Chapitre 10 | Partie 3 : A Man of Constant Sorrow


HENRY

La voiture passa au pas devant les deux gardes-chasse. Le regard d'Henry croisa simplement celui de l'adjoint et ils se saluèrent. Les deux hommes ouvrirent la barricade et l'auto passa sur le pont couvert. 

Danny lança un sourire à son frère en regardant les deux hommes disparaître dans le rétroviseur. Les gardes-chasses avaient toujours été des amis de la famille. Danny sortit de la poche intérieure de sa veste le sachet de papier dans lequel se baladaient des pilules blanches et un flacon en verre.

—Tu crois que ça a bon goût ?

—C'est pour ton fils, Danny, commence pas à le boire.

—Martha va encore me passer un savon pour avoir passé la nuit dehors...

—On avait du travail.

— Son vieux bourgeois de père va dire que j'ai bu toute la nuit et que j'ai dépensé ma paye chez le bookmaker à Portland... et elle va le croire...

—Il est bien renseigné le vieux March, tu crois qu'il mise sur qui au prochain match ? Panama Al Brown ?

—Tu penses qu'il joue aussi ? Et ce vieux puant ose me faire la morale devant sa fille...

—Le bookmaker m'a dit l'avoir vu. Il traine aussi chez Melvin à Bangor. Tu veux un dossier sur ton beau-père, Dan ?

—Putain, Henry non. Mais il a raison le beau-père... si je passais plus de temps à m'occuper de Martha et de Charles, le petit ne tomberait pas tout le temps malade. On a des voitures maintenant. Pourquoi je peux même pas amener mon gosse en ville pour lui acheter un manteau ?

—Hum...

—T'es son oncle aussi, tu pourrais faire semblant d'en avoir quelque chose à faire !

—La ferme Danny.

Henry n'était pas d'humeur à se disputer avec son frère. Son neveu, Charles, s'était mis à tousser et à avoir de la fièvre quelques semaines auparavant. Henry n'osait pas en parler, mais ça ressemblait à la pneumonie qu'avait eue leur mère. Si c'était le cas, il n'y avait rien à faire. Il avait au moins laissé Danny chercher un remède en ville, pendant que lui faisait charger la marchandise aux bateaux qui partaient de Bangor pour aller jusqu'à Portland. 

Les affaires allaient mieux, bientôt Danny pourrait payer un vrai médecin. Et il pourrait rembourser ce qu'il devait à son beau-père, la tête haute. Henry regarda son petit-frère avec appréhension. Est-ce qu'il serait capable de tenir le coup quand ils en finiraient avec Lloyd ? Est-ce qu'il serait prêt à aller jusqu'au bout ?

 Ces questions étaient en vérité destinées à lui-même plus qu'à son frère. Danny avait fait ses preuves en tant que chef d'équipe, et son tableau de chasse d'hommes de Lloyd attrapés commençait à rattraper le sien. Henry avait l'impression qu'il ne pourrait pas tirer lorsqu'il se retrouverait face à l'homme qu'il avait côtoyé et avec qui il avait commercé pendant des années. Cette crainte était née peu de temps auparavant, après ce que Gary avait fait à Pinewood. 

Depuis qu'il avait vu la main dépasser du brancard, il n'arrêtait pas de penser au meurtre. « Éliminer » ou « commettre un meurtre », ces deux termes s'étaient brusquement associés dans son esprit et il n'arrivait plus à mettre des mots derrière ces expressions qu'il avait toujours dissocié. Allait-il éliminer ou assassiner Lloyd ? C'était dans ces moments qu'il aurait préféré entendre la voix de Walter lui rappelait que « tuer » était la seule chose qui importait.

Les ennuis de la famille ne s'arrêtaient pas à ses simples états d'âme. Jessy était devenue un véritable poison à la maison. 

Elle avait passé la journée à parler à Betty de la ville, alors que la gamine pleurait la mort de son amie. Elle répétait qu'en ville, les hommes étaient plus civilisés, qu'ils ne tuaient pas des femmes innocentes, que Betty trouverait là-bas un mari bon et respectable, pas comme son assassin de frère. Elle parlait sans arrêt de ses « amis » à Chicago. 

Il l'avait entendu depuis le salon, alors qu'elle avait passé la soirée à les appeler. Il ne savait pas ce qu'elle avait l'intention de faire, ou combien de temps elle resterait, mais le plut tôt elle partirait, le mieux ce serait pour Betty. Elle avait perdu l'appétit depuis la disparition de l'héritière Mangel. 

Sa petite sœur était certainement entrée dans sa phase de reproches contre le monde entier. Elle s'enfermait dans sa chambre et n'en sortait que pour regarder Henry méchamment, d'un air plein de ressentiment. Elle ne parlait plus, elle soupirait, le cœur gros, et glissait contre les murs pour éviter de le croiser. Ce n'était pas un silence sain, pas le silence de la sagesse. 

Tôt ou tard, elle devrait vomir toute cette haine et ce désespoir avant qu'ils ne rongent ses viscères. Les arbres passaient devant eux de plus en plus rapidement.

—Tu roules trop vite Henry, on va passer dans le décor.

—Ça va aller.

Tout allait beaucoup trop vite de toute façon. Les événements s'enchaînaient sans pause. Cela faisait des années qu'il ne s'était pas retrouvé dans cette situation. Il en avait même arrêté de boire. Il se mettait à faire de choses sans réfléchir lorsqu'il se sentait acculé comme ça, et l'alcool ne l'aidait pas à garder son sang-froid. 

Il avait décidé de faire le passage de la cargaison jusqu'à Bangor avec Danny pour sortir de l'atmosphère viciée de la maison. Danny était le seul qui lui parlait encore. Devin se contentait de lui obéir, mais son œil était plein de mépris. Henry savait à présent qu'il avait des contacts avec Pinewood. Il avait été voir ces Irlandais, cet abruti. Il avait senti sur lui leur odeur de whisky d'import de ces mangeurs de patates. 

En y repensant, il accéléra un peu plus. Son propre frère qui allait traiter avec eux... Devin était apparu la veille, ses vêtements trempés de l'humidité de la forêt, annonçant qu'Arlette Mangel était bien décédée. Il avait fait tout le chemin à pied, et il s'était planté dans la cuisine devant tout le monde pour lui annoncer la nouvelle. Qu'est-ce qu'il attendait ? Des larmes ? Un semblant de tristesse ou de remords pour s'assurer de l'humanité de son frère ? Henry ne lui avait offert que la sinistre réponse du silence. Il savait déjà, il avait déjà vu le brancard. Il n'avait aucune émotion à offrir à son frère. 

Le soir même, il était allé près de l'étang de Pinewood et il y avait attendu la brume. C'était ainsi qu'il avait toujours vu les fantômes des morts, sur les rives, au crépuscule. Mais ce soir-là, il n'en avait pas vu. Peut-être avait-elle rejoint l'autre monde sans attendre, car elle n'était pas venue. Il n'avait rien vu dans l'eau, pas de dame du lac au teint pâle et aux cheveux de feu. Peut-être que les immigrés ne rejoignaient pas les eaux comme les habitants de cette région, s'était-il demandé. 

Il avait déjà vu sa mère, son père et d'autres personnes au fond de cet étang. Parfois on les voyait dans l'eau, parfois c'était dans la brume. Est-ce qu'elle aurait eu les cheveux roux flamboyants dans l'eau, s'était-il demandé, ou se seraient-ils teintés de couleurs plus sombres et fades dans la mort, comme la fourrure des renards entre deux saisons ?

—Qu'est-ce que c'est que ça ? S'inquiéta Danny.

Il sortit de sa rêverie et leva les yeux. Une colonne de fumée s'élevait au-dessus des arbres.

—Ça vient de la ferme ! S'écria-t-il en appuyant sur l'accélérateur.

Ils franchirent la forêt rapidement et arrivèrent devant la maison dont la porte était grande ouverte. Henry arrêta la voiture, Danny sortit en courant et entra. La grange était en feu. Toute la réserve d'alcool avait explosé. Ces putains d'Irlandais étaient certainement venus se venger.

—Henry, dépêche-toi !

Il accourut. En entrant, il découvrit Devin allongés sur le ventre, au milieu de la pièce. Il respirait. Il avait seulement reçu un coup à la tête. Samuel était allongé un peu plus loin, on l'avait frappé à son genou blessé et il essayait de se relever.

—C'est Jessy, cria-t-il. Elle est partie avec trois hommes, ils ont pris l'argent et ils ont emmené Betty !

—Où est passé Gary ? Il était censé garder la maison ! éclata Henry en courant vers lui pour l'aider à se relever.

Samuel l'attrapa de sa large main et le regarda droit dans les yeux.

—Les Irlandais sont venus le chercher. Ils ont incendié toute la réserve. On a essayé de les arrêter, mais quand on a vu les voitures arriver pour Jessy, on est retournés à la maison. Elle a kidnappé Betty, faut la rattraper !

—Quand est-ce qu'elles sont parties ? Vers où ?

—Vers le nord, dix minutes avant que vous n'arriviez, ils vont passer la frontière, Henry !

Les regards des deux frères se croisèrent une seconde. Danny fonça dans la remise et en ramena deux fusils de chasse. Ils remontèrent en voiture et se foncèrent vers Pinewood.

—Ils vont prendre la nouvelle route, souffla Henry en tournant le volant, pendant que Danny chargeait les armes et sortait son pistolet.

—C'est qui ces types, bordel ? Pourquoi ils ont pris Betty ?

—Les « amis » de Jessy. J'aurais dû m'en douter... Comme la dernière fois, elle voulait juste prendre du fric pour relancer son petit business dans une autre ville...

—Quel business, Henry ?

—Un bordel. C'est pour ça qu'elle a pris Betty. Ne fais pas comme si tu le découvrais. Notre sœur est une putain. Betty était trop jeune la fois précédente, c'est pour ça qu'elle l'a laissé. Si elles passent la frontière, on ne les retrouvera jamais.

—Alors fonce. S'ils veulent traverser, ils vont être obligés de prendre un bateau quelque part ou de passer par la forêt.

Ils arrivèrent sur la nouvelle route qui traversait la propriété de Pinewood. Il réfléchit une seconde.

—Le plus tôt ils traverseront sera le mieux pour Jessy... Je sais où ils vont s'arrêter. Prépare-toi, on arrive bientôt.

La voiture filait à toute allure sur la terre bien lisse, ils virent bientôt une torpédo arrêtée sur le bord de la route. Deux hommes en sortirent, armés de revolvers.

—C'est eux... Ils sont encore là, regarde !

—A couvert, Danny !

Il fit un écart sur la route alors qu'ils se mettaient à tirer et plaça la voiture en travers pour qu'ils puissent s'y abriter. Une balle passa dans le pare-brise, Henry se baissa sur le volant. Ils n'avaient qu'une demi-seconde pour sortir. Il saisit un fusil et ouvrit la portière tout en tirant. Les deux frères se retrouvèrent sur le flanc de la voiture, couverts par le feu ennemi.

—Tu vois Betty ou Jessy ? demanda Danny entre deux tirs.

—Y a que deux types, Jessy et le troisième sont sûrement partis en avant. Betty doit être encore dans la voiture, fais gaffe.

—Comment on fait ?

Henry lança un regard à son frère. Les deux hommes étaient aussi bien retranchés qu'eux, et ils ne pouvaient tirer à tout va, car ils risquaient de blesser Betty. Et plus ils tardaient, plus Jessy s'éloignait. Il serra les dents et jeta un œil aux deux hommes. 

Ce n'était pas de vrais gangsters. Ils se prenaient pour des durs dans leurs costumes noirs avec leur torpédo rutilante, mais ils avaient les visages trop lisses pour avoir déjà mordu du pavé. Jessy n'était pas douée dans ses fréquentations, mais elle n'attirait pas le genre de vermine qui représentait un réel danger. Avec un peu de chance, ils n'étaient pas de bons tireurs. Il fallait se lancer.

— Recharge. C'est bon ? Donnes moi le revolver. Toi tu me couvres, occupe celui de droite.

—Henry, non ! s'écria Danny.

Son frère s'était déjà lancé. Il se releva et courut immédiatement en direction de celui qui était à gauche, tandis que Danny se levait à son tour pour obliger celui de droite à se cacher derrière l'auto. Henry tira trois coups. Le premier partit dans la forêt, le deuxième atteint la voiture, le troisième fit sauter l'oreille de l'homme. 

Il lâcha son arme dans un hurlement d'horreur. Henry traversa la route et passa derrière la voiture pour tirer sur le deuxième qu'il atteignit à la jambe. Son frère se précipita à ses côtés pour prendre les armes des deux malfrats. Il regarda dans la voiture. Betty était allongée sur la banquette arrière, inconsciente.

—Putain les enfoirés, commença Danny, on va te sortir de là Betty !

Henry s'agrippa soudainement à la voiture et posa une main sur l'épaule de son frère. Il tremblait mais son regard était aussi dur que la pierre.

—Danny, occupe-toi d'elle, je vais chercher Jessy...

Il rechargea le revolver et partit dans les bois, suivant les traces de bottes dans la boue. Il n'entendit pas si Danny lui répondait. Il n'avait pas le temps de se laisser emplir par les doutes. Il marchait rapidement, se préparant à l'effort qu'il lui faudrait pour monter la pente raide qui menait au lac. 

Il s'essouffla rapidement et se remit à serrer les dents en s'appuyant contre un arbre. Il regarda son gilet sans manche noir sur lequel une tâche plus sombre avait commencé à apparaître. Le sang chaud coulait de plus en plus abondamment. C'est juste une égratignure, tenta-t-il de se persuader.

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