqué sa jambe. Fixant toujours les abysses, elle retira sa jupe et ses bottes. Sa longue chemise blanche s'agita dans le vent comme le voile qui entourait les spectres, qu'ils soient des soldats, des membres de sa famille ou des inconnus.
Elle n'avait toujours pas renoncé au fond. Elle allait retrouver Joshua.
Elle se sentit comme aspirée par l'eau. Son corps plongea en avant et elle franchit la barrière de la surface. L'eau était si froide qu'elle crut un instant qu'elle serait incapable de bouger ses jambes. En vérité, elle avait déjà plongé dans des eaux plus froides en automne, dans les Vosges.
Elle nagea vers le centre du lac, sentant peu à peu l'impression de son rêve revenir, cette pression qui appuyait contre son cœur. Elle se tourna vers le fond et n'y vit ni algues remontantes, ni Joshua qui descendait lentement. Cet endroit était rocailleux et le peu de mousse aquatique qui couvrait les lourdes pierres rondes était accroché au fond, pas aussi profond que dans son rêve. Elle sentit que l'air commençait à lui manquer et se tourna pour remonter à la surface. Elle n'avait pas envie de mourir. Pas ici si elle ne trouvait pas Joshua.
Mais lorsqu'elle fit demi-tour, elle vit une large tâche plus colorée dans le fond. Qu'est-ce que cela pouvait bien être ? Déjà propulsée par le battement de ses jambes, elle sortit sa tête de l'eau. Il fallait qu'elle en ait le cœur net.
Elle prit une profonde inspiration et redescendit. Elle nagea vers la tâche et vit ses formes se dessiner peu à peu, plus clairement. C'était un homme. Mais pas un fantôme. Un filet noir plus dense que l'eau remontait de sa poitrine vers la surface. Elle ne reconnue pas immédiatement son visage, tant il semblait calme, bercé par la mort. Puis en approchant plus près, elle réalisa de qui il s'agissait. Le frère de Betty.
Le visage de la jeune Américaine lui apparut. Elle ne pouvait pas laisser son frère au fond. Sans plus réfléchir, elle décida de le remonter. Elle ne pouvait pas se poser de question, elle ne pouvait pas étudier le pour et le contre, elle était en apnée au fond d'un lac. La seule pensée qu'elle pouvait articuler était qu'il y avait quelque chose qui n'appartenait pas à ce monde de ténèbres, et qu'elle devait l'en sortir.
Elle le saisit par-dessous les bras et posa ses deux pieds sur le sol sablonneux pour donner une impulsion assez forte et le remonter. Il était effroyablement lourd. Elle lutta de toutes ses forces alors qu'il ne lui restait qu'un mètre avant d'atteindre la surface, combattant la douleur de sa blessure, l'air qui lui manquait et le poids du mort. Elle réussit à sortir sa tête de l'eau et vit le chien qui nageait vers elle, sa grosse tête noire dépassant à peine des flots. Comment avait-il comprit qu'elle avait besoin d'aide ?
—Par ici Le Chien, héla-t-elle en sortant la tête de l'homme.
Elle tira son bras droit qu'elle passa au-dessus du molosse pour qu'il l'aide à le ramener. La bête attrapa de lui-même le bras dans ses babines et commença à le tirer. Il semblait doté d'une force incroyable en milieu aquatique, ses pattes puissantes fendaient l'eau rapidement. Il tenait le bras de l'homme et appuyait sa tête contre la sienne pour qu'il la garde hors de l'eau. Nageant bravement, il rejoignit la berge en quelques minutes.
A bout de souffle, Arlette escalada la rive. Dès qu'elle fut sur la terre ferme, elle traina le mort jusqu'à elle et sortit le chien de l'eau. Il s'ébroua et se mit à flairer le corps. La jeune femme peinait à reprendre son souffle, et mit un moment à comprendre ce qu'il faisait. Le chien était en train de chercher s'il était encore en vie, il passait son museau sur le visage du frère de Betty et se retournait vers la jeune femme, lui lançant des regards suppliants.
L'homme avait reçu une balle à la poitrine et une autre blessure lui avait éraflé les côtes. Il ne respirait plus. La jeune femme ferma les yeux et essaya de reprendre son calme. Mais pourquoi l'avait-elle sorti de l'eau. Elle ne pouvait le laisser là à présent, il fallait qu'elle le redescende à Pinewood, qu'elle laisse Betty l'enterrer...
—Ça ne sert à rien, Le Chien, dit-elle en haletant.
L'animal aboya dans sa direction et plaça ses pattes sur l'abdomen de l'homme. Ce satané chien devait avoir du sang Terre-Neuve... Il voulait le sauver. Elle comprit et saisit le corps par derrière pour presser sur son abdomen avec ses deux poings et remonter jusqu'aux côtes. Elle dût le faire deux fois et il cracha de l'eau. Puis elle tenta de le réanimer en pressant sur son thorax de ses deux mains. Il cracha à nouveau de l'eau et elle le pencha sur le côté. Il respirait. Le chien vint lui lécher le visage.
Arlette lui enleva rapidement ses vêtements et lui fit enfiler le pull de Paddy qu'elle avait laissé sur la rive. Il grelotait, ses lèvres épaisses étaient teintées bleues. Le chien s'ébroua à nouveau et se coucha contre lui, lui apportant un peu plus de chaleur.
Arlette ne put s'empêcher de sourire. L'homme était en vie. Elle avait envie de le serrer dans ses bras, de l'embrasser. C'était une sensation incroyablement forte, celle de voir un être humain revenir d'entre les morts. Elle avait l'impression d'avoir assisté à un miracle. Seigneur, il y a encore des choses à sauver, se dit-elle. Elle sentit son cœur s'emplir d'espoir et se mit à rire, soudainement submergée par l'émotion. Elle n'avait peut-être pas rencontré Joshua, mais elle avait sauvé une autre vie. Pour l'instant.
Elle enfila son manteau et se releva pour aller chercher la jument plus haut dans les bois. En retournant à l'ombre des arbres, elle eut soudainement l'impression que quelque chose clochait. Emportée d'abord dans le silence du lac, puis le flot de l'action, elle avait négligé un détail. Qui avait essayé de tuer le frère de Betty. Elle repensa à la barque. Et si c'était Kenneth et les autres Irlandais ? S'ils le retrouvaient, nul doute qu'ils le tueraient plus assidûment cette fois-ci. Mais pourquoi se seraient-ils débarrassés du corps chez elle ?
Elle vit la jument au loin qui l'attendait, les oreilles droites. Et si c'était des hommes de Lloyd ? Pourquoi seraient-ils venus ici ? Pour lui faire porter le chapeau ? Elle prit les rênes de l'animal et le fit descendre la pente. Peu importe, maintenant elle allait sauver cet homme, et prendre des décisions en circonstance.
Les Irlandais devraient s'en accommoder. Elle allait perdre la protection du sénateur Fowler si elle aidait les Richter. Mais si sa protection se limitait à Louis, elle n'y croyait plus. Elle prit sa jupe et la déchira pour faire un bandage qu'elle noua sur la poitrine de l'homme et sur ses côtes.
C'était peut-être un bandit, un criminel, mais quel genre d'être humain était-elle pour laisser une personne sans défense mourir sous ses yeux ? Elle avait vu trop d'hommes morts faute de soins pendant la guerre. Il n'y avait pas d'ennemis ou d'alliés dans les hôpitaux, seulement des gens mourants qui ne pouvait plus vivre sans l'aide des autres.
A l'époque elle n'était qu'une gamine, à peine capable de tenir une ampoule de morphine pendant que sa mère lui montrait où piquer. Maintenant elle était une femme, c'était à elle de ne plus être spectatrice et de sauver des vies.
L'homme qu'elle tenait entre ses bras n'était pas un ennemi, c'était un frère, un fils, un mari peut-être. Le lac l'avait délesté de toutes ses armes et de ses crimes. Il était passé de l'autre côté de la frontière entre la vie et la mort, et les profondeurs l'avaient rendu à sa condition la plus primordiale, celle d'homme.
Comment allait-elle le mettre sur la jument ? Elle le prit dans ses bras pour le pencher en avant. Il gardait les yeux fermés, mais elle vit son visage s'agiter de douleur lorsqu'elle tenta de le soulever. Par réflexe, il crispa ses jambes et tint debout de lui-même pendant un court instant. Elle en profita pour le passer devant la selle.
Elle monta à son tour et tenta de le redresser pour ne pas qu'il soit allongé, appuyé sur sa poitrine. Il poussa un grognement et elle l'attrapa par les bras pour le serrer contre elle et éviter qu'il ne tombe. La jument commença à s'agiter sous tout ce poids. Le chien aboya, comme s'il signalait le départ, et se mit à remonter la pente. Le cheval le suivit, rassuré.
Arlette tenta d'éviter les trous, les racines, et d'aller trop vite. Elle avait l'impression de transporter un animal blessé. Elle pouvait entendre sa respiration moribonde, mais c'était mieux que de ne rien entendre du tout. Ils avancèrent dans le brouillard total.
Ils arrivèrent à Pinewood à la nuit tombée. Il n'y avait plus de brouillard en bas de la montagne, mais toujours pas de trace des hommes. Elle se sentit soulagée. Elle ne voulait pas avoir à s'expliquer, alors qu'elle avait un homme qui se vidait de son sang sur les bras. Il fallait le soigner, et vite.
Le Chien se précipita immédiatement à la maison de Charles et se mit à aboyer comme un diable, grattant le bois de la porte. La jeune femme se demanda quel ange gardien le possédait. Shannon ouvrit en braillant, portant son dernier né sous le bras. Lorsqu'elle vit Arlette avec l'homme, elle rentra immédiatement poser le gamin et revint dehors pour l'aider à descendre de cheval.
—Robby ! Anna ! cria-t-elle, allez vous occuper de la jument ! Julia, vas chercher tante Chelsea !
Elle aida à transporter Henry jusqu'à la table de leur grande pièce et jeta tout ce qu'il y avait dessus.
—Tu peux faire quelque chose Shannon ? l'implora la française en lui montrant la blessure à la poitrine de l'homme, j'y arriverai pas seule.
Sans répondre, Shannon s'était précipitée vers son lit pour chercher des couteaux et une aiguille. Sa surprise s'était maintenant transformée en une sorte de froideur professionnelle, qui ne l'empêchait pas de garder ses remarques habituelles.
—Putain Arlette, je croyais que tu étais allongée au dortoir, avec une épaule percée ! S'exclama-t-elle, me dis pas que t'es allée le pêcher celui-là ? T'es trempée ! Cette fois, pas d'hameçon ni de fil de pêche pour recoudre. Va me faire chauffer des bandes de tissu dans l'eau.
—Tout de suite Shannon, obéit-elle anxieusement.
La femme commença par sortir un couteau et une tige de fer qu'elle passa rapidement sous le whisky puis sous la flamme d'une bougie avant de retirer le bandage fait de morceaux de jupe.
—Aide-moi à le tenir, il fait le gosse qui dort pour l'instant, mais ça ne va pas durer quand on va lui enlever le diable qu'il a dans la chair.
Arlette accourut, elle monta sur le banc et sauta par-dessus la table pour le tenir de l'autre côté. Elle ne sentait plus la douleur à son épaule.
—Mon dieu, Arlette, tu y es allée habillée comme ça ? Plaisanta Shannon en voyant sa chemise longue qui cachait sa nudité sous son long manteau.
La jeune femme ne répondit pas. L'irlandaise venait d'enfoncer la tige de fer dans la plaie. L'homme se mit à hurler, ses bras se crispèrent et les muscles de sa poitrine aussi. Arlette tenta de le maîtriser mais elle avait du mal à le tenir tranquille. Même à deux, elles peinaient à le maîtriser. Chelsea entra à ce moment, suivit de trois de ses enfants.
—Mais qu'est-ce que tu fais ? Tu veux lui remuer la chair comme du beurre à battre ? S'écria-t-elle en voyant l'autre opérer. Gus, Frank, occupez-vous du linge à bouillir ! Julia, vas chercher plus de whisky à la maison !
Les trois enfants s'éparpillèrent, tandis que Chelsea prenait la place de Shannon. A trois, elles réussirent à l'immobiliser, et à retirer la balle. La table devint vite poisseuse et glissante de sang. Arlette avait l'impression d'en être couverte, elle ne voyait plus que ça. Elle se sentait crasseuse, sale, jusque dans ses cheveux. La fièvre la gagna à nouveau. Chelsea s'était mise à recoudre la plaie. Voyant que la jeune femme avait du mal à rester debout, Shannon lui attrapa le bras.
—Ça va, Miss ? T'en fais pas, y a pas d'artère touchée, il va s'en sortir. Je te fais du café.
Elle hocha la tête et s'assit sur le banc pour laisser les deux Irlandaises prendre la suite. Chelsea travaillait avec une précision médicale. Elle vit qu'Arlette la regardait faire et sourit.
—J'en ai recousu des plus abîmés, crois-moi.
Shannon qui s'était assise près du feu se retourna. Elle était en train de s'allumer une cigarette.
—Elle a recollé les morceaux ensemble, oui ! s'exclama-t-elle.
—En Irlande, on avait l'habitude de retrouver nos cousins ou nos frères comme ça ou pire, on nous les apportait à l'arrière de pubs ou dans des églises et on avait que quelques minutes pour les remettre en un morceau avant que les flics se pointent, ajouta Chelsea.
— Merci les filles, je n'aurais jamais réussi... commença Arlette.
Shannon se leva et lui tendit une tasse remplie d'un liquide noir qui ne ressemblait pas à du café.
—Un vrai plaisir, répondit Shannon, ramène-nous en plus souvent, du poisson avec des muscles comme ça !
—On veut bien connaître le coin où tu l'as pêché ! ajouta Chelsea en riant.
—Mais plus sérieusement... Qui c'est ?
Les deux femmes cessèrent de plaisanter. Elles la fixèrent de regards intenses. Arlette faillit en perdre son souffle. Elles ressemblaient à deux louves, l'œil perçant, méfiantes, prêtes à tout pour protéger leurs petits. Elles allaient forcément en parler à leurs maris. Elles allaient peut-être même vouloir en finir avec lui directement, avant que les hommes ne rentrent.
Arlette tourna la tête vers le blessé et se pinça les lèvres. En voyant la peur dans les yeux de la Française, Shannon poussa un juron en gaélique. Chelsea comprit presque aussi rapidement.
—C'est un Richter c'est ça ? Pourquoi tu l'as ramené ?
—C'est l'un des frères. Il était au lac, je ne pouvais pas le laisser...
—Si Arlette, tu pouvais le laisser, et mettre un terme à tout ça, la coupa Chelsea. Qu'est-ce qu'on va faire maintenant ? Sa famille va le chercher, Lloyd va le chercher. Il faut le laisser à Kenneth.
—Si Kenneth et les autres le trouvent, ils vont le tuer, protesta la jeune femme.
—Grand bien lui fasse ! Il a tué Joshua, Arlette ! cria Shannon en saisissant un revolver accroché au mur, près de la vierge de bois.
Elle pointa l'arme sur la tête du contrebandier et Arlette se mit entre elle et lui.
—Baisse-ça Shannon ! Je sais ce que je fais.
—Je ne crois pas non ! Ils ont essayé de nous tuer !
—Avec le chef de la fratrie vivant, on pourra dialoguer avec les Richter, mettre fin à ce bain de sang ! Je sais bien ce qu'ils ont fait à Joshua, c'est à moi qu'ils voulaient le faire, et seulement à moi. Joshua a été une victime innocente, c'est à moi d'en assumer les conséquences et de trouver des solutions. Aucune d'entre vous n'a envie que ça continue, je me trompe ? On ne veut pas qu'il y ait plus de blessés ou de morts. Et si on met fin aux Richter en tuant leur chef, c'est Lloyd qui aura le champ libre. Il prendra Pinewood avec la police !
Les deux femmes se regardèrent un instant.
Arlette avait raison. Cela devait prendre fin. Elles la suivraient si elle proposait quelque chose, et la couvriraient. Elle en était persuadée. Elles savaient ce à quoi menait ce genre de conflit, mais elles connaissaient aussi leurs hommes. Elles savaient qu'ils n'entendraient pas raison et qu'ils liquideraient leur ennemi dès qu'ils le verraient.
« Il ne peut pas rester ici. Je dois l'amener chez moi, à l'auberge. Je sais que je suis supposée faire la morte pour ne pas attirer l'attention. Et si les Richter voient qu'il leur manque Henry et des hommes alors que moi je suis revenue, ils vont passer ici. Vous ferez comme si vous nettoyez le rez-de-chaussée en passant pour apporter à manger et moi je resterai à l'étage sans utiliser de lumière. Je vous dédommagerai pour-
—C'est pas une question d'argent, Arlette, intervint Chelsea. On n'est pas riches, mais c'est la sécurité de nos enfants qui passe avant tout. Et Lloyd dans tout ça ?
—Louis a dû dire à Fowler que j'étais en vie, et il a dû prendre ses dispositions pour qu'ils ne viennent pas ici remuer nos affaires. On n'aura pas de soucis avec eux tant qu'Henry ne sera pas sorti au grand jour.
—Kenneth va vouloir s'assurer que tu vas bien, commenta Chelsea en regardant l'homme étendu sur la table. Il tient à toi...
La française baissa les yeux sur sa tasse d'ersatz de café et se força à en boire une gorgée. C'était de la croûte de pain grillée puis bouillie. Ça lui rappela la guerre. Sa mère mélangeait ça avec des aiguilles de pin, des noix ou de la chicorée selon ce qu'elle trouvait. Les Irlandaises avaient pourtant de quoi se payer du vrai café. On pouvait prendre goût à tout...
—Je sais, répondit-elle froidement, je ferai avec. Mais ne dites rien.
Les trois femmes consentirent à ce secret avec les enfants. C'étaient d'adorables garnements, qui s'agitaient autour d'eux pour aider, mais ils comprenaient l'importance d'une parole donnée. Ils jurèrent tous. Ils étaient tous à présent liés par la responsabilité de toutes les vies de Pinewood, eux, les oubliés des combats, les femmes et les enfants.
https://youtu.be/AeR7zo2zfKM
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